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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 008 Le « non » du père

by 상겔스 2024. 6. 25.
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8 Le « non » du père


« Le non. du père », Critique, n° 178, mars 1962, pp. 195-209. (Sur J. Laplanche, Hölderlin et la question du père, Paris, P.U F., 1961.)

L’importance du Hölderlin Jahrbuch* est extrême ; patiemment, depuis 1946, il a dégagé l’œuvre qu’il commente de l’épaisseur où l’avaient engagée, pendant près d’un demi-siècle, des exégèses visiblement inspirées par le George Kreis**. Le commentaire du Gundolf à L’Archipel*** (1923) a valeur de témoignage : la présence circulaire et sacrée de la nature, la visible proximité des dieux qui prennent forme dans la beauté des corps, leur venue à la lumière dans les cycles de l’histoire, leur retour enfin et déjà signé par la fugitive présence de l’Enfant – de l’éternel et périssable gardien du feu –, tous ces thèmes étouffaient dans un lyrisme de l’imminence des temps, ce que Hölderlin avait annoncé dans la vigueur de la rupture. Le jeune homme du Fleuve enchaîné****, le héros attaché à la rive stupéfaite par un vol qui l’expose à la violence sans frontière des dieux, voilà qu’il est devenu, selon la thématique de George, un enfant tendre, duveteux et prometteur. Le chant des cycles a fait taire la parole, la dure parole qui partage le temps. Il fallait reprendre le langage de Hölderlin là où il était né.

Des recherches, les unes anciennes, les autres plus récentes, ont fait subir aux repères de la tradition une série de décalages significatifs. Depuis longtemps déjà, on avait brouillé la chronologie simple de Lange qui attribuait tous les textes « obscurs » (comme le Fondement pour l’Empédocle) à un calendrier pathologique dont l’année zéro aurait été fixée par l’épisode de Bordeaux***** ; il a fallu avancer les dates et laisser naître les énigmes plus tôt qu’on aurait voulu (toutes les élaborations de l’Empédocle ont été rédigées avant le départ pour la France*). Mais, en sens inverse, l’érosion têtue du sens n’a cessé de gagner ; Beissner a inlassablement interrogé les derniers hymnes et les textes de la folie[106] ; Liegler et Andreas Müller ont étudié les figures successives d’un même noyau poétique (Le Voyageur et Ganymède***). L’escarpement du lyrisme mythique, les luttes aux frontières du langage dont il est le moment, l’unique expression et l’espace constamment ouvert ne sont plus lueur dernière dans un crépuscule qui monte ; ils prennent place, dans l’ordre des significations comme dans celui des temps, en ce point central et profondément enfoui où la poésie s’ouvre à elle-même à partir de la parole qui lui est propre.

Le déblaiement biographique accompli par Adolf Beck prescrit, lui aussi, toute une série de réévaluations****. Elles concernent surtout deux épisodes : le retour de Bordeaux (1802) et les dix-huit mois qui, de la fin de 1793 au milieu de 1795, sont délimités par le préceptorat à Waltershausen et le départ d’Iéna. Dans cette période, singulièrement, des rapports peu ou mal connus ont été placés sous une nouvelle lumière : c’est l’âge de la rencontre avec Charlotte von Kalb, des rapports étroits et lointains à la fois avec Schiller, des leçons de Fichte, du brusque retour à la maison maternelle ; mais c’est l’âge surtout d’étranges anticipations, de répétitions à rebours qui donnent en temps faible ce qui sera, par la suite ou dans d’autres formes, restitué comme temps fort. Charlotte von Kalb annonce bien sûr Diotima et Susette Gontard ; l’attachement extatique à Schiller, qui, de loin, surveille, protège et, du haut de sa réserve, dit la Loi, dessine de l’extérieur et dans l’ordre des événements cette terrible présence des dieux « infidèles », dont Oedipe, pour s’en être trop approché, se détournera dans le geste qui l’aveugle : « Traître sur un mode sacré. » Et la fuite à Nürtingen, loin de Schiller, de Fichte légiférant, et d’un Goethe déifié déjà, muet devant Hölderlin silencieux, n’est-ce pas, dans le pointillé des péripéties, la figure déchiffrable de ce retournement natal qui sera plus tard opposé, pour lui faire équilibre, au retournement catégorique des dieux ? Toujours à Iéna, et dans l’épaisseur même de la situation qui s’y noue, d’autres répétitions trouvent leur espace de jeu, mais selon la simultanéité des miroirs : la liaison maintenant certaine entre Hölderlin et Wilhelmine Marianne Kirmes forme, sur le mode de la dépendance, le double de la belle et inaccessible union où se rejoignent, comme les dieux, Schiller et Charlotte von Kalb ; l’entreprise pédagogique où le jeune précepteur s’est engagé d’enthousiasme et où il s’est montré rigoureux, exigeant, insistant peut-être jusqu’à la cruauté, donne en relief l’image inversée de ce maître présent et aimant que Hölderlin cherchait en Schiller, quand il ne trouvait guère chez lui que sollicitude discrète, distance maintenue et, en deçà des mots, sourde incompréhension.

