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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 053. Ceci n'est pas une pipe

by 상겔스 2024. 6. 25.
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53 Ceci n’est pas une pipe


« Ceci n’est pas une pipe », Les Cahiers du chemin, n° 2, 15 janvier 1968, pp. 79-105. (Hommage à R. Magritte, décédé le 15 août 1967.)

Une version augmentée de ce texte, suivie de deux lettres et de quatre dessins de Magritte, a été publiée par les éditions Fata Morgana, Montpellier, 1973.





VOICI DEUX PIPES


Première version, celle de 1926, je crois : une pipe dessinée avec soin ; et, au-dessous (écrite à la main d’une écriture régulière, appliquée, artificielle, d’une écriture de couvent, comme on peut en trouver, à titre de modèle, en haut des cahiers d’écoliers, ou sur un tableau noir après une leçon de choses donnée par l’instituteur), cette mention : « Ceci n’est pas une pipe. »

L’autre version – je suppose que c’est la dernière –, on peut la trouver dans Aube à l’antipode. Même pipe, même énoncé, même écriture. Mais, au lieu d’être juxtaposés dans un espace indifférent, sans limites ni spécification, le texte et la figure sont placés à l’intérieur d’un cadre ; lui-même est posé sur un chevalet, et celui-ci à son tour sur les lattes bien visibles d’un plancher. Au-dessus, une pipe exactement semblable à celle qui est dessinée sur le tableau, mais beaucoup plus grande.

La première version ne déconcerte que par sa simplicité. La seconde multiplie visiblement les incertitudes volontaires. Le cadre, debout contre le chevalet et posé sur les chevilles de bois, indique qu’il s’agit du tableau d’un peintre : œuvre achevée, exposée, et portant, pour un éventuel spectateur, l’énoncé qui la commente ou l’explique. Et cependant, cette écriture naïve qui n’est au juste ni le titre de l’œuvre ni l’un de ses éléments picturaux, l’absence de tout autre indice qui marquerait la présence du peintre, la rusticité de l’ensemble, les grosses lames du parquet, tout cela fait penser à un tableau noir dans une classe : peut-être un coup de chiffon va-t-il effacer bientôt le dessin et le texte ; peut-être n’effacera-t-il que l’un ou l’autre pour corriger l’« erreur » (dessiner quelque chose qui ne sera vraiment pas une pipe, ou écrire une phrase affirmant que c’est bien une pipe). Maldonne provisoire (un « malécrit », comme on dirait un malentendu) qu’un geste va dissiper dans une poussière blanche ?

Mais ce n’est là encore que la moindre des incertitudes. En voici d’autres : il y a deux pipes. Ou plutôt, deux dessins d’une pipe ? Ou encore, une pipe et son dessin, ou encore deux dessins représentant chacun une pipe, ou encore, deux dessins dont l’un représente une pipe mais non pas l’autre, ou encore, deux dessins qui ni l’un ni l’autre ne sont ni ne représentent des pipes ? Et voilà que je me surprends à confondre être et représenter comme s’ils étaient équivalents, comme si un dessin était ce qu’il représente ; et je vois bien que si je devais – et je le dois – dissocier avec soin (comme m’y a invité voilà plus de trois siècles la Logique de Port-Royal) ce qu’est une représentation et ce qu’elle représente, je devrais reprendre toutes les hypothèses que je viens de proposer, et les multiplier par deux.

Mais ceci encore me frappe : la pipe représentée sur le tableau – bois noir ou toile peinte, peu importe –, cette pipe « d’en bas » est solidement prise dans un espace aux repères visibles : largeur (le texte écrit, les bords supérieurs et inférieurs du cadre), hauteur (les côtés du cadre, les montants du chevalet), profondeur (les rainures du plancher). Stable prison. En revanche, la pipe d’en haut est sans coordonnées. L’énormité de ses proportions rend incertaine sa localisation (effet inverse de ce qu’on trouve dans Le Tombeau des lutteurs où le gigantesque est capté dans l’espace le plus précis) : est-elle, cette pipe démesurée, en avant du tableau dessiné, le repoussant loin derrière elle ? Ou bien est-elle en suspens juste au-dessus du chevalet, comme une émanation, une vapeur qui viendrait de se détacher du tableau – fumée d’une pipe prenant elle-même la forme et la rondeur d’une pipe, s’opposant ainsi et ressemblant à la pipe (selon le même jeu d’analogie et de contraste qu’on trouve dans la série des Batailles de l’Argonne, entre le vaporeux et le solide) ? Ou bien ne pourrait-on pas supposer, à la limite, qu’elle est en arrière du tableau et du chevalet, plus gigantesque alors qu’elle ne paraît : elle en serait la profondeur arrachée, la dimension intérieure crevant la toile (ou le panneau) et, lentement là-bas, dans un espace désormais sans repère, se dilatant à l’infini.

