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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 010. Dire et voir chez Raymond Roussel

by 상겔스 2024. 6. 25.
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10 Dire et voir chez Raymond Roussel


« Dire et voir chez Raymond Roussel », Lettre ouverte, n° 4, été 1962, pp. 38-51. Variante du chapitre 1 de Raymond Roussel, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1963.

L’œuvre nous est offerte dédoublée en son dernier instant par un discours qui se charge d’expliquer comment… Ce Comment j’ai écrit certains de mes livres, révélé lui-même quand tous étaient écrits, a un étrange rapport avec cette œuvre qu’il découvre dans sa machinerie, en la recouvrant d’un récit autobiographique hâtif, modeste et insolent.

En apparence, Roussel respecte l’ordre des chronologies et explique son œuvre en suivant le droit-fil qui est tendu des récits de jeunesse aux Nouvelles Impressions qu’il vient de publier. Mais la distribution du discours et son espace intérieur sont exactement contraires : au premier plan et en toute méticulosité, le procédé qui organise les textes initiaux ; puis en étages plus serrés, les mécanismes des Impressions d’Afrique, avant ceux de Locus solus, à peine indiqués ; à l’horizon, là où le langage se perd avec le temps, les textes récents -La Poussière de soleils et L’Étoile au front – ne sont plus qu’un point. Les Nouvelles Impressions, elles, sont déjà de l’autre côté du ciel, et on ne peut les y repérer que par ce qu’elles ne sont pas. La géométrie profonde de cette « révélation » renverse le triangle du temps. Par une rotation complète, le proche devient le plus lointain. Comme si Roussel ne jouait son rôle de guide que dans les premiers détours du labyrinthe, et qu’il l’abandonnait à mesure que le cheminement s’approche du point central où il est lui-même. Le miroir qu’au moment de mourir Roussel tend à son œuvre et devant elle, dans un geste mal défini d’éclairement et de précaution, est doué d’une bizarre magie : il repousse la figure centrale dans le fond où les lignes se brouillent, recule au plus loin la place d’où se fait la révélation et le moment où elle se fait, mais rapproche, pour la plus extrême myopie, ce qui est le plus éloigné de l’instant où elle parle. À mesure qu’elle approche d’elle-même, elle s’épaissit en secret.

Secret redoublé : car sa forme solennellement ultime, le soin avec lequel elle a été, tout au long de l’œuvre, retardée pour venir à échéance au moment de la mort, transforme en énigme le procédé qu’elle met au jour. Le lyrisme, méticuleusement exclu de Comment j’ai écrit certains de mes livres (les citations de Janet utilisées par Roussel pour parler de ce qui fut sans doute l’expérience nodale de sa vie montrent la rigueur de cette exclusion), apparaît inversé – à la fois nié et purifié – dans cette figure étrange du secret que la mort garde et publie. Le « comment » inscrit par Roussel en tête de son œuvre dernière et révélatrice nous introduit non seulement au secret de son langage, mais au secret de son rapport avec un tel secret, non pour nous y guider, mais pour nous laisser au contraire désarmés et dans l’embarras le plus absolu quand il s’agit de déterminer la forme de réticence qui a maintenu le secret dans cette réserve tout à coup dénouée.