Grâce au ciel, le Hölderlin Jahrbuch reste étranger au babil des psychologues ; grâce au même ciel – ou à un autre –, les psychologues ne lisent pas le Hölderlin Jahrbuch. Les dieux ont veillé : l’occasion a été perdue, c’est-à-dire sauvée. C’est que la tentation aurait été grande de tenir sur Hölderlin et sa folie un discours bien plus serré, mais de même grain, que celui dont tant de psychiatres (Jaspers au premier et au dernier rang[107]) nous ont donné les modèles répétés et inutiles : maintenus jusqu’au cœur de la folie, le sens de l’œuvre, ses thèmes et son espace propre semblent emprunter leur dessin d’une trame d’événements dont on connaît maintenant le détail. N’est-il pas possible à l’éclectisme sans concept d’une psychologie « clinique » de nouer une chaîne de significations liant sans rupture ni discontinuité la vie à l’œuvre, l’événement à la parole, les formes muettes de la folie à l’essence du poème ?

En fait, cette possibilité, à qui l’écoute sans s’y laisser prendre, impose une conversion. Le vieux problème : où finit l’œuvre, où commence la folie ? se trouve, par le resserrement qui brouille les dates et imbrique les phénomènes, bouleversé de fond en comble et remplacé par une autre tâche : au lieu de voir dans l’événement pathologique le crépuscule où l’œuvre s’effondre en accomplissant sa vérité secrète, il faut suivre ce mouvement par lequel l’œuvre s’ouvre peu à peu sur un espace où l’être schizophrénique prend son volume, révélant ainsi, à l’extrême limite, ce qu’aucun langage, hors du gouffre où il s’abîme, n’aurait pu dire, ce qu’aucune chute n’aurait pu montrer si elle n’avait été en même temps accès au sommet.

Tel est le trajet du livre de Laplanche. Il débute à bas bruit dans un style de « psycho-biographie ». Puis, parcourant la diagonale du champ qu’il s’est assigné, il découvre au moment de conclure la position du problème qui, dès l’origine, avait donné à son texte prestige et maîtrise : comment un langage est-il possible qui tienne sur le poème et sur la folie un seul et même discours ? Quelle syntaxe peut passer à la fois par le sens qui se prononce et la signification qui s’interprète ?

Mais peut-être, pour éclairer d’un jour qui est le sien le texte de Laplanche dans son pouvoir d’inversion systématique, il faudrait que fût, sinon résolue, du moins posée en sa forme d’origine cette question : d’où nous vient la possibilité d’un tel langage et qu’il nous paraisse depuis bien longtemps si « naturel », c’est-à-dire si oublieux de sa propre énigme ?