De cette incertitude pourtant je ne suis pas même certain. Ou plutôt ce qui m’apparaît bien douteux, c’est l’opposition simple entre le flottement sans localisation de la pipe d’en haut et la stabilité de celle d’en bas. À regarder d’un peu plus près, on voit facilement que les pieds de ce chevalet qui porte le cadre où la toile est prise et où le dessin est logé, ces pieds qui reposent sur un plancher que sa grossièreté rend visible et sûr sont en fait biseautés : ils n’ont de surface de contact que par trois pointes fines qui ôtent à l’ensemble, pourtant un peu massif, toute stabilité. Chute imminente ? Effondrement du chevalet, du cadre, de la toile ou du panneau, du dessin, du texte ? Bois brisés, figures en fragments, lettres séparées les unes des autres au point que les mots, peut-être, ne pourront plus se reconstituer – tout ce gâchis par terre, tandis que, là-haut, la grosse pipe sans mesure ni repère persistera dans son immobilité inaccessible de ballon ?





LE CALLIGRAMME DÉFAIT


Le dessin de Magritte (je ne parle pour l’instant que de la première version) est aussi simple qu’une page empruntée à un manuel de botanique : une figure et le texte qui la nomme. Rien de plus facile à reconnaître qu’une pipe, dessinée comme celle-là ; rien de plus facile à prononcer – notre langage le sait bien à notre place – que le « nom d’une pipe ». Or, ce qui fait l’étrangeté de cette figure, ce n’est que la « contradiction » entre l’image et le texte. Pour une bonne raison : il ne saurait y avoir contradiction qu’entre deux énoncés, ou à l’intérieur d’un seul et même énoncé. Or je vois bien ici qu’il n’y en a qu’un, et qu’il ne saurait être contradictoire, puisque le sujet de la proposition est un simple démonstratif. Faux, alors ? Mais qui me dira sérieusement que cet ensemble de traits entrecroisés, au-dessus du texte, est une pipe ? Ce qui déroute, c’est qu’il est inévitable de rapporter le texte au dessin (comme nous y invitent le démonstratif, le sens du mot pi la ressemblance de l’image), et qu’il est impossible de définir le plan qui permettrait de dire que l’assertion est vraie, fausse, contradictoire, nécessaire.

La diablerie, je ne peux m’ôter de l’idée qu’elle est dans une opération que la simplicité du résultat a rendue invisible, mais qui seule peut expliquer la gêne indéfinie qu’il provoque. Cette opération, c’est un calligramme secrètement constitué par Magritte, puis défait avec soin. Chaque élément de la figure, leur position réciproque et leur rapport dérivent de cette opération annulée dès qu’elle a été accomplie.

Dans sa tradition millénaire, le calligramme a un triple rôle : compenser l’alphabet ; répéter sans le secours de la rhétorique ; prendre les choses au piège d’une double graphie. Il approche d’abord, au plus près l’un de l’autre, le texte et la figure : il compose en lignes qui délimitent la forme de l’objet, avec celles qui disposent la succession des lettres ; il loge les énoncés dans l’espace de la figure, et fait dire au texte ce que représente le dessin. D’un côté, il alphabétise l’idéogramme, le peuple de lettres discontinues et fait ainsi parler le mutisme des lignes ininterrompues. Mais, inversement, il répartit l’écriture dans un espace qui n’a plus l’indifférence, l’ouverture et la blancheur inertes du papier ; il lui impose de se distribuer selon les lois d’une forme simultanée. Il réduit le phonétisme à n’être, pour le regard d’un instant, qu’une rumeur grise qui complète les contours d’une figure ; mais il fait du dessin la mince enveloppe qu’il faut percer pour suivre, de mot en mot, le dévidement de son texte intestin.

Le calligramme est donc tautologie. Mais à l’opposé de la Rhétorique. Celle-ci joue de la pléthore du langage ; elle use de la possibilité de dire deux fois les mêmes choses avec des mots différents ; elle profite de la surcharge de richesse qui permet de dire deux choses différentes avec un seul et même mot ; l’essence de la rhétorique est dans l’allégorie. Le calligramme, lui, se sert de cette propriété des lettres de valoir à la fois comme des éléments linéaires qu’on peut disposer dans l’espace et comme des signes qu’on doit dérouler selon la chaîne unique de la substance sonore. Signe, la lettre permet de fixer les mots ; ligne, elle permet de figurer la chose. Ainsi, le calligramme prétend-il effacer ludiquement les plus vieilles oppositions de notre civilisation alphabétique : montrer et nommer ; figurer et dire ; reproduire et articuler ; imiter et signifier ; regarder et lire.

Traquant deux fois la chose dont il parle, il lui tend le piège le plus parfait. Par sa double entrée, il garantie cette capture, dont le discours à lui seul ou le pur dessin ne sont pas capables. Il conjure l’invincible absence dont les mots ne parviennent pas à triompher, en leur imposant, par les ruses d’une écriture jouant dans l’espace, la forme visible de leur référence : savamment disposés sur la feuille de papier, les signes appellent, de l’extérieur, par la marge qu’ils dessinent, par la découpe de leur masse sur l’espace vide de la page, la chose même dont ils parlent. Et, en retour, la forme visible est creusée par l’écriture, labourée par les mots qui la travaillent de l’intérieur et, conjurant la présence immobile, ambiguë, sans nom, font jaillir le réseau des significations qui la baptisent, la déterminent, la fixent, dans l’univers des discours. Double trappe ; piège inévitable : par où échapperaient désormais le vol des oiseaux, la forme transitoire des fleurs, la pluie qui ruisselle ?

