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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 013. Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille)

by 상겔스 2024. 6. 25.
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13 Préface à la transgression


« Préface à la transgression », Critique, n° 195-196 : Hommage à G. Bataille, août-septembre 1963, pp. 751-769.

On croit volontiers que, dans l’expérience contemporaine, la sexualité a retrouvé une vérité de nature qui aurait longtemps patienté dans l’ombre, et sous divers déguisements, que seule notre perspicacité positive nous permet aujourd’hui de déchiffrer, avant d’avoir le droit d’accéder enfin à la pleine lumière du langage. Jamais pourtant la sexualité n’a eu un sens plus immédiatement naturel et n’a connu sans doute un aussi grand « bonheur d’expression » que dans le monde chrétien des corps déchus et du péché. Toute une mystique, toute une spiritualité le prouvent, qui ne savaient point diviser les formes continues du désir, de l’ivresse, de la pénétration, de l’extase et de l’épanchement qui défaille ; tous ces mouvements, elles les sentaient se poursuivre, sans interruption ni limite, jusqu’au cœur d’un amour divin dont ils étaient le dernier évasement et la source en retour. Ce qui caractérise la sexualité moderne, ce n’est pas d’avoir trouvé, de Sade à Freud, le langage de sa raison ou de sa nature, mais d’avoir été, et par la violence de leurs discours, « dénaturalisée » – jetée dans un espace vide où elle ne rencontre que la forme mince de la limite, et où elle n’a d’au-delà et de prolongement que dans la frénésie qui la rompt. Nous n’avons pas libéré la sexualité, mais nous l’avons, exactement, portée à la limite : limite de notre conscience, puisqu’elle dicte finalement la seule lecture possible, pour notre conscience, de notre inconscience ; limite de la loi, puisqu’elle apparaît comme le seul contenu absolument universel de l’interdit ; limite de notre langage : elle dessine la ligne d’écume de ce qu’il peut tout juste atteindre sur le sable du silence. Ce n’est donc pas par elle que nous communiquons avec le monde ordonné et heureusement profane des animaux ; elle est plutôt scissure : non pas autour de nous pour nous isoler ou nous désigner, mais pour tracer la limite en nous et nous dessiner nous-mêmes comme limite.

Peut-être pourrait-on dire qu’elle reconstitue, dans un monde où il n’y a plus d’objets, ni d’êtres, ni d’espaces à profaner, le seul partage qui soit encore possible. Non pas qu’elle offre de nouveaux contenus à des gestes millénaires, mais parce qu’elle autorise une profanation sans objet, une profanation vide et repliée sur soi, dont les instruments ne s’adressent à rien d’autre qu’à eux-mêmes. Or une profanation dans un monde qui ne reconnaît plus de sens positif au sacré, n’est-ce pas à peu près cela qu’on pourrait appeler la transgression ? Celle-ci, dans l’espace que notre culture donne à nos gestes et à notre langage, prescrit non pas la seule manière de trouver le sacré dans son contenu immédiat, mais de le recomposer dans sa forme vide, dans son absence rendue par là même scintillante. Ce qu’à partir de la sexualité peut dire un langage s’il est rigoureux, ce n’est pas le secret naturel de l’homme, ce n’est pas sa calme vérité anthropologique, c’est qu’il est sans Dieu ; la parole que nous avons donnée à la sexualité est contemporaine par le temps et la structure de celle par laquelle nous nous sommes annoncé à nous-mêmes que Dieu était mort. Le langage de la sexualité, auquel Sade, dès qu’il en a prononcé les premiers mots, a fait parcourir en un seul discours tout l’espace dont il devenait tout à coup le souverain, nous a hissés jusqu’à une nuit où Dieu est absent et où tous nos gestes s’adressent à cette absence dans une profanation qui tout à la fois la désigne, la conjure, s’épuise en elle, et se trouve ramenée par elle à sa pureté vide de transgression.

Il y a bien une sexualité moderne : c’est celle qui, tenant sur elle-même et en surface le discours d’une animalité naturelle et solide, s’adresse obscurément à l’Absence, à ce haut lieu où Bataille a disposé, pour une nuit qui n’est pas près de s’achever, les personnages d’Éponine : « Dans ce calme tendu, à travers les vapeurs de mon ivresse, il me sembla que le vent tombait ; un long silence émanait de l’immensité du ciel. L’abbé s’agenouilla doucement… Il chanta sur un mode atterré, lentement comme à une mort : Miserere mei Deus, secondum misericordiam magnam tuam. Ce gémissement d’une mélodie voluptueuse était si louche. Il avouait bizarrement l’angoisse devant les délices de la nudité. L’abbé devait nous vaincre en se niant et l’effort même qu’il tentait pour se dérober l’affirmait davantage ; la beauté de son chant dans le silence du ciel l’enfermait dans la solitude d’une délectation morose… J’étais soulevé de cette façon dans ma douceur, par une acclamation heureuse, infinie, mais déjà voisine de l’oubli. Au moment où elle vit l’abbé, sortant visiblement du rêve où elle demeurait étourdie, Éponine se mit à rire et si vite que le rire la bouscula ; elle se retourna et, penchée sur la balustrade, apparut secouée comme un enfant. Elle riait la tête dans les mains et l’abbé, qui avait interrompu un gloussement mal étouffé, ne leva la tête, les bras hauts, que devant un derrière nu : le vent avait soulevé le manteau qu’au moment où le rire l’avait désarmée elle n’avait pu maintenir fermé*. »

