15 Guetter le jour qui vient
« Guetter le jour qui vient », La Nouvelle Revue française, n° 130, octobre 1963, pp. 709-716. (Sur R. Laporte, La Veille, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1963.)
Descartes a médité six jours entiers. Le septième, on peut gager qu’il redevint physicien. Mais que peut bien être une réflexion d’avant le jour, d’avant le matin de tous les jours ? Une réflexion, c’est trop dire déjà, mais un exercice de la pensée et du langage – de la parole pensive –, qui recule par-delà la prime lumière, s’avance en direction de cette nuit d’où elle vient, et s’efforce sans rien déchirer de se maintenir dans un lieu sans espace où les yeux demeurent ouverts, l’ouïe tendue, tout l’esprit en alerte et les mots mobilisés déjà pour un mouvement qu’ils ne connaissent pas ? Je ne fermerai pas mes yeux, je ne boucherai pas mes oreilles, car je sais bien que midi n’est pas là et qu’il est loin encore.
La Veille, de Roger Laporte, ne raconte pas la méditation d’un soir, prolongement d’un travail depuis longtemps commencé et que la nuit allège – labeur aux mains dénouées qui apprend à se consumer lui-même, à reconduire au milieu de l’ombre les pouvoirs maintenant désarmés du jour, dressant pour mémoire le couteau d’une flamme qui subsiste. Veiller, pour Laporte, c’est être non d’après le soir, mais d’avant le matin, sans aucun autre « avant » que cette avance que je suis moi-même sur tous les jours possibles. Et dans cette nuit, ou plutôt (car la nuit est épaisse, close, opaque ; la nuit partage deux journées, dessine des limites, dramatise le soleil qu’elle restitue, dispose la lumière qu’elle retient un moment) dans ce « pas encore » du matin qui est gris plutôt que noir, et comme diaphane à sa propre transparence, le mot neutre de veille scintille doucement. Il évoque d’abord le non-sommeil ; c’est le corps replié mais tendu : c’est l’esprit dressé aux quatre coins de lui-même et qui scrute ; c’est l’attente du danger (avec ses luttes indistinctes d’avant l’aube), mais tout autant l’émoi de l’illumination promise (avec le sommeil enfin accordé par la montée du jour) ; avant même que se départagent, au milieu de leur identité native, cet espoir et cette crainte, c’est la vigilance aiguë et sans visage du Guet. Mais à vrai dire, nul ne veille en cette veille : nulle conscience plus lucide que celle des Endormis, nulle subjectivité singulièrement inquiète. Ce qui veille, c’est la veille – cette forme impalpable qui dessine un lendemain et se dessine en retour à partir de ce lendemain qui n’est pas là encore, qui ne viendra peut-être jamais. Cela seulement veille qui dit le « pas encore » du lendemain : la veille, c’est le jour qui précède. Ou mieux : c’est ce qui précède chaque journée, toute journée possible et celle-ci justement où je parle, d’où je parle puisque mon langage remonte d’elle jusqu’à ce qui anticipe sur elle. La veille, ce n’est pas l’autre jour, celui d’avant ; c’est aujourd’hui, maintenant même, ce défaut et à la fois cet excès qui borde, qui déborde le jour et d’où le jour ne cesse de venir, lui qui peut-être ne cessera jamais de n’être pas encore venu. Ce qui est aux aguets dans cette vigilance de la veille, ce n’est pas moi, c’est le recul du jour.
L’expérience (mot trop chargé de contenu pour désigner une telle transparence alertée sur elle-même, mais quel autre employer qui n’assourdisse pas ce silence à l’écoute ?), l’expérience que fait ici Roger Laporte, il est facile de la distinguer d’autres exercices qui sont, eux aussi, de vigilance. On pourrait l’opposer exactement à ce recours de l’âme qui trouve en Dieu sa feste Burg ; qui prend conscience que là-bas il y a un donjon aux mille regards, un bon guetteur tapi derrière ses murs ; qui s’éveille seulement à la certitude qu’il y a un veilleur absolu, en la vigilance duquel elle peut trouver son repos et s’endormir. On pourrait aussi opposer une telle veille à celle de saint Jean de la Croix – à l’issue furtive de l’âme qui échappe au gardien assoupi et, gravissant l’échelle secrète jusqu’au créneau du guet, va s’exposer à la nuit. Au milieu de cette ombre, une lumière est allumée, qui « guide plus sûrement que la lumière de midi » : elle conduit sans erreur ni détour jusqu’à l’Aimé, jusqu’au visage rayonnant où elle s’incline, oubliant le souci maintenant dérisoire du jour qui va poindre.