Et maintenant, le dessin de Magritte. Il me semble être fait des morceaux d’un calligramme dénoué. Sous les apparences d’un retour à une disposition antérieure, il en reprend les trois fonctions, mais pour les pervertir, et inquiéter par là tous les rapports traditionnels du langage et de l’image.

Le texte qui avait envahi la figure afin de reconstituer le vieil idéogramme, le voici qui a repris sa place. Il est retourné en son lieu naturel – en bas : là où il sert de support à l’image, l’insère dans la suite des textes et dans les pages du livre. Il redevient « légende ». La forme, elle, remonte à son ciel, dont la complicité des lettres avec l’espace l’avait fait un instant descendre : libre de toute attache discursive, elle va pouvoir flotter de nouveau dans son silence natif. On revient à la page et à son vieux principe de distribution. Mais en apparence seulement. Car les mots que je peux lire maintenant au-dessous du dessin sont des mots eux-mêmes dessinés – images de mots que le peintre a placées hors de la pipe, mais dans le périmètre général (et inassignable d’ailleurs) de son dessin. Du passé calligraphique que je suis bien obligé de leur prêter, les mots ont conservé leur appartenance au dessin, et leur état de chose dessinée : de sorte que je dois les lire superposés à eux-mêmes ; ils sont à la surface de l’image les reflets des mots qui disent que ceci n’est pas une pipe. Texte en image. Mais, inversement, la pipe représentée est dessinée de la même main et avec la même plume que les lettres du texte : elle prolonge l’écriture plus qu’elle ne vient l’illustrer et combler son défaut. On la croirait remplie de petites lettres brouillées, de signes graphiques réduits en fragments et dispersés sur toute la surface de l’image. Figure en forme de graphisme. L’invisible et préalable opération calligraphique a entrecroisé l’écriture et le dessin ; et lorsque Magritte a remis les choses à leur place, il a pris soin que la figure demeure écrite et que le texte ne soit jamais que la représentation dessinée de lui-même.

Même chose pour la tautologie. En apparence, Magritte revient du redoublement calligraphique à la simple correspondance de l’image avec sa légende : une figure muette et suffisamment reconnaissable montre, sans le dire, la chose en son essence ; et, au-dessous, un nom reçoit de cette image son « sens » ou la règle d’utilisation. Or, comparé à la traditionnelle fonction de la légende, le texte de Magritte est doublement paradoxal. Il entreprend de nommer ce qui, évidemment, n’a pas besoin de l’être (la forme est trop connue, le nom trop familier). Et voilà qu’au moment où il devrait donner le nom il le donne, mais en niant que c’est lui. D’où vient ce jeu étrange, sinon du calligramme ? Du calligramme qui dit deux fois les mêmes choses (là où sans doute une seule suffirait bien) ; du calligramme qui, sans qu’il y paraisse, introduit un rapport négatif entre ce qu’il montre et ce qu’il dit ; car, en dessinant un bouquet, un oiseau ou une averse par un semis de lettres, le calligramme ne dit jamais à propos de cette forme hypocritement spontanée « ceci est une colombe, une fleur, une averse qui s’abat » ; il évite de nommer ce que dessine la disposition des graphismes. Montrer ce qui se passe à travers les mots, dans le demi-silence des lettres ; ne pas dire ce que sont ces lignes qui, aux confins du texte, le limitent et le découpent. Maintenant que Magritte a fait choir le texte hors de l’image, c’est à l’énoncé de reprendre, pour son propre compte, ce rapport négatif, et d’en faire, dans sa syntaxe à lui, une négation. Le « ne pas dire » qui animait de l’intérieur et silencieusement le calligramme est dit maintenant, de l’extérieur, sous la forme verbale du « ne pas ». Mais à ce calligramme qui est caché derrière lui, le texte qui court au-dessous de la pipe doit de pouvoir dire simultanément plusieurs choses.

