73 Sept propos sur le septième ange
« Sept propos sur le septième ange », in Brisset (J.-P.), La Grammaire logique, Paris, Tchou, 1970, pp. 9-57.
I
La Science de Dieu et, pour une bonne part, La Grammaire logique se donnent comme une recherche sur l’origine des langues. Recherche traditionnelle pendant des siècles, mais qui, depuis le xixe siècle, a été dérivée peu à peu du côté du délire. Soit une date symbolique pour cette exclusion : le jour où les savantes sociétés ont refusé les mémoires consacrés à la langue primitive.
Mais, dans cette longue dynastie, un beau jour exilée, Brisset occupe une place singulière, et joue les perturbateurs. Tourbillon soudain, parmi tant de délires doux.
II. LE PRINCIPE DE NON-TRADUCTION
Il est dit dans l’Avertissement de La Science de Dieu : < Le présent ouvrage ne peut être entièrement traduit. > Pourquoi ? L’affirmation ne manque pas d’étonner, venant de qui recherche l’origine commune à toutes les langues. Cette origine n’est-elle pas constituée, comme le veut une tradition singulièrement illustrée par Court de Gébelin, d’un petit nombre d’éléments simples liés aux choses mêmes et demeurés sous forme de traces dans toutes les langues du monde? Ne peut-on — directement ou non — ramener à elle tous les éléments d’une langue? N’est-elle pas ce en quoi n’importe quel idiome peut être retraduit et ne forme-t-elle pas un ensemble de points par lesquels toutes les langues du monde actuel ou passé communiquent? Elle est l’élément de l’universelle traduction : autre par rapport à toutes les langues et la même en chacune d’elles.
Or ce n’est point vers cette langue suprême, élémentaire, immédiatement expressive que se dirige Brisset. Il reste sur place, avec et dans la langue française, comme si elle était à elle-même sa propre origine, comme si elle avait été parlée du fond des temps, avec les mêmes mots, ou peu s’en faut, distribués seulement dans un ordre différent, bouleversés par des métathèses, ramassés ou distendus par des dilatations et des contractions. L’origine du français, ce n’est point pour Brisset ce qui est antérieur au français; c’est le français jouant sur lui-même, et tombant là, à l’extérieur de soi, dans une poussière ultime qui est son commencement.
Soit la naissance du pouce : « Ce pouce = ce ou ceci pousse. Ce rapport nous dit que l’on vit le pouce pousser, quand les doigts et les orteils étaient déjà nommés. Pous ce = prends cela. On commence à prendre les jeunes pousses des herbes et des bourgeons quand le pouce, alors jeune, se forma. Avec la venue du pouce, l’ancêtre devint herbivore. > A vrai dire, il n’y a pas pour Brisset une langue primitive qu’on pourrait mettre en correspondance avec les divers éléments des langues actuelles, ni même une certaine forme archaïque de langue dont on pourrait faire dériver, point par point, celle que nous parlons ; la primitivité est plutôt pour lui un état fluide, mobile, indéfiniment pénétrable du langage, une possibilité d’y circuler en tous sens, le champ libre à toutes les transformations, renversements, découpages, la multiplication en chaque point, en chaque syllabe ou sonorité, des pouvoirs de désignation. A l’origine, ce que Brisset découvre, ce n’est pas un ensemble limité de mots simples fortement attachés à leur référence, mais la langue telle que nous la parlons aujourd’hui, cette langue elle-même à l’état de jeu, au moment où les dés sont jetés, où les sons roulent encore, laissant voir leurs faces successives. En ce premier âge, les mots bondissent hors du comet décisif, et sans cesse sont repris par lui, retombant à nouveau, chaque fois selon de nouvelles formes et suivant des règles différentes de décomposition et de regroupement : < Le démon = le doigt mien. Le démon montre son dé, son dais, ou son dieu, son sexe... La construction inverse du mot démon donne : le mon dé = le mien dieu. Le monde ai = je possède le monde. Le démon devient ainsi le maître du monde en vertu de sa perfection sexuelle... Dans son sermon, il appelait son serf: le serf mon. Le sermon est un serviteur du démon. Viens dans le lit mon : le limon était son lit, son séjour habituel. C’était un fort sauteur et le premier des saumons. Voir le beau saut mon. » Dans le langage en émulsion, les mots sautent au hasard, comme dans les marécages primitifs nos grenouilles d’ancêtres bondissaient selon les lois d’un sort aléatoire. Au commencement étaient les dés. La redécouverte des langues primitives n’est point le résultat d’une traduction; c’est le parcours et la répétition du hasard de la langue.