Peut-être l’importance de la sexualité dans notre culture, le fait que depuis Sade elle ait été liée si souvent aux décisions les plus profondes de notre langage tiennent-ils justement à cette attache qui la lie à la mort de Dieu. Mort qu’il ne faut point entendre comme la fin de son règne historique, ni le constat enfin délivré de son inexistence, mais comme l’espace désormais constant de notre expérience. La mort de Dieu, en ôtant à notre existence la limite de l’Illimité, la reconduit à une expérience où rien ne peut plus annoncer l’extériorité de l’être, à une expérience par conséquent intérieure et souveraine. Mais une telle expérience, en laquelle éclate la mort de Dieu, découvre comme son secret et sa lumière, sa propre finitude, le règne illimité de la Limite, le vide de ce franchissement où elle défaille et fait défaut. En ce sens, l’expérience intérieure est tout entière expérience de l’impossible (l’impossible étant ce dont on fait l’expérience et ce qui la constitue). La mort de Dieu n’a pas été seulement l’« événement » qui a suscité sous la forme que nous lui connaissons l’expérience contemporaine : elle en dessine indéfiniment la grande nervure squelettique.

Bataille savait bien quelles possibilités de pensée cette mort pouvait ouvrir, et en quelle impossibilité aussi elle engageait la pensée. Que veut dire en effet la mort de Dieu, sinon une étrange solidarité entre son existence qui éclate et le geste qui le tue ? Mais que veut dire tuer Dieu s’il n’existe pas, tuer Dieu qui n’existe pas ? Peut-être à la fois tuer Dieu parce qu’il n’existe pas et pour qu’il n’existe pas : et c’est le rire. Tuer Dieu pour affranchir l’existence de cette existence qui la limite, mais aussi pour la ramener aux limites qu’efface cette existence illimitée (le sacrifice). Tuer Dieu pour le ramener à ce néant qu’il est et pour manifester son existence au cœur d’une lumière qui la fait flamboyer comme une présence (c’est l’extase). Tuer Dieu pour perdre le langage dans une nuit assourdissante, et parce que cette blessure doit le faire saigner jusqu’à ce que jaillisse un « immense alléluia perdu dans le silence sans fin » (c’est la communication). La mort de Dieu ne nous restitue pas à un monde limité et positif, mais à un monde qui se dénoue dans l’expérience de la limite, se fait et se défait dans l’excès qui la transgresse.

Sans doute est-ce l’excès qui découvre, liées dans une même expérience, la sexualité et la mort de Dieu ; ou encore qui nous montre, comme dans « le plus incongru de tous les livres », que « Dieu est une fille publique ». Et dans cette mesure, la pensée de Dieu et la pensée de la sexualité se trouvent, depuis Sade sans doute, mais jamais de nos jours avec autant d’insistance et de difficulté que chez Bataille, liées en une forme commune. Et s’il fallait donner, par opposition à la sexualité, un sens précis à l’érotisme, ce serait sans doute celui-là : une expérience de la sexualité qui lie pour elle-même le dépassement de la limite à la mort de Dieu. « Ce que le mysticisme n’a pu dire (au moment de le dire, il défaillait), l’érotisme le dit : Dieu n’est rien s’il n’est pas dépassement de Dieu dans tous les sens de l’être vulgaire, dans celui de l’horreur et de l’impureté ; à la fin dans le sens de rien… * »

Ainsi, au fond de la sexualité, de son mouvement que rien ne limite jamais (parce qu’il est, depuis son origine et dans sa totalité, rencontre constante de la limite), et de ce discours sur Dieu que l’Occident a tenu depuis si longtemps – sans se rendre compte clairement que « nous ne pouvons ajouter au langage impunément le mot qui dépasse tous les mots » et que nous sommes par lui placés aux limites de tout langage possible –, une expérience singulière se dessine : celle de la transgression. Peut-être un jour apparaîtra-t-elle aussi décisive pour notre culture, aussi enfouie dans son sol que l’a été naguère, pour la pensée dialectique, l’expérience de la contradiction. Mais malgré tant de signes épars, le langage est presque entièrement à naître où la transgression trouvera son espace et son être illuminé.

D’un tel langage, il est possible, sans doute, de retrouver chez Bataille les souches calcinées, la cendre prometteuse.

*

La transgression est un geste qui concerne la limite ; c’est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. Le trait qu’elle croise pourrait bien être tout son espace. Le jeu des limites et de la transgression semble être régi par une obstination simple : la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable. Mais ce jeu met en jeu bien plus que de tels éléments ; il les situe dans une incertitude, dans des certitudes aussitôt inversées où la pensée s’embarrasse vite à vouloir les saisir.

La limite et la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être : inexistence d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie ; vanité en retour d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite d’illusion ou d’ombre. Mais la limite a-t-elle une existence véritable en dehors du geste qui glorieusement la traverse et la nie ? Que serait-elle, après, et que pouvait-elle être, avant ? Et la transgression n’épuise-t-elle pas tout ce qu’elle est dans l’instant où elle franchit la limite, n’étant nulle part ailleurs qu’en ce point du temps ? Or ce point, cet étrange croisement d’êtres qui, hors de lui, n’existent pas, mais échangent en lui totalement ce qu’ils sont, n’est-il pas aussi bien tout ce qui, de toutes parts, le déborde ? Il opère comme une glorification de ce qu’il exclut ; la limite ouvre violemment sur l’illimité, se trouve emportée soudain par le contenu qu’elle rejette, et accomplie par cette plénitude étrangère qui l’envahit jusqu’au cœur. La transgression porte la limite jusqu’à la limite de son être ; elle la conduit à s’éveiller sur sa disparition imminente, à se retrouver dans ce qu’elle exclut (plus exactement peut-être à s’y reconnaître pour la première fois), à éprouver sa vérité positive dans le mouvement de sa perte. Et pourtant, en ce mouvement de pure violence, vers quoi la transgression se déchaîne-t-elle, sinon vers ce qui l’enchaîne, vers la limite et ce qui s’y trouve enclos ? Contre quoi dirige-t-elle son effraction et à quel vide doit-elle la libre plénitude de son être, sinon à cela même qu’elle traverse de son geste violent et qu’elle se destine à barrer dans le trait qu’elle efface ?