« Ceci » (ce dessin que vous voyez et dont, sans nul doute, vous reconnaissez la forme) « n’est pas » (n’est pas substantiellement lié à…, n’est pas constitué par…, ne recouvre pas la même matière que…) « une pipe » (c’est-à-dire ce mot appartenant à votre langage, fait de sonorités que vous pouvez prononcer, et que traduisent les lettres dont vous faites actuellement la lecture). Ceci n’est pas une pipe peut donc être lu ainsi :



Mais, en même temps, ce même texte énonce tout autre chose : « Ceci » (cet énoncé que vous voyez se disposer sous vos yeux en une ligne d’éléments discontinus, et dont ceci est à la fois le désignant et le premier mot) « n’est pas » (ne saurait équivaloir ni se substituer à… ne saurait représenter adéquatement…) « une pipe » (un de ces objets dont vous pouvez voir, là, au-dessus du texte, une figure possible interchangeable, anonyme, donc inaccessible à tout nom). Alors, il faut lire :



Or, au total, il apparaît facilement que ce qui nie l’énoncé de Magritte, c’est l’appartenance immédiate et réciproque du dessin de la pipe et du texte par lequel on peut nommer cette même pipe. Désigner, et dessiner ne se recouvrent pas, sauf dans le jeu calligraphique qui rôde à l’arrière-plan de l’ensemble, et qui est conjuré à la fois par le texte, par le dessin et par leur actuelle séparation. D’où la troisième fonction de l’énoncé : « Ceci » (cet ensemble constitué par une pipe en style d’écriture, et par un texte dessiné) « n’est pas » (est incompatible avec…) « une pipe » (cet élément mixte qui relève à la fois du discours et de l’image, et dont le jeu, verbal et visuel, du calligramme voulait faire surgir l’être ambigu).



Troisième perturbation : Magritte a rouvert le piège que le calligramme avait refermé sur ce dont il parlait. Mais, du coup, la chose même s’est envolée. Sur la page d’un livre illustré, on n’a pas l’habitude de prêter attention à ce petit espace blanc qui court au-dessus des mots et au-dessous des dessins, qui leur sert de frontière commune pour d’incessants passages : car c’est là, sur ces quelques millimètres de blancheur, sur le sable calme de la page, que se nouent, entre les mots et les formes, tous les rapports de désignation, de nomination, de description, de classification. Le calligramme a résorbé cet interstice ; mais, une fois rouvert, il ne le restitue pas ; le piège a été fracturé sur le vide : l’image et le texte tombent chacun de son côté, selon la gravitation qui leur est propre. Ils n’ont plus d’espace commun, plus de lieu où ils puissent interférer, où les mots soient susceptibles de recevoir une figure, et les images d’entrer dans l’ordre du lexique. La petite bande mince, incolore et neutre qui, dans le dessin de Magritte, sépare le texte et la figure, il faut y voir un creux, une région incertaine et brumeuse qui sépare maintenant la pipe flottant dans son ciel d’image et le piétinement terrestre des mots défilant sur leur ligne successive. Encore est-ce trop de dire qu’il y a un vide ou une lacune : c’est plutôt une absence d’espace, un effacement du « lieu commun » entre les signes de l’écriture et les lignes de l’image. La« pipe » qui était indivise entre l’énoncé qui la nommait et le dessin qui devait la figurer, cette pipe d’ombre qui entrecroisait les linéaments de la forme et la fibre des mots s’est définitivement enfuie. Disparition que, de l’autre côté de la béance, le texte constate tristement : ceci n’est pas une pipe. Le dessin, maintenant solitaire, de la pipe a beau se faire aussi semblable qu’il le peut à cette forme que désigne d’ordinaire le mot pipe ; le texte a beau se dérouler au-dessous du dessin avec toute la fidélité attentive d’une légende dans un livre savant : entre eux ne peut plus passer que la formulation du divorce, l’énoncé qui conteste à la fois le nom du dessin et la référence du texte.

À partir de là, on peut comprendre la dernière version que Magritte a donnée de Ceci n’est pas une pipe. En plaçant le dessin de la pipe et l’énoncé qui lui sert de légende sur la surface bien clairement délimitée d’un tableau (dans la mesure où il s’agit d’une peinture, les lettres ne sont que l’image des lettres ; dans la mesure où il s’agit d’un tableau noir, la figure n’est que la continuation didactique d’un discours), en plaçant ce tableau sur un trièdre de bois épais et solide, Magritte fait tout ce qu’il faut pour reconstituer (soit par la pérennité d’une œuvre d’art, soit par la vérité d’une leçon de choses) le lieu commun à l’image et au langage. Mais cette surface, elle est aussitôt contestée : car la pipe que Magritte, avec tant de précautions, avait approchée du texte, qu’il avait enfermée avec lui dans le rectangle institutionnel du tableau, voilà qu’elle s’est envolée : elle est là-haut, dans une flottaison sans repère, ne laissant entre le texte et la figure dont elle aurait dû être le lien et le point de convergence à l’horizon qu’un petit espace vide, l’étroit sillon de son absence – comme la marque sans signalement de son évasion. Alors, sur ses montants biseautés et si visiblement instables, le chevalet n’a plus qu’à basculer, le cadre à se disloquer, le tableau et la pipe à rouler par terre, les lettres à s’éparpiller : le lieu commun – œuvre banale ou leçon quotidienne – a disparu.





KLEE, KANDINSKY, MAGRITTE


Deux principes ont régné, je crois, sur la peinture occidentale depuis le XVe siècle jusqu’au XXe.