Il faut lire le texte de Roger Laporte en laissant de côté, au moins pour un temps, ces guetteurs et ces veilles où la spiritualité occidentale a si souvent trouvé ses ressources métaphoriques. Peut-être un jour faudra-t-il se demander cependant ce que peut signifier, dans une culture comme la nôtre, le prestige de la Veille, de ces yeux ouverts qui ouvrent et conjurent la nuit, de cette endurance attentive qui fait que le sommeil est sommeil, que le rêve devient chimère, mais aussi destin balbutiant, et que la vérité scintille dans la lumière. Dans l’éveil au jour, dans la veille qui maintient sa clarté au milieu de la nuit et contre le sommeil des autres, l’Occident a sans doute dessiné une de ses limites fondamentales ; il a tracé un partage d’où nous vient sans cesse cette question qui maintient ouvert l’espace de la philosophie : qu’est-ce donc qu’apparaître ? Partage presque impensable puisqu’on ne peut penser et parler qu’après lui : on ne peut le penser lui-même, le reconnaître et lui prêter des mots qu’une fois le jour pleinement venu et la nuit retournée à son incertitude. De sorte que nous ne pouvons plus penser que cette disposition – rocher de notre bêtise : nous ne pensons pas encore.
Le texte de Roger Laporte se déploie dans cette distance à la pensée où depuis l’origine sans doute nous nous trouvons ; il ne cherche ni à la réduire ni à la mesurer, ni même à la parcourir ; mais à l’accueillir plutôt, s’ouvrant à cette ouverture qu’elle est, l’attendant selon un désir qui, absolument, la ménage. Ce n’est donc ni un texte de philosophie ni même un texte de réflexion : car réfléchir cette distance serait la reprendre en soi, lui prêter sens à partir d’une subjectivité souveraine, la faire basculer dans la démesure grammaticale du Je. Quel est donc ce discours, si proche et si loin de la pensée, si affranchi de la réflexion, mais pur aussi de toute cérémonie fictive ? Que peut être, en son être même, un pareil langage ? Nous pourrons dire : un des plus originaux qu’il soit donné de lire en notre temps ; un des plus difficiles, mais le plus transparent, le plus voisin de ce jour dont il nous ressasse, contre tant d’oiseaux crieurs, qu’il n’est pas encore arrivé. Disant cela, nous savons que nous ne disons rien. Mais comment parler en termes de réflexion, du seul langage qui, hors de la réflexion, s’achemine indéfiniment vers la pensée. Nous avons affaire là à une œuvre absolument en suspens, une œuvre qui n’a d’autre sol que cette ouverture, ce vide qu’elle creuse d’elle-même quand elle se ménage le lieu qu’en cheminant elle esquive sous ses pas.
C’est pourquoi cette veille du jour (c’est le jour lui-même qui, en retrait sur soi, veille, guettant dans sa vigilance ce jour qu’il est lui-même et dont il indique, d’un signe, l’irrémédiable avance) ne s’abrite en aucune forteresse ; à la différence de la spiritualité luthérienne ou de la mystique des Espagnols, le guet se fait ici en rase campagne. Les seuls murs sont ceux de la transparence qui se brouille ou s’affine. La distance sans corps dispose seule ses chicanes. L’imminence peut venir de partout ; l’horizon est sans relief ni ressource. En un sens, tout est visible, car il n’y a pas de point de vue, pas de profil perdu, pas de perspective qui se tasse au loin ; mais rien, à vrai dire, n’est visible puisque le proche est aussi bien lointain dans cet effacement soigneux et attentif de toute accommodation. Cet étranger familier est ici, ou bien, ce qui revient au même, là-bas. Menaçant et conjuré. Mais quelle est au juste cette présence ? Ce dont on éprouve le péril, est-ce une arme ou une caresse ? Menace ou consolation, ami ennemi ? Il.
Peut-être ne faut-il pas céder à la tentation la plus facile et se demander tout de suite quel est donc cet il dont l’insistance italique parcourt tout le texte de Roger Laporte. Non qu’il faille écarter, même un instant, la question ni tenter de l’approcher par des détours ou des biais ; il faut justement la tenir à distance, et dans cette distance la laisser venir à nous avec le langage qui lui est propre – avec cette écriture limpide, aquatique, presque immobile dont la transparence laisse voir en détail toutes les oscillations qui l’animent ou plutôt la parcourent mortellement, dans cette écriture purifiée de toute image, sans doute afin que demeure seule visible, mais jamais tout à fait à nue, jamais tout à fait contournée, la profonde métaphore sur quoi repose tout langage en chemin vers la pensée : celle de la distance.