La transgression n’est donc pas à la limite comme le noir est au blanc, le défendu au permis, l’extérieur à l’intérieur, l’exclu à l’espace protégé de la demeure. Elle lui est liée plutôt selon un rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout. Quelque chose peut-être comme l’éclair dans la nuit, qui, du fond du temps, donne un être dense et noir à ce qu’elle nie, l’illumine de l’intérieur et de fond en comble, lui doit pourtant sa vive clarté, sa singularité déchirante et dressée, se perd dans cet espace qu’elle signe de sa souveraineté et se tait enfin, ayant donné un nom à l’obscur.

Cette existence si pure et si enchevêtrée, pour essayer de la penser, de penser à partir d’elle et dans l’espace qu’elle dessine, il faut la dégager de ses parentés louches avec l’éthique. La libérer de ce qui est le scandaleux ou le subversif, c’est-à-dire de ce qui est animé par la puissance du négatif. La transgression n’oppose rien à rien, ne fait rien glisser dans le jeu de la dérision, ne cherche pas à ébranler la solidité des fondements ; elle ne fait pas resplendir l’autre côté du miroir par-delà la ligne invisible et infranchissable. Parce que, justement, elle n’est pas violence dans un monde partagé (dans un monde éthique) ni triomphe sur des limites qu’elle efface (dans un monde dialectique ou révolutionnaire), elle prend, au cœur de la limite, la mesure démesurée de la distance qui s’ouvre en celle-ci et dessine le trait fulgurant qui la fait être. Rien n’est négatif dans la transgression. Elle affirme l’être limité, elle affirme cet illimité dans lequel elle bondit en l’ouvrant pour la première fois à l’existence. Mais on peut dire que cette affirmation n’a rien de positif : nul contenu ne peut la lier, puisque, par définition, aucune limite ne peut la retenir. Peut-être n’est-elle rien d’autre que l’affirmation du partage. Encore faudrait-il alléger ce mot de tout ce qui peut rappeler le geste de la coupure, ou l’établissement d’une séparation ou la mesure d’un écart, et lui laisser seulement ce qui en lui peut désigner l’être de la différence.

Peut-être la philosophie contemporaine a-t-elle inauguré, en découvrant la possibilité d’une affirmation non positive, un décalage dont on trouverait le seul équivalent dans la distinction faite par Kant du nihil negativum et du nihil privativum – distinction dont on sait bien qu’elle a ouvert le cheminement de la pensée critique[116]. Cette philosophie de l’affirmation non positive, c’est-à-dire de l’épreuve de la limite, c’est elle, je crois, que Blanchot a définie par le principe de contestation. Il ne s’agit pas là d’une négation généralisée, mais d’une affirmation qui n’affirme rien : en pleine rupture de transitivité. La contestation n’est pas l’effort de la pensée pour nier des existences ou des valeurs, c’est le geste qui reconduit chacune d’elles à ses limites, et par là à la Limite où s’accomplit la décision ontologique : contester, c’est aller jusqu’au cœur vide où l’être atteint sa limite et où la limite définit l’être. Là, dans la limite transgressée, retentit le oui de la contestation, qui laisse sans écho le I-A de l’âne nietzschéen.

Ainsi se dessine une expérience dont Bataille, dans tous les détours et retours de son œuvre, a voulu faire le tour, expérience qui a le pouvoir « de mettre tout en cause (en question), sans repos admissible » et d’indiquer là où elle se trouve, au plus proche d’elle-même, l’« être sans délai ». Rien ne lui est plus étranger que la figure du démoniaque qui justement « nie tout ». La transgression s’ouvre sur un monde scintillant et toujours affirmé, un monde sans ombre, sans crépuscule, sans ce glissement du non qui mord les fruits et enfonce en leur cœur la contradiction d’eux-mêmes. Elle est l’envers solaire de la dénégation satanique ; elle a partie liée avec le divin, ou plutôt elle ouvre, à partir de cette limite qu’indique le sacré, l’espace où se joue le divin. Qu’une philosophie qui s’interroge sur l’être de la limite retrouve une catégorie comme celle-là, c’est évidemment un des signes sans nombre que notre chemin est une voie de retour et que nous devenons tous les jours plus grecs. Encore ce retour ne faut-il pas l’entendre comme la promesse d’une terre d’origine, d’un sol premier où naîtraient, c’est-à-dire où se résoudraient pour nous, toutes les oppositions. En replaçant l’expérience du divin au cœur de la pensée, la philosophie depuis Nietzsche sait bien, ou devrait bien savoir, qu’elle interroge une origine sans positivité et une ouverture qui ignore les patiences du négatif. Nul mouvement dialectique, nulle analyse des constitutions et de leur sol transcendantal ne peut apporter de secours pour penser une telle expérience ou même l’accès à cette expérience. Le jeu instantané de la limite et de la transgression serait-il de nos jours l’épreuve essentielle d’une pensée de l’« origine » à laquelle Nietzsche nous a voués dès le début de son œuvre – une pensée qui serait, absolument et dans le même mouvement, une Critique et une Ontologie, une pensée qui penserait la finitude et l’être ?