Le premier sépare la représentation plastique (qui implique la ressemblance) et la représentation linguistique (qui l’exclut). Cette distinction est ainsi pratiquée qu’elle permet l’une ou l’autre forme de subordination : ou bien le texte est réglé par l’image (comme dans ces tableaux où sont représentés un livre, une inscription, une lettre, le nom d’un personnage) ; ou bien l’image est réglée par le texte (comme dans les livres où le dessin vient achever, comme s’il suivait seulement un chemin plus court, ce que les mots sont chargés de représenter). Il est vrai que cette subordination ne demeure stable que bien rarement : car il arrive au texte du livre de n’être que le commentaire de l’image, et le parcours successif, par les mots, de ses formes simultanées ; et il arrive au tableau d’être dominé par un texte dont il effectue, plastiquement, toutes les significations. Mais peu importe le sens de la subordination ou la manière dont elle se prolonge, se multiplie et s’inverse : l’essentiel est que le signe verbal et la représentation visuelle ne sont jamais donnés d’un coup. Un plan, toujours, les hiérarchise. C’est ce principe dont Klee a aboli la souveraineté, en faisant valoir dans un espace incertain, réversible, flottant (à la fois feuillet et toile, nappe et volume, quadrillage du cahier et cadastre de la terre, histoire et carte) la juxtaposition des figures et la syntaxe des signes. Il a donné dans l’entrecroisement d’un même tissu les deux systèmes de représentation : en quoi (à la différence des calligraphes qui renforçaient, en le multipliant, le jeu des subordinations réciproques) il bouleversait leur espace commun et entreprenait d’en bâtir un nouveau.

Le second principe pose l’équivalence entre le fait de la similitude et l’affirmation d’un lien représentatif. Qu’une figure ressemble à une chose (ou à quelque autre figure), qu’il y ait entre elles une relation d’analogie, et cela suffit pour que se glisse dans le jeu de la peinture un énoncé évident, banal, mille fois répété et pourtant presque toujours silencieux (il est comme un murmure infini, obsédant, qui entoure le silence des figures, l’investit, s’en empare, le fait sortir de lui-même, et le reverse finalement dans le domaine des choses qu’on peut nommer) : « Ce que vous voyez, c’est cela. » Peu importe, là encore, dans quel sens est posé le rapport de représentation, si la peinture est renvoyée au visible qui l’entoure ou si elle crée à elle seule un invisible qui lui ressemble. L’essentiel, c’est qu’on ne peut dissocier similitude et affirmation. Kandinsky a délivré la peinture de cette équivalence : non pas qu’il en ait dissocié les termes, mais parce qu’il a donné congé simultanément à la ressemblance et au fonctionnement représentatif.

Nul, en apparence, n’est plus éloigné de Kandinsky et de Klee que Magritte. Peinture plus que toute autre attachée à l’exactitude des ressemblances au point qu’elle les multiplie volontairement comme pour les confirmer : il ne suffit pas que la pipe ressemble, sur le dessin lui-même, à une autre pipe, qui à son tour, etc. Peinture plus que toute autre attachée à séparer, soigneusement, cruellement, l’élément graphique et l’élément plastique : s’il leur arrive d’être superposés comme le sont une légende et son image, c’est à la condition que l’énoncé conteste l’identité manifeste de la figure, et le nom qu’on est prêt à lui donner. Et pourtant, la peinture de Magritte n’est pas étrangère à l’entreprise de Klee et de Kandinsky ; elle constitue plutôt, à partir d’un système qui leur est commun, une figure à la fois opposée et complémentaire.





LE SOURD TRAVAIL DES MOTS


L’extériorité, si visible chez Magritte, du graphisme et de la plastique, est symbolisée par le non-rapport – ou, en tout cas, par le rapport très complexe et très caché entre le tableau et son titre. Cette si longue distance – qui empêche qu’on puisse être à la fois, et d’un seul coup, lecteur et spectateur – assure l’émergence abrupte de l’image au-dessus de l’horizontalité des mots. « Les titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent de situer mes tableaux dans une région familière que l’automatisme de la pensée ne manquerait pas de susciter afin de se soustraire à l’inquiétude. » Magritte nomme ses tableaux (un peu comme la main anonyme qui a désigné la pipe par l’énoncé « Ceci n’est pas un pipe ») pour tenir en respect la dénomination. Et pourtant, dans cet espace brisé et en dérive, d’étranges rapports se nouent, des intrusions se produisent, de brusques invasions destructrices, des chutes d’images au milieu des mots, des éclairs verbaux qui sillonnent les dessins et les font voler en éclats. Patiemment, Klee construit un espace sans nom ni géométrie en entrecroisant la chaîne des signes et la trame des figures. Magritte, lui, mine en secret un espace qu’il semble maintenir dans la disposition traditionnelle. Mais il le creuse de mots : et la vieille pyramide de la perspective n’est plus qu’une taupinière au point de s’effondrer.