La phrase première : « Je me suis toujours proposé d’expliquer de quelle façon j’avais écrit certains de mes livres », indique avec assez de clarté que ces rapports ne furent ni accidentels ni établis au dernier instant, mais qu’ils ont fait partie de l’œuvre même, et de ce qu’il y avait de plus constant, de mieux enfoui dans son intention. Et puisque cette révélation de dernière minute et de premier projet forme maintenant le seuil inévitable et ambigu qui initie à l’œuvre en la terminant, elle se joue de nous, à n’en pas douter : en donnant une clef qui désamorce le jeu, elle dessine une énigme seconde. Elle nous prescrit pour lire l’œuvre une conscience inquiète : conscience en laquelle on ne peut se reposer, puisque le secret n’est pas à trouver comme dans ces devinettes ou charades que Roussel aimait tant ; il est démonté et avec soin, pour un lecteur qui aurait donné, avant la fin du jeu, sa langue au chat. Mais c’est Roussel qui donne au chat la langue de ses lecteurs ; il les contraint à connaître un secret qu’ils ne reconnaissaient pas, et à se sentir pris dans une sorte de secret flottant, anonyme, donné et retiré, et jamais tout à fait démontrable : si Roussel de son plein gré a dit qu’il y avait « du secret », on peut supposer aussi bien qu’il l’a radicalement supprimé, en le disant et en disant quel il est, ou qu’il l’a multiplié en laissant secret le principe du secret et de sa suppression. L’impossibilité ici de décider lie tout discours sur Roussel non seulement au risque commun de se tromper, mais à celui, plus raffiné, de l’être et par la conscience même du secret, toujours tentée de le refermer sur lui-même et d’abandonner l’œuvre à une nuit facile, toute contraire à l’énigme du jour qui la traverse.

Roussel, en 1932, avait adressé à l’imprimeur une partie du texte qui allait devenir, après sa mort, Comment j’ai écrit certains de mes livres[112]. Ces pages, il était entendu qu’elles ne devaient point paraître de son vivant. Elles n’attendaient pas sa mort ; celle-ci, plutôt, était aménagée en elles, liée sans doute à l’instance de la révélation qu’elles portaient. Quand, le 30 mai 1933, il précise ce que doit être l’ordonnance de l’ouvrage, il avait depuis longtemps pris ses dispositions pour ne plus revenir à Paris. Au mois de juin, il s’installe à Palerme, quotidiennement drogué et dans une grande euphorie. Il tente de se tuer ou de se faire tuer, comme si maintenant il avait pris « le goût de la mort dont auparavant il avait la crainte ». Le matin où il devait quitter son hôtel pour une cure de désintoxication à Kreuzlingen, on le retrouve mort ; malgré sa faiblesse, qui était extrême, il s’était traîné avec son matelas tout contre la porte de communication qui donnait sur la chambre de Charlotte Dufresne.

Cette porte, en tout temps, restait libre ; on la trouva fermée à clef. La mort, le verrou et cette ouverture close formèrent, en cet instant et pour toujours sans doute, un triangle énigmatique où l’œuvre de Roussel nous est à la fois livrée et refusée. Ce que nous pouvons entendre de son langage nous parle à partir d’un seuil où l’accès ne se dissocie pas de ce qui forme défense – accès et défense eux-mêmes équivoques puisqu’il s’agit, en ce geste non déchiffrable, de quoi ? de libérer cette mort si longtemps redoutée et soudain désirée ? ou peut-être aussi bien de retrouver une vie dont il avait tenté avec acharnement de se délivrer, mais qu’il avait si longtemps rêvé de prolonger à l’infini par ses œuvres, et, dans ses œuvres mêmes, par des appareils méticuleux, fantastiques, infatigables. De clef, yen a-t-il d’autres maintenant que ce texte dernier qui est là, immobile, tout contre la porte ? Faisant signe d’ouvrir ? ou le geste de fermer ? Tenant une clef simple merveilleusement équivoque, apte en un seul tour à cadenasser ou à délivrer. Se fermant avec soin sur une mort sans atteinte possible, ou peut-être, transmettant, au-delà d’elle, cet éblouissement dont le souvenir n’avait pas quitté Roussel depuis sa dix-neuvième année, et dont il avait essayé, en vain toujours, sauf peut-être cette nuit-là, de retrouver la clarté ?