Quelle est donc cette approche de la distance ? Approche qui se perd en sa profondeur, éloignement qui s’abolit lui-même dans l’approche ? On dirait une histoire du langage dans l’espace, comme la chronique de ce lieu, familier parce que natif, mais étrange car on n’y retourne jamais tout à fait, où naissent les mots et où ils ne cessent d’aller se perdre. Est-ce un récit que Roger Laporte a composé ? Ce serait plutôt le contraire ; car rien à vrai dire ne s’y passe ; mais, le texte achevé, cette retenue de tout événement possible se dénoue – se trouve plus exactement déjà dénouée – en une nappe liquide, lumineuse, qui a porté l’écrivain jusqu’au bord où il se tait, et qui en même temps se promet à lui pour bientôt, comme un matin tout proche et comme une fête. Proust conduisait son récit jusqu’au moment où débute, avec la libération du temps revenu, ce qui permet de le raconter ; de sorte que l’absence de l’œuvre, si elle est inscrite en creux tout au long du texte, le charge de tout ce qui la rend possible et la fait déjà vivre et mourir au pur moment de sa naissance. Ici, la possibilité d’écrire, en se gagnant et en se contestant sans répit par un mouvement difficile où se croisent la menace, la ruse, l’endurance, la feinte, l’attente déguisée, ne conduit finalement qu’à une absence d’œuvre sans concession, mais rendue si pure, si transparente, si libre de tout obstacle et de la grisaille de mots qui estomperait son rayonnement, qu’elle est cette absence même – un vide sans brouillard où elle scintille comme l’œuvre promise : presque là enfin, portée par le moment qui va venir, ou peut-être même présente depuis longtemps, bien avant ce mot de la Promesse, dès le moment où il est annoncé, au début du texte, que : « Il a disparu. »
L’œuvre de Laporte ferait plutôt penser dans sa configuration à Zarathoustra – à sa retraite initiale, à ses approches successives du soleil et des hommes, à ses reculs, aux dangers qu’il conjure ou dont il fait régner la menace, à ce dernier matin où l’aurore apporte l’imminence du Signe, illumine la proche présence de l’œuvre, maîtrise le vol des colombes et annonce que c’est là enfin le premier matin. Mais Laporte ne fait pas cependant l’expérience du retour ni de l’éternité, mais de quelque chose de plus archaïque encore : il dit la répétition de ce qui n’a jamais encore eu lieu, comme l’oscillation sur place d’un temps qui n’a pas été inauguré. Peut-être Laporte raconte-t-il ce qui s’est passé pendant les dix années de solitude où, avant de redescendre vers les hommes et de prendre la parole, Zarathoustra, chaque matin, attendait le soleil qui montait. Mais peut-on faire le récit de ce qui se répète avant le temps et ne se donne sous aucune autre forme que la pure possibilité d’écrire ?
À vrai dire, cet il dont nous parle le texte de Laporte n’est pas le langage accomplissant son être, ni l’écriture devenant enfin possible. C’est à travers cette possibilité, comme au travers d’une grille ou d’une claire-voie, qu’il scintille, projetant sur le texte des bandes grises d’absence ou de recul entre les plages blanches de la proximité. Mais il est aussi bien ce qui retient toute écriture par un voisinage trop expressif et la libère quand il s’éloigne. Si bien que les pages les plus translucides sont peut-être celles où se marque le plus profondément l’absence, et les plus sombres celles où se tapit au plus proche ce soleil ouvrier mais inaccessible. Sans doute, l’écriture a sans cesse affaire à lui ; il la surplombe et la mine ; il en est le don, mais aussi bien la force qui la dérobe. L’écriture chez Laporte n’a donc pas pour fonction de maintenir le temps ou de transformer en pierre le sable de la parole ; elle ouvre au contraire l’instabilité d’une distance. Dans l’écriture, en effet, la distance du il (il faut entendre la distance au bout de laquelle il scintille et la distance qui constitue précisément, dans son infranchissable transparence, l’être de cet il) s’approche infiniment ; mais elle approche comme distance et au lieu de s’abolir s’ouvre et se maintient ouverte. Là elle apparaît très reculée dans un lointain sans repère où, absolument à distance, elle est comme la proximité perdue : proche par conséquent puisqu’elle fait signe entre les mots et jusqu’en chacun d’eux. Rien n’est plus imminent que cette distance qui enveloppe et soutient au plus près de moi-même tout horizon possible.