Il a suffi, au dessin le plus sage, d’une souscription comme « Ceci n’est pas une pipe » pour qu’aussitôt la figure soit contrainte de sortir d’elle-même, de s’isoler de son espace, et finalement de se mettre à flotter, loin ou près d’elle-même, on ne sait, semblable ou différente de soi. À l’opposé de Ceci n’est pas une pipe, L’Art de la conversation : dans un paysage de commencement du monde ou de gigantomachie, deux personnages minuscules sont en train de parler ; discours inaudible, murmure qui est aussitôt repris dans le silence des pierres, dans le silence de ce mur qui surplombe de ses blocs énormes les deux bavards muets ; or ces blocs, juchés en désordre les uns sur les autres, forment à leur base un ensemble de lettres où il est facile de déchiffrer le mot RÊVE, comme si toutes ces paroles fragiles et sans poids avaient reçu pouvoir d’organiser le chaos des pierres. Ou comme si, au contraire, derrière le bavardage éveillé mais aussitôt perdu des hommes, les choses pouvaient, dans leur mutisme et leur sommeil, composer un mot – un mot stable que rien ne pourra effacer ; or ce mot désigne les plus fugitives des images. Mais ce n’est pas tout : car c’est dans le rêve que les hommes, enfin réduits au silence, communiquent avec la signification des choses, et qu’ils se laissent pénétrer par ces mots énigmatiques, insistants, qui viennent d’ailleurs. Ceci n’est pas une pipe, c’était l’incision du discours dans la forme des choses, c’était son pouvoir ambigu de nier et de dédoubler ; L’Art de la conversation, c’est la gravitation autonome des choses qui forment leurs propres mots dans l’indifférence des hommes, et la leur imposent, sans même qu’ils le sachent, dans leur bavardage quotidien.

Entre ces deux extrêmes, l’œuvre de Magritte déploie le jeu des mots et des images. Le visage d’un homme absolument sérieux, sans un mouvement des lèvres, sans un plissement des yeux, vole en « éclats » sous l’effet d’un rire qui n’est pas le sien, que nul n’entend, et qui vient de nulle part. Le « soir qui tombe » ne peut pas choir sans briser un carreau dont les fragments, encore porteurs, sur leurs lames aiguës, sur leurs flammes de verre, des reflets du soleil, jonchent le plancher et l’appui de la fenêtre : les mots qui nomment « chute » la disparition du soleil ont entraîné, avec l’image qu’ils forment, non seulement la vitre, mais cet autre soleil qui s’est dessiné comme un double sur la surface transparente et lisse. À la manière d’un battant dans une cloche, la clef tient à la verticale « dans le trou de la serrure » : elle y fait sonner jusqu’à l’absurde l’expression familière. D’ailleurs, écoutons Magritte : « On peut créer entre les mots et les objets de nouveaux rapports et préciser quelques caractères du langage et des objets, généralement ignorés dans la vie quotidienne. » Ou encore : « Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image. Un mot peut prendre la place d’un objet dans la réalité. Une image peut prendre la place d’un mot dans une proposition. » Et ceci qui n’emporte point de contradiction, mais se réfère à la fois au réseau inextricable des images et des mots, et à l’absence de lieu commun qui puisse les soutenir : « Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images. On voit autrement les images et les mots dans un tableau[220]. »

Il ne faut pas s’y tromper : dans un espace où chaque élément semble obéir au seul principe de la représentation plastique et de la ressemblance, les signes linguistiques, qui avaient l’air exclus, qui rôdaient loin autour de l’image, et que l’arbitraire du titre semblait pour toujours avoir écartés, se sont rapprochés subrepticement ; ils ont introduit dans la plénitude de l’image, dans sa méticuleuse ressemblance, un désordre – un ordre qui n’appartient qu’à eux.

Klee tissait, pour y déposer ses signes plastiques, un espace nouveau. Magritte laisse régner le vieil espace de la représentation, mais en surface seulement, car il n’est plus qu’une pierre lisse, portant des figures et des mots : au-dessous, il n’y a rien. C’est la dalle d’une tombe : les incisions qui dessinent les figures et celles qui ont marqué les lettres ne communiquent que par le vide, par ce non-lieu qui se cache sous la solidité du marbre. Je noterai seulement qu’il arrive à cette absence de remonter jusqu’à sa surface et d’affleurer dans le tableau lui-même : quand Magritte donne sa version de Madame Récamier ou du Balcon, il remplace les personnages de la peinture traditionnelle par des cercueils : le vide contenu invisiblement entre les planches de chêne ciré dénoue l’espace que composaient le volume des corps vivants, le déploiement des robes, la direction du regard et tous ces visages prêts à parler, le « non-lieu » surgit « en personne » – à la place des personnes et là où il n’y a plus personne.