Cette pensée dont tout jusqu’à présent nous a détournés, mais comme pour nous mener jusqu’à son retour, de quelle possibilité nous vient-elle, de quelle impossibilité tient-elle pour nous son insistance ? On peut dire sans doute qu’elle nous vient de l’ouverture pratiquée par Kant dans la philosophie occidentale, le jour où il a articulé, sur un mode encore bien énigmatique, le discours métaphysique et la réflexion sur les limites de notre raison. Une telle ouverture, Kant a fini lui-même par la refermer dans la question anthropologique à laquelle il a, au bout du compte, référé toute l’interrogation critique ; et sans doute l’a-t-on par la suite entendue comme délai indéfiniment accordé à la métaphysique, parce que la dialectique a substitué à la mise en question de l’être et de la limite le jeu de la contradiction et de la totalité. Pour nous éveiller du sommeil mêlé de la dialectique et de l’anthropologie, il a fallu les figures nieztschéennes du tragique et de Dionysos, de la mort de Dieu, du marteau du philosophe, du surhomme qui approche à pas de colombe, et du Retour. Mais pourquoi le langage discursif se trouve-t-il si démuni, de nos jours, quand il s’agit de maintenir présentes ces figures et de se maintenir en elles ? Pourquoi est-il devant elles réduit, ou presque, au mutisme, et comme contraint, pour qu’elles continuent à trouver leurs mots, de céder la parole à ces formes extrêmes de langage dont Bataille, Blanchot, Klossowski ont fait les demeures, pour l’instant, et les sommets de la pensée ?

Il faudra bien un jour reconnaître la souveraineté de ces expériences et tâcher de les accueillir : non qu’il s’agisse de délivrer leur vérité – prétention dérisoire, à propos de ces paroles qui sont pour nous des limites –, mais de libérer enfin à partir d’elles notre langage. Qu’il suffise aujourd’hui de nous demander quel est ce langage non discursif qui s’obstine et se rompt depuis bientôt deux siècles dans notre culture, d’où vient ce langage qui n’est pas achevé ni sans doute maître de soi, bien qu’il soit pour nous souverain et qu’il nous surplombe de haut, s’immobilisant parfois dans des scènes qu’on a coutume d’appeler « érotiques » et soudain se volatilisant dans une turbulence philosophique où il semble perdre jusqu’à son sol.

La distribution du discours philosophique et du tableau dans l’œuvre de Sade obéit sans doute à des lois d’architecture complexe. Il est bien probable que les règles simples de l’alternance, de la continuité ou du contraste thématiques sont insuffisantes pour définir l’espace du langage où s’articulent ce qui est montré et ce qui est démontré, où s’enchaînent l’ordre des raisons et l’ordre des plaisirs, où se situent surtout les sujets dans le mouvement des discours et dans la constellation des corps. Disons seulement que cet espace est entièrement couvert par un langage discursif (même lorsqu’il s’agit d’un récit), explicite (même au moment où il ne nomme pas), continu (surtout lorsque le fil passe d’un personnage à l’autre), langage qui cependant n’a pas de sujet absolu, ne découvre jamais celui qui en dernier recours parle et ne cesse pas de tenir la parole depuis que « le triomphe de la philosophie » était annoncé avec la première aventure de Justine, jusqu’au passage à l’éternité de Juliette dans une disparition sans charnier. Le langage de Bataille en revanche s’effondre sans cesse au cœur de son propre espace, laissant à nu, dans l’inertie de l’extase, le sujet insistant et visible qui a tenté de le tenir à bout de bras, et se trouve comme rejeté par lui, exténué sur le sable de ce qu’il ne peut plus dire.

Sous toutes ces figures différentes, comment est-elle donc possible cette pensée qu’on désigne hâtivement comme « philosophie de l’érotisme », mais en laquelle il faudrait reconnaître (ce qui est moins et beaucoup plus) une expérience essentielle à notre culture depuis Kant et Sade – une expérience de la finitude et de l’être, de la limite et de la transgression ? Quel est l’espace propre de cette pensée et quel langage peut-elle se donner ? Sans doute n’a-t-elle son modèle, son fondement, le trésor même de son vocabulaire dans aucune forme de réflexion jusqu’à présent définie, dans aucun discours déjà prononcé. Serait-il d’un grand secours de dire, par analogie, qu’il faudrait trouver pour le transgressif un langage qui serait ce que la dialectique a été pour la contradiction ? Il vaut mieux sans doute essayer de parler de cette expérience et de la faire parler au creux même de la défaillance de son langage, là où précisément les mots lui manquent, où le sujet qui parle vient à s’évanouir, où le spectacle bascule dans l’œil révulsé. Là où la mort de Bataille vient de placer son langage. Maintenant que cette mort nous renvoie à la pure transgression de ses textes, que ceux-ci protègent toute tentative de trouver un langage pour la pensée de la limite. Qu’ils servent de demeure à ce projet en ruine, peut-être, déjà.

