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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 4권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome II, 118. La force de fuir

by 상겔스 2024. 6. 26.
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118. La force de fuir


« La force de fuir », Derrière le miroir, n° 202 : RebeyroIIe, mars 1973, pp. 1-8.

Vous êtes entré. Vous voici cerné par dix tableaux, qui entourent une pièce dont toutes les fenêtres ont été soigneusement fermées.

En prison, à votre tour, comme les chiens que vous voyez se dresser et buter contre les grillages ?

À la différence des Oiseaux venus du ciel cubain, les Chiens n’appartiennent pas à un temps déterminé ni à un lieu précis. Il ne s’agit pas des prisons d’Espagne, de Grèce, d’U.R.S.S., du Brésil ou de Saigon ; il s’agit de la prison. Mais la prison – Jackson en a porté témoignage – est aujourd’hui un lieu politique, c’est-à-dire un lieu où naissent et se manifestent des forces, un lieu où se forme de l’histoire, et d’où le temps surgit.

Les Chiens ne sont donc pas une variation sur une forme, des couleurs, un mouvement comme l’étaient les Grenouilles. Ils forment une série irréversible, une irruption qu’on ne peut maîtriser. Ne pas dire : une histoire apparaît grâce à la juxtaposition des toiles ; mais plutôt : le mouvement qui tremble d’abord, puis se dégage d’une toile, passe réellement hors de ses limites pour s’inscrire, se continuer sur la toile suivante et les secouer toutes d’un même grand mouvement qui finit par leur échapper et les laisser là devant vous. La série des tableaux, au lieu de raconter ce qui s’est passé, fait passer une force dont l’histoire peut être racontée comme le sillage de sa fuite et de sa liberté. La peinture a au moins ceci de commun avec le discours : lorsqu’elle fait passer une force qui crée de l’histoire, elle est politique.

Regardez : les fenêtres sont blanches, tant que triomphe l’enfermement. Ni ciel ni lumière : rien de l’intérieur ne se laisse entrevoir ; rien non plus ne se hasarde à pénétrer. Plutôt qu’un extérieur, c’est un pur dehors, neutre, inaccessible, sans figure. Ces carrés blancs n’indiquent pas un ciel et une terre qu’on pourrait voir de loin, ils marquent qu’on est ici et nulle part ailleurs. Les fenêtres de la peinture classique permettaient de replacer un intérieur dans le monde extérieur ; ces yeux sans regard fixent, clouent, amarrent des ombres à des murs qui n’auraient que leur face de nuit. Blason de l’impuissance nue.

Pouvoir, pouvoir buté et immobile, pouvoir rigide, tel est le bois dans les tableaux de Rebeyrolle. Bois surimposé à la toile, collé à elle par l’une des colles les plus fortes qu’on puisse trouver (« on ne peut pas l’arracher sans arracher la toile »), il est à la fois dans le tableau, et en dehors de la surface. Au milieu de ces nuits sans heures, dans cette ombre sans direction, les morceaux de trique sont comme des aiguilles, mais qui marqueraient le haut et le bas : horloge de la verticalité. Quand les chiens sont couchés, les bâtons sont droits ; ce sont les veilleurs immobiles de La Geôle, la sentinelle unique du Condamné endormi, les épieux de La Torture ; mais, quand le chien se dresse, le bois s’allonge et devient barre ; c’est le formidable verrou du Cachot-, contre lui vient buter L’Enragé-, contre la fenêtre des Prisonniers encore et toujours le bâton horizontal du pouvoir.

Dans le monde des prisons, comme dans celui des chiens (c couché », « debout »), la verticale n’est pas l’une des dimensions de l’espace, c’est la dimension du pouvoir.

Elle domine, surgit, menace, écrase ; énorme pyramide des bâtiments, au-dessus et au-dessous ; ordres aboyés d’en haut et d’en bas ; interdit de te coucher le jour, de te lever la nuit ; debout devant les gardiens, garde-à-vous devant le directeur ; écroulé sous les coups dans les caves du mitard, ou attaché sur le lit de contention pour n’avoir pas voulu te coucher devant les matons ; et, finalement, la pendaison légère, seule issue pour échapper à l’enfermement de long en large, seule manière de mourir debout.

La fenêtre et le bâton s’opposent et font couple, comme le pouvoir et l’impuissance. Le bâton, qui est extérieur à la peinture, qui, avec sa raideur misérable, vient se coller à elle, pénètre l’ombre et le corps jusqu’au sang. La fenêtre représentée, elle, avec les seuls moyens de la peinture est incapable en revanche d’ouvrir sur aucun espace. La raideur de l’un appuie et souligne l’impuissance de l’autre : ils s’entrelacent dans le grillage. Et, par ces trois éléments (grillage-fenêtre-bâton), la splendeur de cette peinture est rabattue volontairement de l’esthétique et des puissances de l’enchantement sur la politique – la lutte des forces et du pouvoir.

Quand la surface blanche de la fenêtre s’illumine dans un bleu immense, c’est le moment décisif. La toile où s’opère cette mutation a pour titre Dedans : c’est que le partage se fait et que le dedans commence à s’ouvrir malgré lui à la naissance d’un espace. Le mur se fend de haut en bas : on le dirait partagé par une grande épée bleue. La verticale, qui, avec le relief du bâton, marquait le pouvoir, creuse maintenant une liberté. Les bâtons verticaux qui font tenir le grillage n’empêchent pas, à côté d’eux, le mur de craquer. Un museau et des pattes s’acharnent à l’ouvrir avec une joie intense, un frémissement électrique. Dans la lutte des hommes, rien de grand n’est jamais passé par les fenêtres, mais tout, toujours, par l’effondrement triomphant des murs.