C’est pourquoi Brisset était si fier d’avoir démontré que le latin n’existait pas. Si latin il y avait eu, il faudrait bien remonter du français actuel vers cette autre langue différente de lui et dont il serait dérivé selon des schémas déterminés; et, au-delà, il faudrait encore remonter vers l’état stable d’une langue élémentaire. Supprimé le latin, le calendrier chronologique disparaît; le primitif cesse d’être l’antérieur; il surgit comme les chances, soudain toutes retrouvées, de la langue.
III. l’enveloppement à l’infini
Lorsque Duret, de Brosses, ou Court de Gébelin cherchaient à restituer l’état primitif des langues, ils reconstituaient un ensemble limité de sons, de mots, de contenus sémantiques et de règles de syntaxe. Pour former la racine commune de toutes les langues du monde, et pour se retrouver encore aujourd’hui en chacune d’elles, il fallait bien que cet idiome fût pauvre en éléments et limité dans ses lois de construction. À la limite, c’est un seul cri (un seul cri se différenciant de tout autre bruit ou s’opposant à un autre son articulé) qui est au sommet de la pyramide. La langue primitive est traditionnellement conçue comme un code pauvre. Celle de Brisset est au contraire un discours illimité dont la description ne peut jamais être achevée. Et cela pour plusieurs raisons.
Son analyse ne ramène pas un terme contemporain à un élément premier qu’on pourrait retrouver ailleurs et plus ou moins déguisé : elle fait exploser successivement le mot en plusieurs combinaisons élémentaires, si bien que sa forme actuelle découvre, lorsqu’on la décompose, plusieurs états archaïques; ceux-ci, à l’origine, différaient les uns des autres, mais, par des jeux de tassements, de contractions, de modifications phonétiques propres à chacun, ils ont fini par converger tous vers une seule et même expression qui les regroupe et les contient. C’est à la science de Dieu de les faire réapparaître et de tourner comme un grand anneau multicolore autour du mot analysé. Ainsi pour l’expression < en société > : < En ce eau sieds-té = sieds-toi en cette eau. En seau sieds-té, en sauce y était ; il était dans la sauce, en société. Le premier océan était un seau, une sauce, ou une mare, les ancêtres y étaient en société. > On est à l’opposé du procédé qui consiste à chercher une même racine pour plusieurs mots; il s’agit, pour une unité actuelle, de voir proliférer les états antérieurs qui sont venus cristalliser en elle. Replacée dans le vaste liquide primitif, toute expression actuelle révèle les facettes multiples qui l’ont formée, la limitent et desssinent pour le seul regard averti son invisible géométrie.
En outre, un même mot peut repasser plusieurs fois au filtre de l’analyse. Sa décomposition n’est pas univoque ni acquise une fois pour toutes. Il arrive bien souvent que Brisset la reprenne, et plusieurs fois, ainsi le verbe < être >, analysé tantôt à partir d’< avoir >, tantôt à partir de < sexe >. À la limite, on pourrait imaginer que chaque mot de la langue peut servir à analyser tous les autres ; qu’ils sont tous, les uns pour les autres, principes de destruction; que la langue tout entière se décompose à partir d’elle-même; qu’elle est son propre filtre, et son propre état originaire; qu’elle est, dans sa forme actuelle, le résultat d’un jeu dont les éléments et les règles sont à peu de chose près empruntés à cette forme actuelle qui est celle justement que nous parlons. Si nous faisions passer n’importe quel mot d’aujourd’hui au filtre de tous les autres, il aurait autant d’origines qu’il y a d’autres mots dans la langue. Et, bien plus encore, si on se rappelle que chaque analyse donne, en groupe inséparable, plusieurs décompositions possibles. La recherche de son origine, selon Brisset, ne resserre pas la langue : elle la décompose et la multiplie par elle-même.