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La possibilité d’une telle pensée ne nous vient-elle pas, en effet, dans un langage qui justement nous la dérobe comme pensée et la reconduit jusqu’à l’impossibilité même du langage ? Jusqu’à cette limite où vient en question l’être du langage ? C’est que le langage de la philosophie est lié par-delà toute mémoire, ou presque, à la dialectique ; celle-ci n’est devenue depuis Kant la forme et le mouvement intérieur de la philosophie que par un redoublement de l’espace millénaire où elle n’avait cessé de parler. On le sait bien : le renvoi à Kant n’a cessé de nous adresser obstinément à ce qu’il y a de plus matinal dans la pensée grecque. Non pour y retrouver une expérience perdue, mais pour nous rapprocher des possibilités d’un langage non dialectique. L’âge des commentaires auquel nous appartenons, ce redoublement historique auquel il semble que nous ne puissions échapper n’indique pas la vélocité de notre langage dans un champ qui n’a plus d’objet philosophique nouveau, et qu’il faut bien repasser sans cesse d’un regard oublieux et chaque fois rajeuni, mais beaucoup plutôt l’embarras, le mutisme profond d’un langage philosophique que la nouveauté de son domaine a chassé de son élément naturel, de sa dialectique originaire. Ce n’est pas pour avoir perdu son objet propre ou la fraîcheur de son expérience, mais pour avoir été soudain dépossédé d’un langage qui lui est historiquement « naturel » que la philosophie de nos jours s’éprouve comme un désert multiple : non pas fin de la philosophie, mais philosophie qui ne peut reprendre la parole, et se reprendre en elle que sur les bords de ses limites : dans un métalangage purifié ou dans l’épaisseur de mots refermés sur leur nuit, sur leur vérité aveugle. Cette distance prodigieuse où se manifeste notre dispersion philosophique, elle mesure, plus qu’un désarroi, une profonde cohérence : cet écart, cette réelle incompatibilité, c’est la distance du fond de laquelle la philosophie nous parle. C’est en elle qu’il faut loger notre attention.

Mais, d’une telle absence, quel langage peut naître ? Et surtout quel est donc ce philosophe qui alors prend la parole ? « Qu’en est-il de nous, quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que nous sommes ? Perdus entre des bavards, dans une nuit, où nous ne pourrons que haïr l’apparence de lumière qui vient des bavardages[117]. »Dans un langage dédialectisé, au cœur de ce qu’il dit, mais aussi bien à la racine de sa possibilité, le philosophe sait que « nous ne sommes pas tout » ; mais il apprend que lui-même le philosophe n’habite pas la totalité de son langage comme un dieu secret et tout-parlant ; il découvre qu’il y a, à côté de lui, un langage qui parle et dont il n’est pas maître ; un langage qui s’efforce, qui échoue et se tait et qu’il ne peut plus mouvoir ; un langage qu’il a lui-même parlé autrefois et qui maintenant s’est détaché de lui et gravite dans un espace de plus en plus silencieux. Et surtout il découvre qu’au moment même de parler il n’est pas toujours logé à l’intérieur de son langage de la même façon ; et qu’à l’emplacement du sujet parlant de la philosophie – dont nul depuis Platon jusqu’à Nietzsche n’avait mis en cause l’identité évidente et bavarde – un vide s’est creusé où se lient et se dénouent, se combinent et s’excluent une multiplicité de sujets parlants. Depuis les leçons sur Homère jusqu’aux cris du fou dans les rues de Turin, qui donc a parlé ce langage continu, si obstinément le même ? Le Voyageur ou son ombre ? Le philosophe ou le premier des non-philosophes ? Zarathoustra, son singe ou déjà le surhomme ? Dionysos, le Christ, leurs figures réconciliées ou cet homme enfin que voici ? L’effondrement de la subjectivité philosophique, sa dispersion à l’intérieur d’un langage qui la dépossède, mais la multiplie dans l’espace de sa lacune, est probablement une des structures fondamentales de la pensée contemporaine. Là encore il ne s’agit pas d’une fin de la philosophie. Plutôt de la fin du philosophe comme forme souveraine et première du langage philosophique. Et peut-être à tous ceux qui s’efforcent de maintenir avant tout l’unité de la fonction grammaticale du philosophe – au prix de la cohérence, de l’existence même du langage philosophique – on pourrait opposer l’exemplaire entreprise de Bataille qui n’a cessé de rompre en lui, avec acharnement, la souveraineté du sujet philosophant. En quoi son langage et son expérience furent son supplice. Écartèlement premier et réfléchi de ce qui parle dans le langage philosophique. Dispersion d’étoiles qui cernent une nuit médiane pour y laisser naître des mots sans voix. « Comme un troupeau chassé par un berger infini, le moutonnement bêlant que nous sommes fuirait, fuirait sans fin l’horreur d’une réduction de l’être à la totalité[118]. »

Cette fracture du sujet philosophique, elle n’est pas seulement rendue sensible par la juxtaposition d’œuvres romanesques et de textes de réflexion dans le langage de notre pensée. L’œuvre de Bataille la montre de bien plus près, dans un perpétuel passage à des niveaux différents de parole, par un décrochage systématique par rapport au Je qui vient de prendre la parole, prêt déjà à la déployer et à s’installer en elle : décrochages dans le temps (« j’écrivais ceci », ou encore « revenant en arrière, si je refais ce chemin »), décrochages dans la distance de la parole à celui qui parle (journal, carnets, poèmes, récits, méditations, discours démonstratifs), décrochages intérieurs à la souveraineté qui pense et écrit (livres, textes anonymes, préface à ses propres livres, notes ajoutées). Et c’est au cœur de cette disparition du sujet philosophant que le langage philosophique s’avance comme en un labyrinthe, non pour le retrouver, mais pour en éprouver (et par le langage même) la perte jusqu’à la limite, c’est-à-dire jusqu’à cette ouverture où son être surgit, mais perdu déjà, entièrement répandu hors de lui-même, vidé de soi jusqu’au vide absolu – ouverture qui est la communication : « À ce moment l’élaboration n’est plus nécessaire ; c’est aussitôt et du ravissement lui-même que j’entre à nouveau dans la nuit de l’enfant égaré, dans l’angoisse pour revenir plus loin au ravissement et ainsi sans autre fin que l’épuisement sans autre possibilité d’arrêt qu’une défaillance. C’est la joie suppliciante**. »