La fenêtre vaine a d’ailleurs disparu dans la toile suivante (La Clôture) : appuyé à la crête du mur, le chien dressé, mais déjà un peu ramassé sur lui-même, contracté pour bondir, regarde en face de lui une surface bleue et infinie, dont le séparent seulement deux piquets plantés et un grillage à moitié abattu.

Un bond, et la surface pivote. Dedans dehors. D’un dedans qui n’avait pas d’extérieur à un dehors qui ne laisse subsister aucun intérieur. Champ et contrechamp. La fenêtre blanche s’est obscurcie, et le bleu qu’on avait devant soi devient un mur blanc qu’on laisse derrière soi. Il a suffi de ce bond, de cette irruption d’une force (qui n’est pas représentée sur une toile, mais qui se produit indiciblement entre deux toiles, sur l’éclair de leur proximité), pour que tous les signes et toutes les valeurs s’inversent.

Abolition des verticales : tout fuit désormais selon des horizontales rapides. Dans La Belle (la plus « abstraite » de la série : car c’est la force pure, la nuit surgissant de la nuit et se découpant comme une forme vive dans la lumière du jour), le bâton impuissant dessine cette fois comme un portique forcé. Jaillissant de l’obscur, qui semble encore l’imprégner et faire corps avec elle, une bête fuit, pattes en avant, sexe tendu.

Et la grande toile finale déploie et disperse un nouvel espace, absent jusque-là de toute la série. C’est le tableau de la transversalité ; il est partagé par moitié entre la forteresse noire du passé et les orages de la couleur future. Mais, sur toute sa longueur, les traces d’un galop – un « signalement d’évadé ». Il paraît que la vérité vient doucement, à pas de colombe. La force, elle, laisse sur la terre les griffes de sa course.

Il y a eu chez Rebeyrolle trois grandes séries d’animaux : les truites et les grenouilles, d’abord ; les oiseaux ; et voici les chiens. Chacune correspond non seulement à une technique distincte, mais à un acte de peindre différent. Les grenouilles ou les truites s’entrelacent aux herbes, aux cailloux, aux tourbillons du ruisseau. Le mouvement est obtenu par déplacements réciproques : les couleurs glissent sur leurs formes d’origine, constituent à côté d’elles, un peu plus loin, des taches flottantes et libérées ; les formes se déplacent sous les couleurs et font surgir, entre deux surfaces immobiles, la ligne d’une attitude ou d’un geste nerveux. De sorte qu’il se produit du bondissement dans du vert, de la prestesse dans de la transparence, une rapidité furtive à travers des reflets bleus. Animaux d’en bas, animaux des eaux, des terres, des terres humides, formées à partir d’elles et dissoutes en elles (un peu comme les rats d’Aristote), les grenouilles et les truites ne peuvent être peintes que liées à elles et dispersées par elles. Elles emportent avec elles le monde qui les esquive. Le peintre ne les saisit où elles se cachent que pour les libérer et les faire disparaître dans le geste qui les trace.

L’oiseau vient d’en haut comme le pouvoir. Il s’abat sur la force qui, elle, vient d’en bas, et qu’il veut maîtriser. Mais, au moment où il approche de cette force terrestre, plus vive pourtant, et plus brûlante que le soleil, il se décompose et tombe disloqué. Dans la série des Guérilleros, les oiseaux-hélicoptères-parachutistes basculent vers le sol, tête la première, déjà frappés par la mort, qu’ils vont semer autour d’eux dans un dernier sursaut. Chez Bruegel, un Icare minuscule, frappé par le soleil, tombait : cela se passait dans l’indifférence d’un paysage laborieux et quotidien. L’oiseau au béret vert, chez Rebeyrolle, tombe dans un énorme fracas d’où jaillissent des becs, des griffes, du sang, des plumes. Il est enchevêtré avec le soldat qu’il écrase, mais qui le tue ; des poings rouges, des bras surgissent. Les contours dont les grenouilles et les truites se libéraient furtivement se retrouvent ici, mais par fragments, et à la périphérie d’une lutte où la violence de la couleur écrase les formes. L’acte de peindre s’est abattu sur la toile où il se débat encore longtemps.

Les chiens, comme les grenouilles, sont des animaux d’en bas. Mais les animaux de la force qui fait rage. La forme, ici, est entièrement recomposée ; malgré les couleurs sombres et le ton sur ton, les silhouettes se découpent avec précision. Pourtant, le contour n’est pas obtenu par une ligne qui court net le long du corps ; mais par des milliers de traits perpendiculaires, des brins de paille, qui forment un hérissement général, une sombre présence électrique dans la nuit. Il s’agit moins d’une forme que d’une énergie ; moins d’une présence que d’une intensité, moins d’un mouvement et d’une attitude que d’une agitation, d’un tremblement difficilement contenus. Se méfiant du langage, Spinoza craignait qu’on confonde sous le mot chien 1’ « animal aboyant » et la « constellation céleste ». Le chien de Rebeyrolle, lui, est résolument à la fois animal aboyant et constellation terrestre.

Ici, peindre la forme et laisser fuser la force se rejoignent. Rebeyrolle a trouvé le moyen de faire passer d’un seul geste la force de peindre dans la vibration de la peinture. La forme n’est plus chargée dans ses distorsions de représenter la force ; et celle-ci n’a plus à bousculer la forme pour se faire jour. La même force passe directement du peintre à la toile, et d’une toile à celle qui la suit ; de l’abattement tremblant, puis de la douleur supportée jusqu’au frémissement d’espoir, au bond, à la fuite sans fin de ce chien, qui, tournant tout autour de vous, vous a laissé seul dans la prison où vous voici maintenant enfermé, étourdi sur le passage de cette force qui est déjà loin de vous maintenant et dont vous ne voyez plus devant que les traces – les traces de qui « se sauve ».

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