Dans une telle alternance, les ruses et les promesses d’une dialectique ne jouent aucun rôle. Il s’agit d’un univers sans contradiction ni réconciliation, un univers de la pure menace. Cette menace, tout son être consiste à approcher, à approcher indéfiniment dans une démesure qui ne peut être supportée. Et pourtant en elle nul noyau de danger positif ne peut être assigné ; il n’y a rien qui menace au cœur de cette imminence, mais elle-même et elle seule en son vide parfait. De sorte qu’en sa forme extrême ce danger n’est pas autre chose que son propre éloignement, la retraite où il s’abrite, faisant rayonner sur toute la distance qu’il a ouverte la menace, sans loi ni limite, de son absence.
Cette absence, dangereuse comme la plus proche des menaces, pourrait-on dire qu’elle serait, dans l’ordre empirique, quelque chose comme la mort ou la déraison ? Rien ne permet de penser que la mort ou la folie aient été plus étrangères à l’expérience de Laporte qu’à celles de Nietzsche ou d’Artaud. Mais peut-être ces figures fixées et familières n’ont-elles pour nous d’insistance que dans la mesure où elles empruntent leur menace à ce pur danger où il s’annonce (et, en ce sens, ce serait les conjurer que de se maintenir dans son imminence à lui). La folie et la mort surplombent notre langage et notre temps parce qu’elles se lèvent sans cesse sur fond de cette distance, et parce qu’il permet, en ce « pas encore » de sa présence, de les penser comme limites et comme fin. C’est que l’espace que parcourt Laporte (et au milieu duquel il est atteint par le langage) est celui où la pensée, indéfiniment, va vers l’impensé qui scintille devant elle, et en silence soutient sa possibilité. Impensé qui n’est pas l’objet obscur à connaître, mais plutôt l’ouverture même de la pensée : ce en quoi, immobile, elle ne cesse de s’attendre, demeurant aux aguets dans cette avance sur son propre jour qu’il faut bien appeler la « veille ». De là, le souci de Laporte – souci grec et nietzschéen – de penser non pas « vrai », mais « juste » : c’est-à-dire de maintenir la pensée dans une distance à l’impensé qui lui permette d’aller vers lui, de se replier sur lui, de le laisser venir, d’accueillir sa menace dans une attente courageuse et pensante. Dans une attente où l’écriture est possible et que l’écriture mène à sa promesse.
Mais n’est-ce pas encore capter cet il absolument anonyme en une forme trop positive que de lui assigner comme être l’ouverture même de la pensée et de lui fixer comme lieu le langage d’une parole pensive ? Car justement il ne cesse de menacer la pensée par le langage et de faire taire aussi bien toute parole dans l’imminence d’une pensée. Ne peut-on pas alors l’apercevoir qui brille et se dérobe dans l’entre-deux du langage et de la pensée – n’étant lui-même ni celle-ci ni celui-là, n’étant pas leur unité non plus que leur opposition ? Ne peut-on pas le voir clignoter au fond de cet et de la parole et du langage – pur espace vide qui les sépare, mais sans intermédiaire, qui énonce à la fois leur identité et le creux de leur différence, qui permet de dire, en termes d’ontologie, que penser et parler, c’est la même chose. C’est pourquoi, dans l’ouverture maintenue de cette identité, quelque chose comme une Œuvre pourra faire scintiller sa sphère (or arrondi de la balle dans le midi nietzschéen) : « Absolument inapparent et en secret de lui-même, il s’élèvera dans la pureté de sa propre gloire : de l’œuvre tout à fait solitaire, car se suffisant à elle-même, je recevrai alors mon congé. »
On peut comprendre en quel espace général se trouve situé le livre de Laporte. La redécouverte, depuis Nietzsche (mais obscurément peut-être depuis Kant), d’une pensée qu’on ne peut réduire à la philosophie parce qu’elle est, plus qu’elle, originaire et souveraine (archaïque), l’effort pour faire, à propos de cette pensée, le récit de son imminence et de son recul, de son danger et de sa promesse (c’est Zarathoustra, mais c’est l’expérience d’Artaud, et toute l’œuvre, ou presque, de Blanchot), l’effort pour secouer le langage dialectique qui ramène de force la pensée à la philosophie, et pour laisser à cette pensée le jeu sans réconciliation, le jeu absolument transgressif du Même et de la Différence (c’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre Bataille et les dernières œuvres de Klossowski), l’urgence de penser dans un langage qui ne soit pas empirique la possibilité d’un langage de la pensée – tout cela marque de pierres et de signes un chemin où la solitude de Laporte est celle même du Veilleur ; il est seul en sa veille (qui donc, pourrait avoir les yeux ouverts à sa place ?), mais cette veille croise d’autres vigilances : celle des bons guetteurs dont l’attente multipliée trace dans l’ombre le dessin encore sans figure du jour qui vient.
프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권
Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 015. Guetter le jour qui vient
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