LES SEPT SCEAUX DE L’AFFIRMATION


La vieille équivalence entre similitude et affirmation, Kandinsky l’a donc congédiée dans un geste souverain, et unique ; il a affranchi la peinture de l’une et de l’autre. Magritte, lui, procède par dissociation : rompre leurs liens, établir leur inégalité, faire jouer l’une sans l’autre, maintenir celle qui relève de la peinture, et exclure celle qui est la plus proche du discours ; poursuivre aussi loin qu’il est possible la continuation indéfinie des ressemblances, mais l’alléger de toute affirmation qui entreprendrait de dire à quoi elles ressemblent. Peinture du « Même », libérée du « comme si ». Nous sommes au plus loin du trompe-l’œil. Celui-ci veut faire passer la plus lourde charge d’affirmation par la ruse d’une ressemblance qui convainc : « Ce que vous voyez-là, ce n’est pas, sur la surface d’un mur, un assemblage de lignes et de couleurs ; c’est une profondeur, un ciel, des nuages qui ont tiré le rideau de votre toit, une vraie colonne autour de laquelle vous pourrez tourner, un escalier qui prolonge les marches où vous vous trouvez engagé (et déjà vous faites un pas vers lui, malgré vous), une balustrade de pierre par-dessus laquelle voici que se penchent pour vous voir les visages attentifs des courtisans et des dames, qui portent, avec les mêmes rubans, les mêmes costumes que vous, qui sourient à votre étonnement et à vos sourires, faisant dans votre direction des signes qui vous sont mystérieux pour la seule raison qu’ils ont déjà répondu sans attendre à ceux que vous allez leur faire. »

À tant d’affirmations, appuyées sur tant d’analogies, s’oppose le texte de Magritte qui parle tout près de la pipe la plus ressemblante. Mais qui parle, en ce texte unique où la plus élémentaire des affirmations se trouve conjurée ? La pipe elle-même, d’abord : « Ce que vous voyez ici, ces lignes que je forme ou qui me forment, tout cela n’est point ce que vous croyez sans doute ; mais seulement un dessin, tandis que la vraie pipe, reposant en son essence bien au-delà de tout geste artificieux, flottant dans l’élément de sa vérité idéale, est au-dessus – tenez, juste au-dessus de ce tableau où je ne suis, moi, qu’une simple et solitaire ressemblance. » À quoi la pipe d’en haut répond (toujours dans le même énoncé) : « Ce que vous voyez flotter devant vos yeux, hors de tout espace, et de tout socle fixe, cette brume qui ne repose ni sur une toile ni sur une page, comment serait-elle réellement une pipe ? Ne vous y trompez pas, je ne suis qu’une similitude – non pas quelque chose de semblable à une pipe, mais cette ressemblance nuageuse qui, sans renvoyer à rien, parcourt et fait communiquer des textes comme celui que vous pouvez lire et des dessins comme celui qui est là, en bas. » Mais l’énoncé, ainsi articulé deux fois déjà par des voix différentes, prend à son tour la parole pour parler de lui-même : « Ces lettres qui me composent et dont vous attendez au moment où vous entreprenez de les lire d’y voir nommer la pipe, ces lettres, comment oseraient-elles dire qu’elles sont une pipe, elles qui sont si loin de ce qu’elles nomment ? Ceci est un graphisme qui ne ressemble qu’à soi et ne saurait valoir pour ce dont il parle. » Il y a plus encore : ces voix se mêlent deux à deux pour dire, parlant du troisième élément, que « ceci n’est pas une pipe ». Liés par le cadre du tableau qui les entoure tous deux, le texte et la pipe d’en bas entrent en complicité : le pouvoir de désignation des mots, le pouvoir d’illustration du dessin dénoncent la pipe d’en haut, et refusent à cette apparition sans repère le droit de se dire une pipe, car son existence sans attache la rend muette et invisible. Liées par leur similitude réciproque, les deux pipes contestent à l’énoncé écrit le droit de se dire une pipe, lui qui est fait de signes sans ressemblance avec ce qu’ils désignent. Liés par le fait qu’ils viennent l’un et l’autre d’ailleurs, et que l’un est un discours susceptible de dire la vérité, que l’autre est comme l’apparition d’une chose en soi, le texte et la pipe d’en haut se conjuguent pour formuler l’assertion que la pipe du tableau n’est pas une pipe. Et peut-être faut-il supposer qu’outre ces trois éléments, une voix sans lieu parle dans cet énoncé, et qu’une main sans forme l’a écrit ; ce serait en parlant à la fois de la pipe du tableau, de la pipe qui surgit au-dessus, et du texte qu’il est en train d’écrire, que cet anonyme disait : « Rien de tout cela n’est une pipe ; mais un texte qui ressemble à un texte ; un dessin d’une pipe qui ressemble à un dessin d’une pipe ; une pipe (dessinée comme n’étant pas un dessin) qui ressemble à une pipe (dessinée à la manière d’une pipe qui ne serait pas elle-même un dessin). » Sept discours dans un seul énoncé. Mais il n’en fallait pas moins pour abattre la forteresse où la ressemblance était prisonnière de l’affirmation.