*

Lorsque l’Europe chrétienne se mit à nommer ses artistes, elle prêta à leur existence la forme anonyme du héros : comme si le nom devait jouer seulement le rôle pâle de mémoire chronologique dans le cycle des recommencements parfaits. Les Vite de Vasari se donnent la tâche de rappeler l’immémorial ; elles suivent une ordonnance statutaire et rituelle*. Le génie s’y prononce dès l’enfant : non sous la forme psychologique de la précocité, mais par ce droit qui est le sien d’être d’avant le temps et de ne venir au jour que déjà dans l’achèvement ; il n’y a pas naissance mais apparition du génie, sans intermédiaire ni durée, dans la déchirure de l’histoire ; comme le héros, l’artiste rompt le temps pour le renouer de ses mains. Cette apparition toutefois n’est pas sans péripétie : une des plus fréquentes forme l’épisode de la méconnaissance reconnaissance : Giotto était berger et dessinait ses moutons sur la pierre quand Cimabue le vit et salua en lui sa royauté cachée (comme dans les récits médiévaux, le fils des rois, mêlé aux paysans qui l’ont recueilli, est reconnu soudain par la grâce d’un chiffre mystérieux). Vient l’apprentissage ; il est plus symbolique que réel, se réduisant à l’affrontement singulier et toujours inégal du maître et du disciple ; le vieillard a cru tout donner à l’adolescent qui déjà possédait tout ; dès la première joute, l’exploit inverse les rapports ; l’enfant marqué du signe devient le maître du maître et, symboliquement, le tue, car son règne n’était qu’usurpation et le berger sans nom avait des droits imprescriptibles : Verrocchio abandonna la peinture quand Léonard eut dessiné l’ange du Baptême du Christ, et le vieux Ghirlandaio s’inclina à son tour devant Michel-Ange. Mais l’accès à la souveraineté impose encore des détours ; il doit passer par la nouvelle épreuve du secret, mais volontaire celui-là ; comme le héros se bat sous une cuirasse noire et la visière baissée, l’artiste cache son œuvre pour ne la dévoiler qu’une fois achevée ; c’est ce que fit Michel-Ange pour son David et Uccello pour la fresque qui figurait au-dessus de la porte de San Tommaso. Alors les clefs du royaume sont données : ce sont celles de la Démiurgie ; le peintre produit un monde qui est le double, le fraternel rival du nôtre ; dans l’équivoque instantanée de l’illusion, il prend sa place et vaut pour lui ; Léonard a peint sur la rondache de Ser Piero des monstres dont les pouvoirs d’horreur sont aussi grands que ceux de la nature. Et dans ce retour, dans cette perfection de l’identique, une promesse s’accomplit ; l’homme est délivré, comme Filippo Lippi, selon l’anecdote, fut réellement libéré le jour où il peignit un portrait de son maître d’une surnaturelle ressemblance.

La Renaissance a eu de l’individualité de l’artiste une perception épique où sont venus se confondre les figures archaïsantes du héros médiéval et les thèmes grecs du cycle initiatique ; à cette frontière apparaissent les structures ambiguës et surchargées du secret et de la découverte, de la force enivrante de l’illusion, du retour à une nature qui, au fond est autre, et de l’accès à une nouvelle terre qui se révèle la même. L’artiste n’est sorti de l’anonymat où étaient demeurés pendant des siècles ceux qui avaient chanté les épopées qu’en reprenant à son compte les forces et le sens de ces valorisations épiques. La dimension de l’héroïque est passée du héros à celui qui le représente, au moment où la culture occidentale est devenue elle-même un monde de représentations. L’œuvre ne tire plus son seul sens d’être un monument qui figure comme une mémoire de pierre à travers le temps ; elle appartient à cette légende que naguère elle chantait ; elle est « geste » puisque c’est elle qui donne leur éternelle vérité aux hommes et à leurs périssables actions, mais aussi parce qu’elle renvoie, comme à son lieu naturel de naissance, à l’ordre merveilleux de la vie des artistes. Le peintre est la première flexion subjective du héros. L’autoportrait, ce n’est plus, au coin du tableau, une participation furtive de l’artiste à la scène qu’il représente ; c’est, au cœur de l’ouvrage, l’œuvre de l’œuvre, la rencontre, au terme de son parcours, de l’origine et de l’achèvement, l’héroïsation absolue de celui par qui les héros apparaissent et demeurent.