Enfin, dernier principe de prolifération : ce qu’on découvre, dans l’état premier de la langue, ce n’est pas un trésor, même fort riche, de mots; c’est une multiplicité d’énoncés. Sous un mot que nous prononçons, ce qui se cache, ce n’est pas un autre mot, ni même plusieurs mots soudés ensemble, c’est, la plupart du temps, une phrase ou une série de phrases. Voici la double étymologie — et admirons justement la double gémellité — d’origine et d'imagination : < Eau rit, ore ist, oris. J’is noeud, gine. Oris = gine = la gine urine, l’eau rit gine. Au rige ist noeud. Origine. L’écoulement de l’eau est à l’origine de la parole. L’inversion de oris est rio, et rio ou rit eau, c’est le ruisseau. Quant au mot gine, il s’applique bientôt à la femelle : tu te limes à gine? Tu te l’imagines. Je me lime, à gine est? Je me l’imaginais. On ce, l’image ist né; on ce, lime a gine ai, on se l’imaginait. Lime a gine à sillon; l’image ist, noeud à sillon; l'image ist, n'ai à sillon. > L’état premier de la langue, ce n’était donc pas un ensemble définissable de symboles et de règles de construction ; c’était une masse indéfinie d’énoncés, un ruissellement de choses dites : derrière les mots de notre dictionnaire, ce que nous devons retrouver ce ne sont point des constantes morphologiques, mais des affirmations, des questions, des souhaits, des commandements. Les mots, ce sont des fragments de discours tracés par eux- mêmes, des modalités d’énoncés figées et réduites au neutre. Avant les mots, il y avait les phrases; avant le vocabulaire, il y avait les énoncés ; avant les syllabes et l’arrangement élémentaire des sons, il y avait l’indéfini murmure de tout ce qui se disait. Bien avant la langue, on parlait. Mais de quoi parlait-on? Sinon de cet homme qui n’existait pas encore puisqu’il n’était doté d’aucune langue; sinon de sa formation, de son lent arrachement à l’animalité ; sinon du marécage auquel échappait avec peine son existence de têtard? De sorte que sous les mots de notre langue actuelle se font entendre des phrases - prononcées dans ces mêmes mots ou presque — par des hommes qui n’existaient pas encore et qui parlaient de leur naissance future. Il s’agit, dit Brisset, de < démontrer la création de l’homme avec des matériaux que nous allons prendre dans ta bouche, lecteur, où Dieu les avait placés avant que l’homme fut créé >. Création double et entrecroisée de l’homme et des langues, sur fond d’un immense discours antérieur.
Chercher l’origine des langues pour Brisset, ce n’est pas leur trouver un principe de formation dans l’histoire, un jeu d’éléments révélables qui assurent leur construction, un réseau d’universelle communication entre elles. C’est plutôt ouvrir chacune sur une multiplicité sans limites ; définir une unité stable dans une prolifération d’énoncés; retourner l’organisation du système vers l’extériorité des choses dites.