Roussel, dont le langage est d’une grande précision, a dit curieusement de Comment j’ai écrit certains de mes livres qu’il s’agissait d’un texte « secret et posthume ». Il voulait dire sans doute – au-dessous de la signification évidente : secret jusqu’à la mort exclue plusieurs choses : que la mort appartenait à la cérémonie du secret, qu’elle en était un seuil préparé, la solennelle échéance ; peut-être aussi que le secret resterait secret jusque dans la mort, trouvant en elle le secours d’une chicane supplémentaire – le « posthume » multipliant le « secret » par lui-même et l’inscrivant dans le définitif ; ou mieux, que la mort révélerait qu’il y a un secret, montrant, non ce qu’il cache, mais ce qui le rend opaque et infracassable ; et qu’elle garderait le secret en dévoilant qu’il est secret, le livrant épithète, le maintenant substantif. Et on n’a plus au fond de la main que l’indiscrétion têtue, interrogative d’une clef elle-même verrouillée – chiffre déchiffrant et chiffré.

Comment j’ai écrit certains de mes livres cache autant et plus que n’en dévoile la révélation promise. Il n’offre guère que des épaves dans une grande catastrophe de souvenirs qui oblige « à mettre des points de suspension ». Mais aussi générale que soit cette lacune, elle n’est encore qu’un accident de surface à côté d’une autre, plus essentielle, impérieusement indiquée par la simple exclusion, sans commentaire, de toute une série d’œuvres. « Il va sans dire que mes autres livres, La Doublure, La Vue, et Nouvelles Impressions d’Afrique sont absolument étrangers au procédé. » Hors secret sont aussi trois textes poétiques, L’Inconsolable, Les Têtes de carton et le poème écrit par Roussel, Mon âme. Quel secret recouvre cette mise à l’écart, et le silence qui se contente de la signaler sans un mot d’explication ? Cachent-elles, ces œuvres, une clef d’une autre nature – ou la même, mais cachée doublement jusqu’à la dénégation de son existence ? Et peut-être y a-t-il une clef générale dont relèveraient aussi bien, selon une loi très silencieuse, les œuvres chiffrées et déchiffrées par Roussel – que celles dont le chiffre serait de n’avoir pas de chiffre apparent. La promesse de la clef, dès la formulation qui la livre esquive ce qu’elle promet ou plutôt le renvoie au-delà de ce qu’elle-même peut livrer, à une interrogation où tout le langage de Roussel se trouve pris.

Étrange pouvoir de ce texte destiné à « expliquer ». Si douteux apparaissent son statut, la place d’où il s’élève et d’où il fait voir ce qu’il montre et les frontières jusqu’où il s’étend, l’espace qu’à la fois il supporte et il mine, qu’il n’a guère, en un premier éblouissement, qu’un seul effet : propager le doute, l’étendre par omission concertée là où il n’avait pas de raison d’être, l’insinuer dans ce qui doit en être protégé, et le planter jusque dans le sol ferme où lui-même s’enracine. Comment j’ai écrit certains de mes livres est après tout un de ses livres : le texte du secret dévoilé n’a-t-il pas le sien, mis au jour et masqué à la fois par la lumière qu’il porte aux autres ?

Tout ces corridors, il serait rassurant de pouvoir les fermer, d’interdire toutes les issues et d’admettre que Roussel échappe par la seule que notre conscience, pour son plus grand repos, veut bien lui aménager. « Est-il concevable qu’un homme étranger à toute tradition initiatique se considère comme tenu à emporter dans la tombe un secret d’un autre ordre ?… N’est-il pas plus tentant d’admettre que Roussel obéit, en qualité d’adepte, à un mot d’ordre imprescriptible[113] ? » On voudrait bien : les choses en seraient étrangement simplifiées, et l’œuvre se refermerait sur un secret dont l’interdit à lui seul signalerait l’existence, la nature, le contenu et le rituel obligé ; et par rapport à ce secret, tous les textes de Roussel seraient autant d’habiletés rhétoriques révélant à qui sait lire ce qu’ils disent par le simple fait, merveilleusement généreux, qu’ils ne le disent pas.