Ainsi s’est noué pour l’artiste, à l’intérieur de son geste, un rapport de soi à soi que le héros n’avait pas pu connaître. L’héroïsme y est enveloppé comme mode premier de manifestation, à la frontière de ce qui apparaît et de ce qui se représente, comme une manière de ne faire, pour soi et pour les autres, qu’une seule et même chose avec la vérité de l’œuvre. Précaire et pourtant ineffaçable unité. Elle ouvre, du fond d’elle-même, la possibilité de toutes les dissociations ; elle autorise le « héros égaré », que sa vie ou ses passions contestent sans cesse à son œuvre (c’est Filippo Lippi travaillé par la chair et qui peignait une femme quand, pour n’avoir pu la posséder, il lui fallait « éteindre son ardeur ») ; le « héros aliéné » dans son œuvre, s’oubliant en elle et l’oubliant elle-même (tel Uccello qui « aurait été le peintre le plus élégant et le plus original depuis Giotto s’il avait consacré aux figures d’hommes et aux animaux le temps qu’il perdit dans ses recherches sur la perspective ») ; le « héros méconnu » et rejeté par ses pairs (comme le Tintoret chassé par Titien et repoussé tout au long de sa vie par les peintres de Venise). Dans ces avatars qui font peu à peu le partage entre le geste de l’artiste et le geste du héros s’ouvre la possibilité d’une prise ambiguë où il est question à la fois, et dans un vocabulaire mixte, de l’œuvre et de ce qui n’est pas elle. Entre le thème héroïque et les traverses où il se perd, un espace s’ouvre que le XVIe siècle commence à soupçonner et que le nôtre parcourt dans l’allégresse des oublis fondamentaux : c’est celui où vient prendre place la « folie » de l’artiste ; elle l’identifie à son œuvre en le rendant étranger aux autres – à tous ceux qui se taisent –, et elle le situe à l’extérieur de cette même œuvre en le rendant aveugle et sourd aux choses qu’il voit et aux paroles que lui-même pourtant prononce. Il ne s’agit plus de cette ivresse platonicienne qui rendait l’homme insensible à la réalité illusoire pour le placer dans la pleine lumière des dieux, mais d’un rapport souterrain où l’œuvre et ce qui n’est pas elle formulent leur extériorité dans le langage d’une intériorité sombre. Alors devient possible cette étrange entreprise qu’est une « psychologie de l’artiste », que la folie hante toujours, même lorsque le thème pathologique n’y apparaît pas. Elle s’inscrit sur fond de la belle unité héroïque qui donna leur nom aux premiers peintres, mais elle en mesure le déchirement, la négation et l’oubli. La dimension du psychologique, c’est dans notre culture le négatif des perceptions épiques. Et nous sommes voués maintenant, pour interroger ce que fut un artiste, à cette voie diagonale et allusive où s’aperçoit et se perd la vieille alliance muette de l’œuvre et de « l’autre que l’œuvre » dont Vasari nous a raconté autrefois le rituel héroïsme et les cycles immuables.

*

Cette unité, notre entendement discursif essaie de lui redonner langage. Est-elle pour nous perdue ? Ou seulement engagée, jusqu’à devenir difficilement accessible, dans la monotonie des discours sur les « rapports de l’art et de la folie » ? En leurs ressassements (je pense à Vinchon*), en leur misère (je pense au bon Fretet**, à bien d’autres encore), de tels discours ne sont possibles que par elle ; en même temps, ils la masquent, la repoussent et l’éparpillent au fil de leurs répétitions. Elle dort en eux, et par eux s’enfonce en un oubli têtu. Ils peuvent la réveiller, cependant, quand ils sont rigoureux et sans compromis : témoin le texte de Laplanche, le seul, sans doute, à sauver d’une dynastie jusqu’à lui sans gloire. Une remarquable lecture des textes y multiplie les problèmes que la schizophrénie pose avec une insistance récente à la psychanalyse.