IV. LE BRUIT DES CHOSES DITES
« Voici les salauds pris ; ils sont dans la sale eau pris, dans la salle aux prix. Les pris étaient les prisonniers que l’on devait égorger. En attendant le jour des pris, qui était aussi celui des prix, on les enfermait dans une salle, une eau sale, où on leur jetait des saloperies. Là on les insultait, on les appelait salauds. Le pris avait du prix. On le dévorait, et, pour tendre un piège, on offrait du pris et du prix : c’est du prix. C’est duperie, répondait le sage, n’accepte pas de prix, 6 homme, c’est duperie. >
On le voit bien : il ne s’agit pas, pour Brisset, de réduire le plus possible la distance entre saloperie et duperie, pour rendre vraisemblable qu’on ait pu la franchir. D’un mot à l’autre, les épisodes fourmillent — des batailles, des victoires, des cages et des persécutions, des boucheries, des quartiers de chair humaine vendus et dévorés, des sages sceptiques, accroupis et boudeurs. L’élément commun aux deux mots — < pri » — n’assure pas le glissement de l’un à l’autre, puisqu’il est lui-même dissocié, relancé plusieurs fois, investi de rôles et chargé de sons différents : flexion du verbe prendre, abréviation de prisonnier, somme de monnaie, valeur d’une chose, récompense aussi (qu’on donne le jour du prix). Brisset ne rapproche pas les deux mots saloperie-duperie : il les éloigne l’un de l’autre, ou plutôt hérisse l’espace qui les sépare d’événements divers, de figures improbables et hétérogènes; il le peuple du plus grand nombre de différences possible. Mais il ne s’agit pas non plus de montrer comment s’est formé le mot saloperie ou le mot duperie. Le premier, par exemple, est déjà presque tout donné d’entrée de jeu : < Voilà les salauds pris > ; il suffirait d’une désinence pour qu’il soit formé et qu’il se mette à exister. Mais il se décompose au contraire, disparaît presque - sale eau, salle - pour resurgir soudain tout formé et chargé du sens que nous lui donnons aujourd’hui : < On leur jetait des saloperies. > Non point lente genèse, acquisition progressive d’une forme et d’un contenu stables, mais apparition et disparition, clignotement du mot, éclipse et retour périodique, surgissement discontinu, fragmentation et recomposition.
En chacune de ses apparitions, le mot a une nouvelle forme, il a une signification différente, il désigne une réalité autre. Son unité n’est donc ni morphologique, ni sémantique, ni référentielle. Le mot n’existe que de faire corps avec une scène dans laquelle il surgit comme cri, murmure, commandement, récit; et son unité, il la doit d’une part au fait que, de scène en scène, malgré la diversité du décor, des acteurs et des péripéties, c’est le même bruit qui court, le même geste sonore qui se détache de la mêlée, et flotte un instant au-dessus de l’épisode, comme son enseigne audible; d’autre part, au feit que ces scènes forment une histoire, et s’enchaînent de façon sensée selon les nécessités d’existence des grenouilles ancestrales. Un mot, c’est le paradoxe, le miracle, le merveilleux hasard d’un même bruit que, pour des raisons différentes, des personnages différents, visant des choses différentes, font retentir tout au long d’une histoire. C’est la série improbable du dé qui, sept fois de suite, tombe sur la même face. Peu importe qui parle, et, quand il parle, pour quoi dire, et en employant quel vocabulaire : le même cliquetis, invraisemblablement, retentit.
« Voici les salauds pris > : ai de guerre sans doute de nos ancêtres nageurs, rugissement de la victoire. Aussitôt, la rumeur de la bataille se répand : les messagers tout autour d’eux racontent la défaite des ennemis et comment on s’est emparé d’eux — dans la sale eau; murmure des grenouilles autour du marécage, froissement des roseaux au soir de la bataille, coassante nouvelle. Retentit alors le mot d’ordre; on hâte les préparatifs, les cages s’entrouvent et se referment, et, sur le passage des captifs, la foule aie : < Dans la salle aux pris, dans la salle aux pris. > Mais les affamés, les avides, les avares, tous les marchands de la têtarde cité pensent plutôt à la viande et au marché ; autres désirs, autres mots, même brouhaha : < Salle aux prix. > Les vaincus sont enfermés dans la région la plus fangeuse du marécage ; mais quel narrateur, quelle grenouille vigilante, quel vieux saibe de l’herbe et de l’eau, ou encore quel penseur d’aujourd’hui, assez avancé dans l’intemporelle science de Dieu, note rêveusement qu’il s’agit là d’une bien sale eau et qu’on jette aux captifs des saloperies? Cependant, aux grilles de la prison, la foule bave et aie : < Salauds! > Et voilà qu’au-dessus de ces inveaives multiples, de ces scènes bariolées traversées de ais de guerre se met à tourner la grande forme ailée, majestueuse, acharnée et noire de la saloperie elle-même. Bruit unique. Saloperie des guerres, et des viaoires dans la boue. Saloperie de la foule en fête injuriant les captifs. Saloperie des prisons. Saloperies des récompenses distribuées, saloperie des marchés où s’achète la viande des hommes. Ce qui fait l’essence du mot, sa forme et son sens, son corps et son âme, c’est partout ce même bruit, toujours ce même bruit.