C’est l’inverse exactement du mouvement qui a soutenu, depuis Socrate sans doute, la sagesse occidentale : à cette sagesse le langage philosophique promettait l’unité sereine d’une subjectivité qui triompherait en lui, s’étant par lui et à travers lui entièrement constituée. Mais si le langage philosophique est ce en quoi se répète inlassablement le supplice du philosophe et se trouve jetée au vent sa subjectivité, alors non seulement la sagesse ne peut plus valoir comme figure de la composition et de la récompense ; mais une possibilité s’ouvre fatalement, à l’échéance du langage philosophique (ce sur quoi il tombe – la face du dé ; et ce en quoi il tombe : le vide où le dé est lancé) : la possibilité du philosophe fou. C’est-à-dire trouvant, non pas à l’extérieur de son langage (par un accident venu du dehors, ou par un exercice imaginaire), mais en lui au noyau de ses possibilités, la transgression de son être de philosophe. Langage non dialectique de la limite qui ne se déploie que dans la transgression de celui qui le parle. Le jeu de la transgression et de l’être est constitutif du langage philosophique qui le reproduit et sans doute le produit.

*

Ainsi, ce langage de rochers, ce langage incontournable auquel rupture, escarpement, profil déchiré sont essentiels est un langage circulaire qui renvoie à lui-même et se replie sur une mise en question de ses limites – comme s’il n’était rien d’autre qu’un petit globe de nuit d’où une étrange lumière jaillit, désignant le vide d’où elle vient et y adressant fatalement tout ce qu’elle éclaire et touche. C’est peut-être cette configuration étrange qui donne à l’Œil le prestige obstiné que lui a reconnu Bataille. D’un bout à l’autre de l’œuvre (depuis le premier roman jusqu’aux Larmes d’Éros[119], elle a valu comme figure de l’expérience intérieure : « Quand je sollicite doucement, au cœur même de l’angoisse, une étrange absurdité, un œil s’ouvre au sommet, au milieu de mon crâne**. » C’est que l’œil, petit globe blanc refermé sur sa nuit, dessine le cercle d’une limite que seule franchit l’irruption du regard. Et son obscurité intérieure, son noyau sombre s’épanchent sur le monde en une source qui voit, c’est-à-dire qui éclaire ; mais on peut dire aussi qu’il ramasse toute la lumière du monde sur la petite tache noire de la pupille et que, là, il la transforme dans la nuit claire d’une image. Il est miroir et lampe ; il déverse sa lumière tout autour de lui, et, par un mouvement qui, peut-être, n’est pas contradictoire, il précipite cette même lumière dans la transparence de son puits. Son globe a l’expansion d’un germe merveilleux – comme celle d’un œuf, qui éclaterait sur lui-même vers ce centre de nuit et d’extrême lumière qu’il est et qu’il vient de cesser d’être. Il est la figure de l’être qui n’est que la transgression de sa propre limite.

Dans une philosophie de la réflexion, l’œil tient de sa faculté de regarder le pouvoir de devenir sans cesse plus intérieur à lui-même. Derrière tout œil qui voit, il y a un œil plus ténu, si discret, mais si agile qu’à vrai dire son tout-puissant regard ronge le globe blanc de sa chair ; et derrière celui-ci, il y en a un nouveau, puis d’autres encore, toujours plus subtils et qui bientôt n’ont plus pour toute substance que la pure transparence d’un regard. Il gagne un centre d’immatérialité où naissent et se nouent les formes non tangibles du vrai : ce cœur des choses qui en est le souverain sujet. Le mouvement est inverse chez Bataille : le regard en franchissant la limite globulaire de l’œil le constitue dans son être instantané ; il l’entraîne en ce ruissellement lumineux (source qui s’épanche, larmes qui coulent, sang bientôt), le jette hors de lui-même, le fait passer à la limite, là où il jaillit dans la fulguration aussitôt abolie de son être et ne laisse plus entre les mains que la petite boule blanche veinée de sang d’un œil exorbité dont la masse globulaire a éteint tout regard. Et à la place où se tramait ce regard, il ne reste que la cavité du crâne, un globe de nuit devant qui l’œil, arraché, vient de refermer sa sphère, le privant du regard et offrant cependant à cette absence le spectacle de l’infracassable noyau qui emprisonne maintenant le regard mort. En cette distance de violence et d’arrachement, l’œil est vu absolument, mais hors de tout regard : le sujet philosophant a été jeté hors de lui-même, poursuivi jusqu’à ses confins, et la souveraineté du langage philosophique, c’est celle qui parle du fond de cette distance, dans le vide sans mesure laissé par le sujet exorbité.

Mais c’est peut-être lorsqu’il est arraché sur place, révulsé par un mouvement qui le retourne vers l’intérieur nocturne et étoilé du crâne, montrant à l’intérieur son envers aveugle et blanc, que l’œil accomplit ce qu’il y a de plus essentiel dans son jeu : il se ferme au jour dans le mouvement qui manifeste sa propre blancheur (celle-ci est bien l’image de la clarté, son reflet de surface, mais, par là même, elle ne peut ni communiquer avec elle ni la communiquer) ; et la nuit circulaire de la pupille, il l’adresse à l’obscurité centrale qu’il illumine d’un éclair, la manifestant comme nuit. Le globe révulsé, c’est à la fois le plus fermé et le plus ouvert : faisant pivoter sa sphère, demeurant par conséquent le même et à la même place, il bouleverse le jour et la nuit, franchit leur limite, mais pour la retrouver sur la même ligne et à l’envers ; et la demi-sphère blanche qui apparaît un instant là où s’ouvrait la pupille est comme l’être de l’œil quand il franchit la limite de son propre regard – quand il transgresse cette ouverture sur le jour par quoi se définissait la transgression de tout regard. « Si l’homme ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut la peine d’être regardé*. »