À l’extrême limite, il se peut que la « chaîne » de La Poussière de soleils ait quelque chose à voir (dans la forme) avec la procession du savoir alchimique, même s’il y a peu de chances pour que les vingt-deux changements de décor imposés par la mise en scène répètent les vingt-deux arcanes majeurs du tarot. Il se peut que certains dessins extérieurs du cheminement ésotérique aient servi de modèle : mots dédoublés, coïncidences et rencontres à point nommé, emboîtement des péripéties, voyage didactique à travers des objets porteurs, en leur banalité, d’une histoire merveilleuse qui définit leur prix en décrivant leur genèse, découvertes en chacun d’eux d’avatars mythiques qui les conduisent jusqu’à l’actuelle promesse de la délivrance. Mais si Roussel, ce qui n’est pas sûr, a utilisé de pareilles figures, c’est sur le mode où il s’est servi de quelques vers d’Au clair de la lune et de J’ai du bon tabac dans les Impressions d’Afrique : non pour en transmettre le contenu par un langage symbolique destiné à le livrer en le dérobant, mais pour aménager à l’intérieur du langage un verrou supplémentaire, tout un système de voies invisibles, de chicanes et de subtiles défenses.

Le langage de Roussel est opposé – par le sens de ses flèches plus que par le bois dont il est fait – à la parole initiatique. Il n’est pas bâti sur la certitude qu’il y a un secret, un seul, et sagement silencieux ; il scintille d’une incertitude rayonnante qui est toute de surface et qui recouvre une sorte de blanc central : impossibilité de décider s’il y a un secret, ou aucun, ou plusieurs et quels ils sont. Toute affirmation qu’il existe, toute définition de sa nature assèche dès sa source l’œuvre de Roussel, l’empêchant de vivre de ce vide qui mobilise, sans l’initier jamais, notre inquiète ignorance. En sa lecture, rien ne nous est promis. Seule est prescrite impérieusement la conscience qu’en lisant tous ces mots alignés et lisses nous sommes exposés au danger hors repère d’en lire d’autres, qui sont autres et les mêmes. L’œuvre, en sa totalité – avec l’appui qu’elle prend dans Comment j’ai écrit et tout le travail de sape dont cette révélation la mine –, impose systématiquement une inquiétude informe, divergente, centrifuge, orientée non pas vers le plus réticent des secrets, mais vers le dédoublement et la transmutation des formes les plus visibles : chaque mot est à la fois animé et ruiné, rempli et vidé par la possibilité qu’il y en ait un second – celui-ci ou celui-là, ou ni l’un ni l’autre, mais un troisième, ou rien.

Toute interprétation ésotérique du langage de Roussel situe le « secret » du côté d’une vérité objective ; mais c’est un langage qui ne veut rien dire d’autre que ce qu’il veut dire ; la merveilleuse machine volante qui, munie d’aimants, de voiles et de roues, obéit à des souffles calculés et dépose sur le sable des petits cailloux d’émail d’où naîtra une image de mosaïque ne veut dire et montrer que l’extraordinaire méticulosité de son agencement ; elle se signifie elle-même dans une auto suffisance dont s’enchantait certainement ce positivisme de Roussel que Leiris aime à rappeler. Les appareils de Locus solus, comme la flore mémorable des Impressions d’Afrique ne sont pas des armes, mais justement et surtout quand elles vivent, comme la méduse giratoire de Fogar ou son arbre à souvenirs, des machines ; elles ne parlent pas, elles travaillent sereinement dans une circularité de gestes où s’affirme la gloire silencieuse de leur automatisme. Aucun symbole, aucun hiéroglyphe dressé dans toute cette agitation minuscule, mesurée, prolixe de détails mais avare d’ornements. Pas de sens caché, mais une forme secrète.