Quand ils partent à la recherche de l’origine du langage, les rêveurs se demandent toujours à quel moment le premier phonème s’est enfin arraché au bruit, introduisant d’un coup et une fois pour toutes, au-delà des choses et des gestes, l’ordre pur du symbolique. Folie de Brisset qui raconte, au contraire, comment des discours pris dans des scènes, dans des luttes, dans le jeu incessant des appétits et des violences, forment peu à peu ce grand bruit répétitif qui est le mot, en chair et en os. Le mot n’apparaît pas quand cesse le bruit ; il vient à naître avec sa forme bien découpée, avec tous ses sens multiples, lorsque les discours se sont tassés, recroquevillés, écrasés les uns vers les autres, dans la découpe sculpturale du bruissement. Brisset a inventé la définition du mot par Yhomophonie scénique.
V. LA FUITE DES IDÉES
Comme R. Roussel, comme Wolfson, Brisset pratique systématiquement l’à-peu-près. Mais l’important est de saisir où et de quelle manière joue cet à-peu-près.
Roussel a utilisé successivement deux procédés. L’un consiste à prendre une phrase, ou un élément de phrase quelconque, puis à la répéter, identique, sauf un léger accroc qui établit entre les deux formulations une distance où l’histoire tout entière doit se précipiter. L’autre consiste à prendre, selon le hasard où il s’offre, un fragment de texte, puis, par une série de répétitions transformantes, à en extraire une série de motifs tout à fait différents, hétérogènes entre eux, et sans lien sémantique ni syntaxique : le jeu est alors de tracer une histoire qui passe par tous les mots ainsi obtenus comme par autant d’étapes obligées. Chez Roussel, comme chez Brisset, il y a antériorité d’un discours trouvé au hasard ou anonymement répété; chez l’un et chez l’autre, il y a série, dans l’interstice des quasi-identités, d’apparitions de scènes merveilleuses avec lesquelles les mots font corps. Mais Roussel fait surgir ses mains, ses rails en mou de veau, ses automates cadavériques dans l’espace, étrangement vide et si difficile à combler, qui est ouvert, au coeur d’une phrase arbitraire, par la blessure d’une distance presque imperceptible. La faille d’une différence phonologique (entre p et b, par exemple) ne donne pas lieu, pour lui, à une simple distinction de sens, mais à un abîme presque infranchissable qu’il faut tout un discours pour réduire; et quand, d’un bord de la différence, on s’embarque vers l’autre, nul n’est sûr, après tout, que l’histoire parviendra bien à cette rive si proche, si identique. Brisset lui, saute, en un instant plus bref que toute pensée, d’un mot à l’autre : salaud, sale eau, salle aux prix, salle aux pris(onniers), saloperie; et le moindre de ces bonds minuscules qui changent à peine le son fait surgir chaque fois tout le bariolage d’une scène nouvelle : une bataille, un marécage, des prisonniers égorgés, un marché d’anthropophages. Autour du son qui demeure aussi proche que possible de son axe d’identité, les scènes tournent comme à la périphérie d’une grande roue; et ainsi appelées chacune à son tour par des cris presque identiques, qu’elles sont chargées de justifier et en quelque sorte de porter elles-mêmes, elles forment, d’une manière absolument équivoque, une histoire de mots (induite en chacun de ses épisodes par le léger, l’inaudible glissement d’un mot à l’autre) et l’histoire de ces mots (la suite des scènes, d’où ces bruits sont nés, se sont élevés, puis figés pour former des mots).