Mais ce qui vaut d’être regardé, ce n’est aucun secret intérieur, aucun autre monde plus nocturne. Arraché au lieu de son regard, retourné vers son orbite, l’œil n’épanche plus maintenant sa lumière que vers la caverne de l’os. La révulsion de son globe ne trahit pas tellement la « petite mort » que la mort tout court, dont il fait l’expérience là même où il est, dans ce jaillissement sur place qui le fait basculer. La mort n’est pas pour l’œil la ligne toujours levée de l’horizon, mais en son emplacement même, au creux de tous ses regards possibles, la limite qu’il ne cesse de transgresser, la faisant surgir comme absolue limite dans le mouvement d’extase qui lui permet de bondir de l’autre côté. L’œil révulsé découvre le lien du langage à la mort au moment où il figure le jeu de la limite et de l’être. Peut-être la raison de son prestige est-elle justement en ce qu’il fonde la possibilité de donner un langage à ce jeu. Les grandes scènes sur lesquelles s’arrêtent les récits de Bataille, que sont-elles sinon le spectacle de ces morts érotiques où des yeux révulsés mettent au jour leurs blanches limites et basculent vers des orbites gigantesques et vides ? Ce mouvement est dessiné avec une singulière précision dans Le Bleu du ciel : l’un des premiers jours de novembre, quand les bougies et les lumignons étoilent la terre des cimetières allemands, le narrateur s’est couché entre les dalles avec Dorothée ; faisant l’amour au milieu des morts, il voit tout autour de lui la terre comme un ciel de nuit claire. Et le ciel au-dessus de lui forme une grande orbite creuse, une tête de mort où il reconnaît son échéance, par une révolution de son regard au moment où le plaisir fait basculer les quatre globes de chair : « La terre sous le corps de Dorothée était ouverte comme une tombe, son ventre s’ouvrait à moi comme une tombe fraîche. Nous étions frappés de stupeur, faisant l’amour au-dessus d’un cimetière étoilé. Chacune de ses lumières annonçait un squelette dans une tombe ; elles formaient un ciel vacillant aussi trouble que nos corps emmêlés… Je dégrafai Dorothée, je souillai son linge et sa poitrine de la terre fraîche qui était collée à mes doigts. Nos corps tremblaient comme deux rangées de dents claquent l’une dans l’autre**. »

Mais que peut bien signifier, au cœur d’une pensée, la présence d’une telle figure ? Que veut dire cet œil insistant en quoi semble se recueillir ce que Bataille successivement a désigné comme expérience intérieure, extrême du possible, opération comique ou simplement méditation ? Sans doute n’est-il pas plus une métaphore que n’est métaphorique chez Descartes la perception claire du regard ou cette pointe aiguë de l’esprit qu’il appelle acies mentis. À vrai dire, l’œil révulsé, chez Bataille, ne signifie rien dans son langage, pour la seule raison qu’il en marque la limite. Il indique le moment où le langage arrivé à ses confins fait irruption hors de lui-même, explose et se conteste radicalement dans le rire, les larmes, les yeux bouleversés de l’extase, l’horreur muette et exorbitée du sacrifice, et demeure ainsi à la limite de ce vide, parlant de lui-même dans un langage second où l’absence d’un sujet souverain dessine son vide essentiel et fracture sans répit l’unité du discours. L’œil énucléé ou renversé, c’est l’espace du langage philosophique de Bataille, le vide où il s’épanche et se perd mais ne cesse de parler – un peu comme l’œil intérieur, diaphane et illuminé des mystiques ou des spirituels marque le point où le langage secret de l’oraison se fixe et s’étrangle en une communication merveilleuse qui le fait taire. De même, mais sur un mode inversé, l’œil de Bataille dessine l’espace d’appartenance du langage et de la mort, là où le langage découvre son être dans le franchissement de ses limites : la forme d’un langage non dialectique de la philosophie.

En cet œil, figure fondamentale du lieu d’où parle Bataille, et où son langage brisé trouve sa demeure ininterrompue, la mort de Dieu (soleil qui bascule et grande paupière qui se ferme sur le monde), l’épreuve de la finitude (jaillissement dans la mort, torsion de la lumière qui éteint en découvrant que l’intérieur, c’est le crâne vide, la centrale absence) et le retour sur lui-même du langage dans le moment de sa défaillance trouvent une forme de liaison antérieure à tout discours, qui n’a sans doute d’équivalent que dans la liaison, familière à d’autres philosophies, entre le regard et la vérité ou la contemplation et l’absolu. Ce qui se dévoile à cet œil qui en pivotant se voile pour toujours, c’est l’être de la limite : « Je n’oublierai jamais ce qui se lie de violent et de merveilleux à la volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui est, ce qui arrive. »

Peut-être l’expérience de la transgression, dans le mouvement qui l’emporte vers toute nuit, met-elle au jour ce rapport de la finitude à l’être, ce moment de la limite que la pensée anthropologique, depuis Kant, ne désignait que de loin et de l’extérieur, dans le langage de la dialectique.