La loi de construction de la « hie » volante, c’est à la fois le mécanisme qui permet de figurer un soudard germanique par un pointillé de dents fichées en terre, et la décomposition phonétique d’un segment de phrase arbitraire qui dicte les éléments avec leur ordre (demoiselle, reître, dents). C’est un décalage morphologique, non sémantique. L’enchantement ne tient pas à un secret déposé dans les plis du langage par une main extérieure ; il naît des formes propres à ce langage quand il se déplie à partir de lui-même selon le jeu de ses nervures possibles. Là, en cette visible éventualité, le secret culmine : non seulement Roussel n’a pas donné, sauf pour de rares exceptions, la clef de la genèse formelle, mais chaque phrase lue pourrait en receler un nombre considérable, une infinité presque, puisque le nombre des mots-arrivée est beaucoup plus élevé que le nombre des mots-départ. Mathématiquement, il n’y a pas de chance de trouver la solution réelle : on est simplement contraint, par la révélation faite au dernier moment, de sentir sous chacune de ses phrases un champ aléatoire d’événements morphologiques, qui sont tous possibles sans qu’aucun soit assignable. C’est le contraire de la réticence initiatique : celle-ci sous des formes multiples, mais habilement convergentes, conduit à un secret unique dont la présence entêtée se répète et finit par s’imposer sans s’énoncer en clair. L’énigme de Roussel, c’est que chaque élément de son langage soit pris dans une série non dénombrable de configurations éventuelles. Secret beaucoup plus manifeste, mais beaucoup plus difficile que celui suggéré par Breton : il ne réside pas dans une ruse du sens ni dans le jeu des dévoilements, mais dans une incertitude concertée de la morphologie, ou plutôt dans la certitude que plusieurs constructions peuvent articuler le même texte, autorisant des systèmes de lecture incompatibles mais tous possibles : une polyvalence rigoureuse et incontrôlable des formes.

De là une structure digne de remarque : au moment où les mots ouvrent sur les choses qu’ils disent, sans équivoque ni résidu, ils ont aussi une issue invisible et multiforme sur d’autres mots qu’ils lient ou dissocient, portent et détruisent selon d’inépuisables combinaisons. Il y a là, symétrique au seuil du sens, un seuil secret, curieusement ouvert, et infranchissable, infranchissable d’être justement une ouverture immense, comme si la clef interdisait le passage de la porte qu’elle ouvre, comme si le geste créateur de cet espace fluide, incertain, était celui d’une immobilisation définitive ; comme si, parvenu à cette porte interne par laquelle il communique avec le vertige de toutes ses possibilités, le langage s’arrêtait sur un geste qui tout ensemble ouvre et ferme. Comment j’ai écrit certains de mes livres avec, au centre de son projet, la mort, soudain et obstinément voulue par Roussel, figure ce seuil ambigu : l’espace interne du langage y est très précisément désigné, mais son accès aussitôt refusé en une ellipse dont l’apparence accidentelle cache la nature inévitable. Comme le cadavre, à Palerme, l’insoluble explication demeure sur un seuil intérieur, libre et clos ; elle dresse le langage de Roussel sur sa propre limite, si immobile, si muet maintenant, qu’on peut comprendre aussi bien qu’il barre ce seuil ouvert ou qu’il force ce seuil fermé. La mort et le langage, ici, sont isomorphes.

En quoi nous ne voulons pas voir une de ces lois « thématiques » qui sont censées régir discrètement et de haut les existences en même temps que les œuvres ; mais une expérience où le langage prend une de ses significations extrêmes et les plus inattendues.