Pour Wolfson, l’à-peu-près est un moyen de retourner sa propre langue comme on retourne un doigt de gant; de passer de l’autre côté au moment où elle arrive sur vous, et où elle va vous envelopper, vous envahir, se faire ingurgiter de force, vous remplir le corps d’objets mauvais et bruyants, et retentir longtemps dans votre tête. C’est le moyen de se retrouver soudain à l’extérieur, et d’entendre enfin hors patrie (hors marne, pourrait-on dire) un langage neutralisé. L’à-peu-près assure, selon le furtif point de contact sonore, l’affleurement sémantique, entre une langue maternelle qu’il faut à la fois ne pas parler et ne pas entendre (alors que de toutes parts elle vous assiège) et des langues étrangères enfin lisses, calmes et désarmées. Grâce à ces ponts légers jetés d’une langue à l’autre, et savamment calculés d’avance, la fuite peut être instantanée, et l’étudiant en langue psychotique, à peine assailli par le furieux idiome de sa mère, fait retraite à l’étranger et n’entend plus enfin que des mots apaisés. L’opération de Brisset est inverse : autour d’un mot quelconque de sa langue, aussi gris qu’on peut le trouver dans le dictionnaire, il convoque, à grands cris allitératifs, d’autres mots dont chacun traîne derrière lui les vieilles scènes immémoriales du désir, de la guerre, de la sauvagerie, de la dévastation — ou les petites criailleries des démons et des grenouilles, sautillant au bord des marécages. Il entreprend de restituer les mots aux bruits qui les ont fait naître, et de remettre en scène les gestes, les assauts, les violences dont ils forment comme le blason maintenant silencieux. Rendre le thesaurus linguae gallicae au vacarme primitif; retransformer les mots en théâtre; replacer les sons dans ces gorges coassantes; les mêler à nouveau à tous ces lambeaux de chair arrachés et dévorés; les ériger comme un rêve terrible, et contraindre une fois encore les hommes à l’agenouillement : < Tous les mots étaient dans la bouche, ils ont dû y être mis sous une forme sensible, avant de prendre une forme spirituelle. Nous savons que l’ancêtre ne pensait pas d’abord à offrir un manger, mais une chose à adorer, un saint objet, une pieuse relique qui était son sexe le tourmentant. >
Je ne sais si les psychiatres, dans les vertigineux tournoiements de Brisset, reconnaîtraient ce qu’ils appellent traditionnellement la < fuite des idées >. Je ne pense pas, en tout cas, qu’on puisse analyser Brisset comme ils analysent ce symptôme : la pensée, disent-ils, captivée par le seul matériau sonore du langage, oubliant le sens et perdant la continuité rhétorique du discours, saute, par l’intermédiaire d’une syllabe répétée d’un mot à un autre, laissant filer tout ce cliquetis sonore comme une mécanique folle. Brisset — et plus d’un sans doute à qui l’on prête ce symptôme — fait l’inverse : la répétition phonétique ne marque pas, chez eux, la libération totale du langage par rapport aux choses, aux pensées et aux corps; elle ne révèle pas sur le discours un état d’apesanteur absolue; elle enfonce au contraire les syllabes dans le corps, elle leur redonne fonction de cris et de gestes ; elle retrouve le grand pouvoir plastique qui vocifère et gesticule; elle replace les mots dans la bouche et autour du sexe ; elle fait naître et s’effacer dans un temps plus rapide que toute pensée un tourbillon de scènes frénétiques, sauvages ou jubilatoires, d’où les mots surgissent et que les mots appellent. Ils sont l’< Évohé! > multiple de ces bacchanales. Plutôt que d’une fuite des idées à partir d’une itération verbale, il s’agit d’une scénographie phonétique indéfiniment accélérée.