Que dit-on au juste quand on dit que la place vide du Père, c’est cette même place que Schiller a imaginairement occupée pour Hölderlin, puis abandonnée ; cette même place que les dieux des derniers textes ont fait scintiller de leur présence infidèle avant de laisser les Hespériens sous la loi royale de l’institution ? Et plus simplement, quelle est cette même figure dont le Thalia-Fragment dessine les contours avant la rencontre réelle avec Susette Gontard, qui, à son tour, trouvera dans la Diotima définitive sa fidèle répétition*** ? Quel est ce « même » auquel si facilement l’analyse a recours ? Quelle est cette obstination d’un « identique » toujours remis en jeu, qui assure, sans problème apparent, le passage entre l’œuvre et ce qui n’est pas elle ?

Vers cet « identique », les routes sont diverses. L’analyse de Laplanche suit certainement les plus sûres, empruntant parfois les unes, parfois les autres, sans que le sens de sa marche se perde jamais, tant elle reste fidèle à ce « même » qui l’obsède de sa présence inaccessible, de sa tangible absence. Elles forment vers lui comme trois voies d’accès méthodologiquement distinctes, mais convergentes : l’assimilation des thèmes dans l’imaginaire ; le dessin des formes fondamentales de l’expérience ; le tracé enfin de cette ligne au long de laquelle l’œuvre et la vie s’affrontent, s’équilibrent et se rendent l’une l’autre à la fois possibles et impossibles.

1) Les forces mythiques dont la poésie de Hölderlin éprouve l’étrange et pénétrante vigueur en lui et hors de lui, ce sont celles dont la violence divine traverse les mortels pour les conduire jusqu’à une proximité qui les illumine et les réduit en cendres ; ce sont celles du Jungling, du jeune fleuve enchaîné et scellé par la glace, l’hiver et le sommeil, qui, d’un mouvement, se libère pour trouver loin de soi, hors de soi, sa lointaine, profonde et accueillante patrie. Ne sont-elles pas aussi les forces de l’enfant Hölderlin détenues par sa mère, confisquées par son avarice et dont il demandera qu’elle lui accorde l’« usage inaltéré » comme la libre disposition d’un héritage paternel ? Ou encore ces forces qu’il confronte avec celles de son élève dans une lutte où elles s’exaspèrent de se reconnaître sans doute comme à l’image d’un miroir ? L’expérience de Hölderlin est à la fois soutenue et surplombée par cette menace merveilleuse des forces qui sont siennes et autres, lointaines et proches, divines et souterraines, invinciblement précaires ; entre elles s’ouvrent les distances imaginaires que fondent et contestent leur identité et le jeu de leur symbolisation réciproque. Le rapport océanique des dieux à leur jeune vigueur qui se déchaîne est-il la forme symbolique et lumineuse ou le support profond, nocturne, constitutif des relations avec l’image de la mère ? Indéfiniment les rapports se renversent.