Ce labyrinthe de mots, construit selon une architecture inaccessible et référé à son seul jeu, est en même temps un langage positif : sans vibrations, menu, discret, obstinément attaché aux choses, tout proche d’elles, fidèle jusqu’à l’obsession, à leur détail, à leurs distances, à leurs couleurs, à leurs imperceptibles accrocs, c’est le discours neutre des objets eux-mêmes, dépouillé de complicité et de tout cousinage affectif, comme absorbé entièrement par l’extérieur. Tendu sur un monde de formes possibles qui creusent en lui un vide, ce langage est plus qu’aucun voisin de l’être des choses. Et c’est bien par là qu’on approche ce qu’il y a de réellement « secret » dans le langage de Roussel : qu’il soit si ouvert alors que sa construction est si fermée, qu’il ait tant de poids ontologique quand sa morphologie est si aléatoire, qu’il prenne vue sur un espace détaillé et discursif, alors que, de propos délibéré, il s’est enclos dans une étroite forteresse ; bref, qu’il ait la structure précisément de cette minuscule photographie qui, enchâssée dans un porte-plume, ouvre au regard attentif « toute une plage de sable » dont les cent treize pages de La Vue épuiseront à peine la pléthore immobile et ensoleillée. Ce langage à artifice interne est un langage qui donne fidèlement à voir. L’intime secret du secret est de pouvoir ainsi faire apparaître – lui-même se cachant dans un mouvement fondamental qui communique avec le visible, et s’entend, sans problème ni déformation, avec les choses. Le porte-plume de La Vue (outil à construire des mots, et qui, de surcroît, donne à voir) est comme la figure la plus immédiate de ce rapport : dans un mince morceau d’ivoire blanc, long et cylindrique, peut-être aussi bizarrement découpé, et se prolongeant vers le haut, après une superposition de spirales et de boules, par une sorte de palette marquée d’une inscription un peu délavée et difficile à déchiffrer, se terminant en bas par une gaine de métal que des encres différentes ont tachée comme une rouille multicolore, qui gagne déjà par quelques bavures la tige à peine jaunie – une lentille guère plus étendue qu’un point brillant ouvre dans cet instrument, fabriqué pour dessiner sur du papier des signes arbitraires, non moins contournés que lui, un espace lumineux de choses simples, innombrables et patientes.

Comment j’ai écrit certains de mes livres exclut La Vue des œuvres à procédé, mais on comprend bien qu’entre la photographie insérée dans le porte-plume et la construction de Locus solus ou des Impressions, qui permet de voir tant de merveilles à travers une bizarrerie d’écriture, il y a une appartenance fondamentale. Toutes deux parlent du même secret : non pas du secret qui voile ce dont il parle, mais de ce secret beaucoup plus naïf, bien que peu divulgué, qui fait qu’en parlant et en obéissant aux règles arbitraires du langage, on porte, en pleine lumière de l’apparence, tout un monde généreux de choses ; ce qui est dans le droit-fil d’un art poétique intérieur au langage et creusant sous sa végétation familière de merveilleuses galeries. Art poétique très éloigné dans ses rites, très voisin dans sa signification ontologique, des grandes expériences destructrices du langage.

Ce monde à vrai dire n’a pas l’existence pleine qui semble au premier regard l’illuminer de fond en comble ; c’est dans La Vue toute une miniature, sans proportions, de gestes interrompus, de vagues dont la crête jamais ne parviendra à déferler, de ballons accrochés au ciel comme des soleils de cuir, d’enfants immobilisés dans une course de statues ; ce sont dans les Impressions d’Afrique et Locus solus des machines à répéter les choses dans le temps, à les prolonger d’une existence monotone circulaire et vidée, à les introduire dans le cérémonial d’une représentation, à les maintenir, comme la tête désossée de Danton, dans l’automatisme d’une résurrection sans vie. Comme si un langage ainsi ritualisé ne pouvait accéder qu’à des choses déjà mortes et allégées de leur temps ; comme s’il ne pouvait point parvenir à l’être des choses, mais à leur vaine répétition et à ce double où elles se retrouvent fidèlement sans y retrouver jamais la fraîcheur de leur être. Le récit creusé de l’intérieur par le procédé communique avec des choses creusées de l’extérieur par leur propre mort, et ainsi séparées d’elles-mêmes : avec, d’un côté, l’appareil impitoyablement décrit de leur répétition, et, de l’autre, leur existence définitivement inaccessible. Il y a donc, au niveau du « signifié », un dédoublement symétrique de celui qui sépare dans le « signifiant » la description des choses et l’architecture secrète des mots.