VI. LES TROIS PROCÉDÉS
Deleuze a dit admirablement : < La psychose et son langage sont inséparables du * procédé linguistique ’, d'un procédé linguistique. C’est le problème du procédé qui, dans la psychose, a remplacé le problème de la signification et du refoulement > (préface à Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Gallimard, 1970, p. 23). Il se met à jouer lorsque des mots aux choses le rapport n’est plus de désignation, d’une proposition à une autre le rapport n’est plus de signification, d’une langue à ime autre (ou d’un état de langue à un autre) le rapport n’est plus de traduction. Le procédé, c’est d’abord ce qui manipule les choses imbriquées dans les mots, non point pour les en séparer et restituer au langage son pur pouvoir de désignation, mais pour purifier les choses, les aseptiser, écarter toutes celles qui sont chargées d’un pouvoir nocif, conjurer la < mauvaise matière malade >, comme dit Wolfson. Le procédé, c’est aussi ce qui, d’une proposition à l’autre, si proches qu’elles soient, plutôt que de découvrir une équivalence significative, construit toute une épaisseur du discours, d’aventures, de scènes, de personnages et de mécaniques qui effectuent eux-mêmes la translation matérielle : espace roussellien de l’entre-deux phrases. Enfin, le procédé — et cela à l’extrême opposé de toute traduction — décompose un état de langue par un autre, et de ces ruines, de ces fragments, de ces tisons encore rouges bâtit un décor pour rejouer les scènes de violence, de meurtre et d’anthropophagie. Nous voilà revenus à l’impure absorption. Mais il s’agit d’une spirale - non d’un cercle; car nous ne sommes plus au même niveau; Wolfson craignait que, par l’intermédiaire des mots, le mauvais objet maternel n’entre dans son corps; Brisset feit jouer la dévoration des hommes sous la griffe des mots redevenus sauvages.
À coup sûr, aucune des trois formes du procédé n’est tout à fait absente chez Wolfson, chez Roussel et chez Brisset. Mais chacun d’eux accorde un privilège à l’une d’entre elles selon la dimension du langage que leur souffrance, leur précaution ou leur allégresse ont exclu en première instance. Wolfson souffre de l’intrusion de tous les mots anglais qui s’entrecroisent avec l’hostile nourriture maternelle : à ce langage dépourvu de la distance qui permet de désigner, le procédé répond à la fois par la fermeture (du corps, des oreilles, des orifices; bref, la constitution d’une intériorité close) et le passage à l’extérieur (dans les langues étrangères vers lesquelles mille petits canaux souterrains ont été aménagés) ; et de cette petite monade bien close, en qui viennent symboliser toutes les langues étrangères, Wolfson ne peut plus dire que il. Une fois la bouche bien sévèrement bouchée, les yeux avides absorbent dans les livres tous les éléments qui serviront selon une procédure bien établie à transformer, dès leur entrée dans les oreilles, les mots maternels en termes étrangers. On a la série : bouche, oeil, oreille.
Penché sur tous les accrocs du langage comme sur la lentille d’un porte-plume souvenir, Roussel reconnaît entre deux expressions quasi identiques une telle rupture de signification que, pour les joindre, il aura à les faire passer au filtre des sonorités élémentaires, il aura à les faire rebondir plusieurs fois et à composer, de ces fragments phonétiques, des scènes dont la substance plus d’une fois sera extraite de sa propre bouche - mie de pain, mou de veau, ou dents. Série : oeil, oreille, bouche.
Quant à Brisset, c’est l’oreille d’abord qui mène le jeu, dès lors que l’armature du code s’est effondrée, rendant impossible toute traduction de la langue; surgissent alors les bruits répétitifs comme noyaux élémentaires ; autour d’eux apparaît et s’efface tout un tourbillonnement de scènes qui, moins d’un instant, se donnent au regard; inlassablement, nos ancêtres s’y entre-dévorent.