2) Ce jeu, sans commencement ni arrivée, se déploie dans un espace qui lui est propre – espace organisé par les catégories du proche et du lointain. Ces catégories ont commandé, selon un balancement immédiatement contradictoire, les rapports de Hölderlin avec Schiller. À Iéna, Hölderlin s’exalte de « la proximité des esprits vraiment grands ». Mais en cette profusion qui l’attire, il éprouve sa propre misère – vide désertique qui le maintient au loin et ouvre jusqu’en lui-même un espace sans recours. Cette aridité dessine la forme vide d’une abondance : pouvoir d’accueil pour la fécondité de l’autre, de cet autre qui en se tenant sur la réserve se refuse, et volontairement établit l’écart de son absence. Là, le départ d’Iéna prend son sens : Hölderlin s’éloigne du voisinage de Schiller parce que, dans l’immédiate proximité, il éprouvait qu’il n’était rien pour son héros et qu’il en demeurait indéfiniment éloigné ; quand il a cherché à approcher de lui l’affection de Schiller, c’est que lui-même voulait « s’approcher du Bien » – de ce qui précisément est hors de portée ; il quitte donc Iéna pour rendre plus proche de soi cet « attachement » qui le lie mais que tout lien dégrade et toute proximité recule. Il est bien probable que cette expérience est liée pour Hölderlin à celle d’un espace fondamental où lui apparaissent la présence et le détour des dieux. Cet espace, c’est d’abord, et sous sa forme générale, le grand cercle de la nature qui est le « Un-Tout du divin » ; mais ce cercle sans faille ni médiation ne vient au jour que dans la lumière maintenant éteinte de la Grèce ; les dieux ne sont ici que là-bas ; le génie de l’Hellas fut « le premier-né de la haute nature » ; c’est lui qu’il faut retrouver dans le grand retour dont l’Hyperion[108] chante les cercles indéfinis. Mais dès le Thalia-Fragment qui forme la première esquisse du roman, il apparaît que la Grèce n’est pas la terre de la présence offerte : quand Hyperion quitte Mélite à peine rencontrée, pour faire sur les rives du Scamandre un pèlerinage auprès des héros morts, elle disparaît à son tour et le condamne à retourner vers cette terre natale où les dieux sont présents et absents, visibles et cachés, dans la manifeste réserve du « grand secret qui donne la vie ou la mort ». La Grèce dessine cette plage où se croisent les dieux et les hommes, leur mutuelle présence et leur absence réciproque. De là son privilège d’être la terre de lumière : en elle se définit un lointain lumineux (opposé terme à terme à la proximité nocturne de Novalis) que traverse comme l’aigle ou l’éclair la violence d’un rapt à la fois meurtrier et amoureux. La lumière grecque, c’est l’absolue distance que la force lointaine et imminente des dieux tout ensemble abolit et exalte. Contre cette fuite absolue de ce qui est proche, contre la flèche menaçante du lointain, où est le recours, et qui protégera ? « L’espace est-il pour toujours cet absolu et scintillant congé, chétive volte-face ? »

3) Dans sa rédaction définitive, l’Hyperion est déjà la recherche d’un point de fixation ; il le requiert dans l’improbable unité de deux êtres aussi proches et aussi inconciliables qu’une figure et son image spéculaire : là, la limite se resserre en un cercle parfait, sans rien d’extérieur, comme fut circulaire et pure l’amitié avec Susette Gontard. Dans cette lumière où se reflètent deux visages qui sont le même, la fuite des Immortels est arrêtée, le divin pris au piège du miroir, écartée enfin la menace sombre de l’absence et du vide. Le langage s’avance maintenant contre cet espace qui en s’ouvrant l’appelait et le rendait possible ; il tente de le clore en le couvrant des belles images de la présence immédiate. L’œuvre alors devient mesure de ce qu’elle n’est pas en ce double sens qu’elle en parcourt toute la surface et qu’elle le limite en s’opposant à lui. Elle s’instaure comme bonheur d’expression et folie conjurée. C’est la période de Francfort, du préceptorat chez les Gontard, de la tendresse partagée, de la parfaite réciprocité des regards. Mais Diotima meurt, Alabanda part à la recherche d’une patrie perdue et Adamas de l’impossible Arcadie ; une figure s’est introduite dans la relation duelle de l’image du miroir – grande figure vide, mais dont la béance dévore le reflet fragile, quelque chose qui n’est rien mais qui désigne sous toutes ses formes la Limite : fatalité de la mort, loi non écrite de la fraternité des hommes, existence divinisée et inaccessible des mortels. Dans le bonheur de l’œuvre, au bord de son langage, surgit, pour le réduire au silence et l’achever, cette Limite qu’elle était elle-même contre tout ce qui n’était pas elle. La forme de l’équilibre devient cette falaise abrupte où l’œuvre trouve un terme qui ne parvient à la clore qu’en la soustrayant à elle-même. Ce qui la fondait la ruine. La limite le long de laquelle s’équilibraient la vie duelle avec Susette Gontard et les miroirs enchantés de l’Hyperion surgit comme limite dans la vie (c’est le départ « sans raison »de Francfort) et limite de l’œuvre (c’est la mort de Diotima et le retour d’Hyperion en Allemagne « comme Oedipe aveugle et sans patrie aux portes d’Athènes »).

