16 L’eau et la folie
« L’eau et la folie », Médecine et Hygiène, 21e année, n° 613, 23 octobre 1963, pp. 901-906.
Dans l’imagination occidentale, la raison a longtemps appartenu à la terre ferme. Île ou continent, elle repousse l’eau avec un entêtement massif : elle ne lui concède que son sable. La déraison, elle, a été aquatique depuis le fond des temps et jusqu’à une date assez rapprochée. Et plus précisément océanique : espace infini, incertain ; figures mouvantes, aussitôt effacées, ne laissant derrière elles qu’un mince sillage et une écume ; tempêtes ou temps monotone ; routes sans chemin. De Lancre, dans son Inconstance des mauvais anges*, au début du XVIIe siècle, explique, par les maléfices de l’Océan, l’inquiète imagination des marins du Pays basque : captifs de ce monde sans frontières, ils entendent et voient des visages et des mots que nul jamais ne perçoit dans le monde clos et circulaire de Dieu. La folie, c’est l’extérieur liquide et ruisselant de la rocheuse raison. C’est peut-être à certes liquidité essentielle de la folie dans nos vieux paysages imaginaires qu’on doit un certain nombre de thèmes importants : l’ivresse, modèle bref et provisoire de la folie ; les vapeurs, folies légères, diffuses, brumeuses, en voie de condensation dans un corps trop chaud et une âme brûlante ; la mélancolie, eau noire et calme, lac funèbre, miroir en larmes ; la démence furieuse du paroxysme sexuel et de son épanchement.
Il n’est pas étonnant que les valeurs ambiguës de l’eau, complices de la folie, aient été depuis fort longtemps utilisées pour elle contre elle. L’hydrothérapie de la folie s’installe d’une façon cohérente au XVIIe siècle à partir d’une observation d’Ettmüller : un maniaque qu’on transporte enchaîné sur une charrette est guéri par la violence d’une averse. C’est que sous cette forme l’eau a des vertus efficaces contre l’océan venimeux de la folie. Elle tombe du ciel : c’est-à-dire qu’elle est pure ; comme elle est fraîche, elle peut refroidir les esprits agités et les fibres tordues ; elle imprègne, au lieu de laisser flotter dans l’incohérence ; elle lave, rendant les choses et les êtres à leur vérité, alors que la mer les entraîne vers des horizons étrangers. L’une est providence, l’autre tentation. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’eau a été utilisée contre la folie parce qu’elle détenait à peu près de tels pouvoirs imaginaires : froide, sous forme de bains, mais surtout de douches, elle guérissait la manie (cette chaleur sans fièvre qui enflammait les esprits, brûlait les solides en les tordant, desséchait le cerveau) ; dans la mélancolie, maladie froide et stagnante, on se servait de bains tièdes, ou encore d’infusions et de clystères (afin de délayer, de l’intérieur, les humeurs engorgées) : pour les cas graves, on pratiquait les bains-infusions où les malades, indéfiniment, marinaient. Pomme a guéri une hystérique en lui imposant, en dix mois, plus de trois mille heures de bains tièdes : à ce régime, le système nerveux, desséché comme un vieux parchemin, s’écailla par plaques entières, sortit avec les urines, et fut remplacé par de belles fibres, toutes neuves, toutes lisses.
Dans la pratique, bains et douches furent utilisés régulièrement par la médecine asilaire du XIXe siècle. Mais ce qui a changé à l’époque de Pinel, c’est le protocole – à la fois la ritualisation du geste et le régime auquel il s’ordonne. L’eau, ce n’est plus le bain apaisant, la pluie enfin fraîche sur une terre calcinée : c’est la surprise – ce qui coupe le souffle et fait perdre toute contenance. On administre la douche à l’improviste, ou en remplaçant brusquement l’eau chaude par l’eau froide ; il arrive qu’on installe le malade sur un plateau qui tout à coup s’enfonce dans l’eau. Le sujet, en chemise, est attaché ; à une distance variable au-dessus de sa tête (selon la violence qu’on veut obtenir), il y a un robinet qui peut avoir jusqu’à cinq centimètres de diamètre. C’est que le froid ne doit plus être l’agent actif d’un rafraîchissement physiologique, mais l’agression qui abat les chimères, terrasse l’orgueil, ramène les délires à la réalité quotidienne. « Les douches, écrit Pinel, suffisent souvent pour soumettre à la loi générale d’un travail des mains une aliénée qui en est susceptible, pour vaincre un refus obstiné de nourriture et dompter les aliénées entraînées par une sorte d’humeur turbulente et raisonnée. On profite alors de la circonstance du bain, on rappelle la faute commise, ou l’omission d’un devoir important et, à l’aide d’un robinet, on lâche brusquement un courant d’eau froide sur la tête, ce qui déconcerte souvent l’aliénée ; veut-elle s’obstiner, on réitère la douche*. »
