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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 009. Le cycle des grenouilles

by 상겔스 2024. 6. 25.
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9 Le cycle des grenouilles


« Le cycle des grenouilles », La Nouvelle Revue française, 10e année, n° 114, juin 1962, pp. 1159-1160. (Sur J.-P. Brisset, La Science de Dieu ou la Création, Paris, Charmuel, 1900.)

Pierre (ou Jean-Pierre) Brisset, ancien officier, donnait des leçons de langues vivantes. Il dictait. Ceci, par exemple : « Nous, Paul Parfait, gendarme à pied, ayant été envoyé au village Capeur, nous nous y sommes rendu, revêtu de nos insignes. Nous y avons été reçu et acclamé par une population affolée, que notre présence a suffi à rassurer. » C’est que les participes le préoccupaient. Ce souci le mena plus loin que bien des professeurs de grammaire : à réduire, en 1883, le latin « à l’état d’argot », à rentrer chez lui, pensif, un jour de juin de cette même année 1883 et à concevoir le mystère de Dieu, à redevenir comme un enfant, pour comprendre la science de la parole, à se faire lui-même l’éditeur d’une œuvre dont l’Apocalypse pourtant avait annoncé l’imminence, à donner, en la Salle des Sociétés savantes, une conférence dont Le Petit Parisien fit mention en avril 1904. Polybiblion** parle de lui sans faveur : il serait un suppôt du combisme et de l’anticléricalisme borné. J’espère montrer un jour qu’il n’en est rien.

Brisset appartient – appartenait, je suppose qu’il est mort – à une autre famille : cette famille d’ombres qui a recueilli ce que la linguistique, dans sa formation, laissait en déshérence. Dénoncée, la pacotille des spéculations sur le langage devenait entre ces mains pieuses, avides, un trésor de la parole littéraire : on cherchait avec une obstination remarquable, quand tout proclamait l’échec, l’enracinement du signifié dans la nature du signifiant, la réduction du synchronique à un état premier de l’histoire, le secret hiéroglyphique de la lettre (à l’époque des égyptologues), l’origine pathétique et coassante des phonèmes (descendance de Darwin), le symbolisme hermétique des signes : le mythe immense d’une parole originairement vraie.

Révéroni Saint-Cyr, avec le rêve prémonitoire d’une algèbre logique, Court de Gebelin et Fabre d’Olivet, avec une érudition hébraïque certaine, avaient chargé leurs spéculations de toute une gravité démonstrative[110]. À l’autre extrémité du siècle, Roussel n’use que de l’arbitraire, mais d’un arbitraire combiné : un fait de langage (l’identité de deux séries phonétiques) ne lui révèle aucun secret perdu dans les paroles ; il lui sert à cacher un procédé créateur de paroles et suscite tout un univers d’artifices, de machineries concertées dont l’apparente raison est donnée, mais dont la vérité reste enfouie (indiquée mais pas découverte) dans Comment j’ai écrit certains de mes livres[111].

Brisset, lui, est juché en un point extrême du délire linguistique, là où l’arbitraire est reçu comme l’allègre et infranchissable loi du monde ; chaque mot est analysé en éléments phonétiques dont chacun vaut lui-même pour un mot ; celui-ci à son tour n’est qu’une phrase contractée ; de mot en mot, les ondes du discours s’étalent jusqu’au marécage premier, jusqu’aux grands éléments simples du langage et du monde : l’eau, la mer, la mère, le sexe. Cette phonétique patiente traverse le temps en une fulguration, nous remet en présence des batraciens ancestraux, puis dévale la cosmogonie, la théologie et le temps à la vitesse incalculable des mots qui jouent sur eux-mêmes. Tout ce qui est oubli, mort, lutte avec les diables, déchéance des hommes n’est qu’un épisode dans la guerre pour les mots que les dieux et les grenouilles se livrèrent jadis au milieu des roseaux bruyants du matin. Depuis, il n’est rien, il n’est pas de chose bornée et sans bouche qui ne soit mot muet. Bien avant que l’homme fût, ça n’a pas cessé de parler.

Mais, comme le rappelle notre auteur, « tout ce qui précède n’est pas encore suffisant pour faire parler ceux qui n’ont rien à dire ».

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