*

Le XXe siècle aura sans doute découvert les catégories parentes de la dépense, de l’excès, de la limite, de la transgression : la forme étrange et irréductible de ces gestes sans retour qui consomment et consument. Dans une pensée de l’homme au travail et de l’homme producteur – qui fut celle de la culture européenne depuis la fin du XVIIIe siècle –, la consommation se définissait par le seul besoin et le besoin se mesurait au seul modèle de la faim. Celle-ci prolongée dans la recherche du profit (appétit de celui qui n’a plus faim) introduisait l’homme dans une dialectique de la production où se lisait une anthropologie simple : l’homme perdait la vérité de ses besoins immédiats dans les gestes de son travail et les objets qu’il créait de ses mains, mais c’était là aussi qu’il pouvait retrouver son essence et la satisfaction indéfinie de ses besoins. Mais sans doute ne faut-il pas comprendre la faim comme ce minimum anthropologique indispensable pour définir le travail, la production et le profit ; sans doute le besoin a-t-il un tout autre statut ou du moins obéit-il à un régime dont les lois sont irréductibles à une dialectique de la production. La découverte de la sexualité, le ciel d’irréalité indéfinie où Sade, d’entrée de jeu, l’a placée, les formes systématiques d’interdit où on sait maintenant qu’elle est prise, la transgression dont elle est dans toutes les cultures l’objet et l’instrument indiquent d’une façon assez impérieuse l’impossibilité de prêter à l’expérience majeure qu’elle constitue pour nous un langage comme celui millénaire de la dialectique.

Peut-être l’émergence de la sexualité dans notre culture est-elle un événement à valeur multiple : elle est liée à la mort de Dieu et à ce vide ontologique que celle-ci a laissé aux limites de notre pensée ; elle est liée aussi à l’apparition encore sourde et tâtonnante d’une forme de pensée où l’interrogation sur la limite se substitue à la recherche de la totalité et où le geste de la transgression remplace le mouvement des contradictions. Elle est liée enfin à une mise en question du langage par lui-même en une circularité que la violence « scandaleuse »de la littérature érotique, loin de rompre, manifeste dès l’usage premier qu’elle fait des mots. La sexualité n’est décisive pour notre culture que parlée et dans la mesure où elle est parlée. Ce n’est pas notre langage qui a été, depuis bientôt deux siècles, érotisé : c’est notre sexualité qui depuis Sade et la mort de Dieu a été absorbée dans l’univers du langage, dénaturalisée par lui, placée par lui dans ce vide où il établit sa souveraineté et où sans cesse il pose, comme Loi, des limites qu’il transgresse. En ce sens, l’apparition de la sexualité comme problème fondamental marque le glissement d’une philosophie de l’homme travaillant à une philosophie de l’être parlant ; et tout comme la philosophie a été longtemps seconde par rapport au savoir et au travail, il faut bien admettre, non à titre de crise mais à titre de structure essentielle, qu’elle est maintenant seconde par rapport au langage. Seconde ne voulant pas dire nécessairement qu’elle est vouée à la répétition ou au commentaire, mais qu’elle fait l’expérience d’elle-même et de ses limites dans le langage et dans cette transgression du langage qui la mène, comme elle a mené Bataille, à la défaillance du sujet parlant. Du jour où notre sexualité s’est mise à parler et à être parlée, le langage a cessé d’être le moment du dévoilement de l’infini ; c’est dans son épaisseur que nous faisons désormais l’expérience de la finitude et de l’être. C’est dans sa demeure obscure que nous rencontrons l’absence de Dieu et notre mort, les limites et leur transgression. Mais peut-être s’illumine-t-elle pour ceux qui ont enfin affranchi leur pensée de tout langage dialectique comme elle s’est illuminée, et plus d’une fois pour Bataille, au moment où il éprouvait, au cœur de la nuit, la perte de son langage. « Ce que j’appelle la nuit diffère de l’obscurité de la pensée ; la nuit a la violence de la lumière. La nuit est elle-même la jeunesse et l’ivresse de la pensée*. »

Cet « embarras de parole » où se trouve prise notre philosophie et dont Bataille a parcouru toutes les dimensions, peut-être n’est-il pas cette perte du langage que la fin de la dialectique semblait indiquer : il est plutôt l’enfoncement même de l’expérience philosophique dans le langage et la découverte que c’est en lui et dans le mouvement où il dit ce qui ne peut être dit que s’accomplit une expérience de la limite telle que la philosophie, maintenant, devra bien la penser.

Peut-être définit-il l’espace d’une expérience où le sujet qui parle, au lieu de s’exprimer, s’expose, va à la rencontre de sa propre finitude et sous chaque mot se trouve renvoyé à sa propre mort. Un espace qui ferait de toute œuvre un de ces gestes de « tauromachie » dont Leiris parlait, pensant à lui-même, mais à Bataille sans doute aussi**. C’est en tout cas dans la plage blanche de l’arène (œil gigantesque) que Bataille a fait cette expérience, essentielle pour lui et caractéristique de tout son langage, que la mort communiquait avec la communication et que l’œil arraché, sphère blanche et muette, pouvait devenir germe violent dans la nuit du corps, et rendre présente cette absence dont n’a cessé de parler la sexualité, et à partir de laquelle elle n’a cessé de parler. Au moment où la corne du taureau (couteau éblouissant qui apporte la nuit dans un mouvement exactement contraire à la lumière qui sort de la nuit de l’œil) s’enfonce dans l’orbite du toréador qu’elle aveugle et tue, Simone fait ce geste que nous connaissons déjà et engloutit un germe pâle et dépiauté, restituant à sa nuit originaire la grande virilité lumineuse qui vient d’accomplir son meurtre. L’œil est ramené à sa nuit, le globe de l’arène se révulse et bascule ; mais c’est le moment où l’être justement apparaît sans délai et où le geste qui franchit les limites touche l’absence même : « Deux globes de même couleur et consistance s’étaient animés de mouvements contraires et simultanés. Un testicule blanc de taureau avait pénétré la chair noire et rose de Simone ; un œil était sorti de la tête du jeune homme. Cette coïncidence, liée jusqu’à la mort à une sorte de liquéfaction urinaire du ciel, un moment, me rendit Marcelle. Il me sembla, dans cet insaisissable instant, la toucher[120]. »

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