L’eau a désormais quatre fonctions : elle est douloureuse (et reconduit par là le sujet à ce monde de la perception actuelle à laquelle il a tendance à échapper) ; elle humilie, en plaçant le malade devant sa propre réalité détrompée, « détrempée » ; elle réduit au silence, coupe la parole, cette parole dont le verbiage insensé est non seulement le signe, mais l’être tout entier de la folie ; enfin, elle châtie : elle est décrétée par le médecin, sur le rapport des surveillants ; elle est appliquée devant lui et interrompue quand le sujet vient à résipiscence. En somme, elle représente l’instance du jugement à l’asile, l’analogon du feu du ciel. Mais ce jugement est singulier ; il n’a d’autre propos que de faire avouer : on applique la douche pour que le délirant reconnaisse que ce qu’il dit est illusion, fausses croyances, images présomptueuses – pur et simple délire. Le fou doit reconnaître qu’il est fou : ce qui, à une époque où jugement et volonté passaient pour constituer la raison (et la déraison), devait le ramener tout droit à la santé. L’eau est l’instrument de l’aveu : le ruissellement vigoureux qui entraîne les impuretés, les idées vaines, toutes ces chimères qui sont si proches d’être des mensonges. L’eau, dans le monde moral de l’asile, ramène à la vérité nue ; elle est violemment lustrale : baptême et confession à la fois, puisqu’en reconduisant le malade au temps d’avant la chute elle le contraint à se reconnaître pour ce qu’il est. Elle force la folie à avouer – la folie qui est, à cette époque, croyance sans aveu. En rendant la conscience transparente à elle-même, elle fonctionne comme une ablution religieuse et comme une tragédie.
On dira que j’exagère. Lisez ce dialogue sous la douche entre Leuret et un de ses malades atteint d’un délire de persécution avec hallucinations auditives. C’est Leuret lui-même qui le rapporte :
Leuret : Promettez-vous de n’y plus penser ?
Le malade se rend avec peine.
Leuret : Promettez-vous de travailler tous les jours ? Il hésite, puis accepte.
Leuret : Comme je ne compte pas sur vos promesses, vous allez recevoir la douche, et nous continuerons tous les jours jusqu’à ce que vous-même vous demandiez à travailler (douche).
Leuret : Irez-vous travailler aujourd’hui ?
A. : Puisqu’on me force, il faut bien que j’y aille !
Leuret : Irez-vous de bonne volonté, oui ou non ? Hésitation (douche).
A. : Oui, j’irai travailler !
Leuret : Vous avez donc été fou ?
A. : Non, je n’ai pas été fou.
Leuret : Vous n’avez pas été fou ?
A. : Je ne le crois pas (douche).
Leuret : Avez-vous été fou ?
A. : : C’est donc être fou que de voir et d’entendre !
Leuret : Oui !
A. : Eh bien ! monsieur, c’est de la folie.
Il promet d’aller travailler*.
N’est-il pas étonnant de reconnaître dans cette eau persécutrice l’élément où le malade et le médecin échangent leur langage ? Leur dialogue de sourds est un dialogue de noyés, ou plutôt un dialogue entre noyé et noyeur. Les mots qui vont de la raison à la déraison et de celle-ci à celle-là, ce n’est pas l’air qui les porte, mais la violence de ce courant d’eau glacée. Le fou, gros poisson secoué, à qui on fait ouvrir la bouche toute grande, en forme de oui.
La psychanalyse représente la structure exactement inverse de cette situation dont le dialogue de Leuret avec son malade n’est qu’un exemple : l’air redevenu élément où les mots se propagent, cet homme à la parole coupée qui est cette fois le médecin, la lente prise de conscience qui s’oppose à l’aveu. Peut-être, derrière ce « retour à l’air » de la folie, y a-t-il eu une mutation très importante dans l’espace imaginaire de la folie : au milieu du XIXe siècle, elle a cessé d’être de parenté aquatique, et s’est mise à cousiner avec la fumée. Importance de la drogue (de l’opium surtout) qui remplace l’ivresse comme modèle minuscule et artificiel de la maladie ; passage au premier plan du syndrome hallucinatoire (la quasi perception préoccupe plus que la fausse croyance) ; la folie considérée comme un autre monde nuageux, diaphane, incohérent, mais obstiné, qui vient en surimpression brouiller le monde réel ; idée que la folie désorganise l’ordre et le temps (perte du sentiment du présent) plus que la logique et le jugement. La schizophrénie, dans le paysage où notre rêveuse raison se surprend à la percevoir, n’est-elle pas à la mélancolie ce que peut être une fumée pernicieuse à l’eau noire d’un étang ?
De nos jours, la folie n’est plus aquatique. L’eau requiert parfois d’autres aveux.
프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권
Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 016. L'eau et la folie
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