Quand la désignation disparaît, que les choses s’imbriquent avec les mots, alors c’est la bouche qui se ferme. Quand la communication des phrases par le sens s’interrompt, alors l’oeil se dilate devant l’infini des différences. Enfin, quand le code est aboli, alors l’oreille retentit de bruits répétitifs. Je ne veux pas dire que le code entre par l’oreille, le sens par l’oeil, et que la désignation passe par la bouche (ce qui était peut-être l’opinion de Zénon) ; mais qu’à l’effacement de l’une des dimensions du langage correspond un organe qui s’érige, un orifice qui entre en excitation, un élément qui s’érotise. De cet organe en érection aux deux autres une machinerie se monte — à la fois principe de domination et procédure de transformation. Alors les lieux du langage — bouche, oeil, oreille — se mettent à fonctionner bruyamment dans leur matérialité première, aux trois sommets de l’appareil qui tourne dans le crâne.
Bouche cousue, < je > décentré, traduction universelle, symbolisation générale des langues (à l’exclusion de l’immédiate, de la maternelle), c’est le sommet de Wolfson, c’est le point de formation du savoir. OEil dilaté, spectacle qui se multiplie à partir de lui-même, s’enveloppe à l’infini et ne se referme qu’au retour de la quasi-identité, c’est le sommet de Roussel, celui du rêve et du théâtre, de la contemplation immobile, de la mort mimée. Oreille bruissante, répétitions instables, violences et appétits déchaînés, c’est le sommet de Brisset, celui de l’ivresse et de la danse, celui de la gesticulation orgiaque : point d’irruption de la poésie et du temps aboli, répété.
VII. CE QUE NOUS SAVONS DE BRISSET
1) Nous connaissons de lui sept publications :
- La Grammaire logique ou Théorie d’une nouvelle analyse mathématique résolvant les questions les plus difficiles (Paris, l’auteur, 1878, 48 p.);
- La Grammaire logique résolvant toutes les difficultés et faisant connaître par l’analyse de la parole la formation des langues et celle du genre humain (Paris, E. Leroux, 1883; in-18°, 176 p.);
- Le Mystère de Dieu est accompli (en gare d’Angers, Saint-Serge, l’auteur, 1890; in-18°, 176 p.);
- La Science de Dieu ou la Création de l’Homme (Paris, Chamuel, 1900; in-18°, 252 p.);
- La Grande Nouvelle (Paris, 1900, 2 p.);
- Les Prophéties accomplies (Daniel et l’Apocalypse) (Angers, l’auteur, 1906; in-18°, p. 299 p.);
- Les Origines humaines, 2e édition de La Science de Dieu, entièrement nouvelle (Angers, l’auteur, 1913; in-18°, 244 p.).
2) Brisset avait été officier de police judiciaire. Il donnait des leçons de langues vivantes. À ses élèves il proposait des dictées comme celle-ci : < Nous, Paul Parfait, gendarme à pied, ayant été envoyé au village Capeur, nous nous y sommes rendu, revêtu de nos insignes. >
3) Il avait présenté La Grammaire logique à l’Académie pour un concours. L’ouvrage fut rejeté par Renan.
4) C’est en rentrant chez lui, un soit de juin 1883, qu’il conçut Le Mystère de Dieu.
5) Le 29 juillet 1904, Le Petit Parisien publia un article intitulé « Chez les fous > ; on y parlait d’un aliéné < qui, sur un système d’allitérations et de coq-à-l’âne, avait prétendu fonder tout un traité de métaphysique intitulé La Science de Dieu... La place me manque pour citer des passages de cette affolante philosophie. On garde d’ailleurs de leur lecture un trouble réel dans l’esprit. Les lecteurs me sauront gré de vouloir le leur épargner >.
6) Brisset avait organisé une conférence pour le 3 juin 1906. Il avait rédigé un programme où il était dit : < L’archange de la Résurrection et le septième ange de l’Apocalypse, lesquels ne font qu’un, feront entendre leur voix et sonneront de la trompette de Dieu par la bouche du conférencier. C’est à ce moment-là que le septième ange versera sa coupe dans l’air. >
Brisset n’eut qu’une cinquantaine d’auditeurs. Il affirma, dans son indignation, que nul n’entendrait désormais la voix du septième ange.
7) Pourtant, il écrivit encore Les Origines humaines dont l’introduction commence ainsi : < Nous allons d’abord montrer que nous avons usé de toutes nos forces et d’une voix de tonnerre. >
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