Désormais, la similitude est renvoyée à elle-même – dépliée à partir de soi et repliée sur soi. Elle n’est plus l’index qui traverse à la perpendiculaire la surface de la toile pour renvoyer à autre chose. Elle inaugure un jeu d’analogies qui courent, prolifèrent, se propagent, se répondent dans le plan du tableau, sans rien affirmer ni représenter. De là, chez Magritte, ces jeux infinis de la similitude purifiée qui ne déborde jamais à l’extérieur du tableau. Ils fondent des métamorphoses : mais dans quel sens ? Est-ce la plante dont les feuilles s’envolent et deviennent oiseaux, ou les oiseaux qui se noient, se botanisent lentement, et s’enfoncent en terre dans une dernière palpitation de verdure (Les Grâces naturelles, La Saveur des larmes) ? Est-ce la femme qui « prend de la bouteille » ou la bouteille qui se féminise en se faisant « corps nu » (ici se composent une perturbation des éléments plastiques due à l’insertion latente de signes verbaux et le jeu d’une analogie qui, sans rien affirmer, passe cependant, et deux fois, par l’instance ludique de l’énoncé) ? Au lieu de mélanger les identités, il arrive que l’analogie ait le pouvoir de les briser : un tronc de femme est sectionné en trois éléments (de grandeur régulièrement croissante de haut en bas) ; les proportions conservées à chaque rupture garantissent l’analogie en suspendant toute affirmation d’identité : trois proportionnelles à qui manque précisément la quatrième ; mais celle-ci est incalculable : la tête (dernier élément = x) manque : Folie des grandeurs, dit le titre.

Autre manière pour l’analogie de se libérer de sa vieille complicité avec l’affirmation représentative : mêler perfidement (et par une ruse qui semble indiquer le contraire de ce qu’elle veut dire) un tableau et ce qu’il doit représenter. En apparence, c’est là une manière d’affirmer que le tableau est bien son propre modèle. En fait, une pareille affirmation impliquerait distance intérieure, un écart, une différence entre la toile et ce qu’elle doit imiter ; chez Magritte, au contraire, il y a, du tableau au modèle, continuité dans le plan, passage linéaire, débordement continu de l’un dans l’autre : soit par un glissement de gauche à droite (comme dans La Condition humaine où la ligne de la mer se poursuit sans rupture de l’horizon à la toile) ; soit par inversion des éloignements (comme dans La Cascade, où le modèle avance sur la toile, l’enveloppe par les côtés, et la fait paraître en recul par rapport à ce qui devrait être au-delà d’elle). À l’inverse de cette analogie qui nie la représentation en effaçant dualité et distance, il y a celle au contraire qui l’esquive ou s’en moque grâce aux pièges du dédoublement. Dans Le soir qui tombe, la vitre porte un soleil rouge analogue à celui qui demeure accroché au ciel (voilà contre Descartes et la manière dont il résolvait les deux soleils de l’apparence dans l’unité de la représentation) ; c’est le contraire dans La Lunette d’approche : sur la transparence d’une vitre, on voit passer des nuages et scintiller une mer bleue ; mais l’entrebâillement de la fenêtre sur un espace noir montre que ce n’est là le reflet de rien.





PEINDRE N’EST PAS AFFIRMER


Séparation rigoureuse entre signes linguistiques et éléments plastiques ; équivalence de la similitude et de l’affirmation. Ces deux principes constituaient la tension de la peinture classique : car le second réintroduisait le discours (il n’y a d’affirmation que là où on parle) dans une peinture d’où l’élément linguistique était soigneusement exclu. De là, le fait que la peinture classique parlait – et parlait beaucoup – tout en se constituant hors langage ; de là, le fait qu’elle reposait silencieusement sur un espace discursif ; de là, le fait qu’elle se donnait, au-dessous d’elle-même, une sorte de lieu commun où elle pouvait restaurer les rapports de l’image et des signes.

Magritte noue les signes verbaux et les éléments plastiques, mais sans se donner le préalable d’une isotopie ; il esquive le fond de discours affirmatif sur lequel reposait tranquillement la ressemblance ; et il fait jouer de pures similitudes et des énoncés verbaux non affirmatifs dans l’instabilité d’un volume sans repère et d’un espace sans plan. Opération dont Ceci n’est pas une pipe donne en quelque sorte le formulaire.

1) Pratiquer un calligramme où se trouvent simultanément présents et visibles l’image, le texte, la ressemblance, l’affirmation et leur lieu commun.

2) Puis ouvrir d’un coup, de manière que le calligramme se décompose aussitôt et disparaisse, ne laissant comme trace que son propre vide.

3) Laisser le discours tomber selon sa propre pesanteur et acquérir la forme visible des lettres. Lettres qui, dans la mesure où elles sont dessinées, entrent dans un rapport incertain, indéfini, enchevêtré avec le dessin lui-même – mais sans qu’aucune surface puisse leur servir de lieu commun.

4) Laisser d’un autre côté les similitudes se multiplier à partir d’elles-mêmes, naître de leur propre vapeur et s’élever sans fin dans un éther de moins en moins spatialisé où elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes.

5) Bien vérifier, au bout de l’opération, que le précipité de la dernière éprouvette a changé de couleur, qu’il est passé du blanc au noir, que Ceci est une pipe est bien devenu Ceci n’est pas une pipe. Bref, que la peinture a cessé d’affirmer.

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