Ainsi se dessine une figure à quatre termes : récit, procédé, événement, répétition. L’événement est enfoui – présent et à la fois hors d’atteinte – dans la répétition, comme le procédé l’est dans le récit (il le structure et s’y dérobe) ; alors l’existence initiale, dans sa fraîcheur, a la même fonction que l’artificieuse machinerie du procédé ; mais inversement, le procédé joue le même rôle que les appareils à répétition : subtile architecture qui communique avec la présence première des choses, les éclairant dans le matin de leur apparition. Et au croisement de ces quatre termes dont le jeu détermine la possibilité du langage – son artifice merveilleusement ouvert –, la mort sert de relais et de limite. De seuil : elle sépare d’une distance infinitésimale l’événement et son itération quasi identique, les faisant communiquer en une vie aussi paradoxale que celle des arbres de Fogar dont la croissance est le déroulement de ce qui est mort ; de la même manière elle a séparé, dans le langage de Roussel, le récit et l’invisible procédé, les faisant vivre, une fois Roussel disparu, d’une vie énigmatique. En ce sens, le dernier texte pourrait bien n’être qu’une manière de replacer toute l’œuvre dans ce cristal d’eau étincelante où Canterel avait plongé la tête écorchée de Danton pour qu’elle répète sans fin ses discours sous les griffes d’un chat pelé, aquatique et électrisé.

C’est là entre ces quatre points cardinaux que la mort domine et écartèle comme une grande araignée, que le langage tisse sa précaire surface, ce mince réseau où se croisent les rites et le sens.

Et peut-être La Doublure, texte écrit pendant la première grande crise, dans « une sensation de gloire universelle d’une intensité extraordinaire », donne-t-elle, et dans la mesure même où elle est sans procédé, la figure la plus exacte du Secret : les masques du carnaval de Nice prêtent à voir, tout en cachant ; mais sous ce carton bariolé, avec les grosses têtes rouges et bleues, les bonnets, les postiches, dans l’écart immobile des lèvres ou l’amande aveugle des yeux, une nuit menace. Ce qui se voit n’est vu qu’à la manière d’un signe démesuré qui désigne en le masquant le vide sur lequel on l’a jeté. Le masque est creux et masque ce creux. Telle est la situation fragile et privilégiée du langage ; le mot prend son volume ambigu dans l’interstice du masque, dénonçant le double dérisoire et rituel du visage de carton et la noire présence d’une face inaccessible. Son lieu, c’est cet infranchissable vide – espace flottant, absence de sol, « mer incrédule » –, où, entre l’être celé et l’apparence désarmée, la mort surgit, mais où, tout aussi bien, dire a le pouvoir merveilleux de donner à voir. C’est là que s’accomplissent la naissance et la perdition du langage, son habileté à masquer et à conduire la mort dans une danse de carton bariolé.

Tout le langage de Roussel – et non pas seulement son texte dernier – est « posthume et secret ». Secret, puisque, sans rien cacher, il est l’ensemble caché de toutes ses possibilités, de toutes ses formes qui s’ébauchent et disparaissent à travers sa transparence, comme les personnages sculptés par Fuxier dans les grains de raisin. Posthume, puisqu’il circule parmi l’immobilité des choses, et que, leur mort une fois accomplie, il en raconte les rites de résurrection ; dès sa naissance, il est de l’autre côté du temps. Cette structure croisée du « secret » et du « posthume » commande la plus haute figure du langage de Roussel ; proclamée au moment de la mort, elle est le secret visible du secret dévoilé ; elle fait communiquer l’étrange procédé avec toutes les autres œuvres ; elle désigne une expérience merveilleuse et souffrante du langage qui s’est ouverte pour Roussel dans le dédoublement de La Doublure, et refermée, quand le « double » de l’œuvre fut manifesté par le dédoublement de la révélation finale. Royauté sans mystère du Rite, qui organise souverainement les rapports du langage, de l’existence et de la répétition – tout ce long défilé des masques.

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