Cette énigme du Même en quoi l’œuvre rejoint ce qui n’est pas elle, voilà qu’elle s’énonce dans la forme exactement opposée à celle où Vasari l’avait proclamée résolue. Elle vient se placer dans ce qui, au cœur de l’œuvre, consomme (et dès sa naissance) sa ruine. L’œuvre et l’autre que l’œuvre ne parlent de la même chose et dans le même langage qu’à partir de la limite de l’œuvre. Il est nécessaire que tout discours qui cherche à atteindre l’œuvre en son fond soit, même implicitement, interrogation sur les rapports de la folie et de l’œuvre : non seulement parce que les thèmes du lyrisme et ceux de la psychose se ressemblent, non seulement parce que les structures de l’expérience sont ici et là isomorphes, mais plus profondément parce que l’œuvre tout ensemble pose et franchit la limite qui la fonde, la menace et l’achève.

*

La gravitation selon la loi de la plus grande platitude possible à laquelle est soumis, en sa majeure partie, le peuple des psychologues l’a conduit, depuis plusieurs années, à l’étude des « frustrations » où le jeûne involontaire des rats sert de modèle épistémologique indéfiniment fécond. Laplanche doit à sa double culture de philosophe et de psychanalyste d’avoir conduit son propos sur Hölderlin jusqu’à une profonde mise en question du négatif, où se trouvent répétées, c’est-à-dire requises dans leur destination, la répétition hégélienne de M. Hyppolite et celle, freudienne, du Dr Lacan.

Mieux qu’en français, les préfixations et suffixations allemandes (ab–, ent–, –los, un–, ver-) distribuent sur des modes distincts ces formes de l’absence, de la lacune, de l’écart qui, dans la psychose, concernent surtout l’image du Père et les armes de la virilité. En ce « non » du Père, il ne s’agit pas de voir un orphelinat réel ou mythique, ni la trace d’un effacement caractériel du géniteur. Le cas de Hölderlin est apparemment clair, mais ambigu au fond : il a perdu son véritable père à deux ans ; quand il en avait quatre, sa mère s’est remariée avec le bourgmestre Gock qui est mort cinq ans plus tard, en laissant à l’enfant un souvenir enchanté que la présence d’un demi-frère semble n’avoir jamais obscurci. Dans l’ordre de la mémoire, la place du père est largement occupée par une figure claire, positive, et que seul a contestée l’événement de la mort. Sans doute l’absence n’est-elle pas à prendre au niveau du jeu des présences et des disparitions, mais à cet autre où sont liés ce qui se dit et celui qui le dit. Melanie Klein puis Lacan ont montré que le père, comme tierce personne dans la situation œdipienne, n’est pas seulement le rival haï et menaçant, mais celui dont la présence limite le rapport illimité de la mère à l’enfant, auquel le fantasme de la dévoration donne la première forme angoissée. Le père est alors celui qui sépare, c’est-à-dire qui protège quand, prononçant la Loi, il noue en une expérience majeure l’espace, la règle et le langage. D’un coup sont donnés la distance tout au long de laquelle se développe la scansion des présences et des absences, la parole dont la forme première est celle de la contrainte, et le rapport enfin du signifiant au signifié à partir duquel va se faire non seulement l’édification du langage mais aussi le rejet et la symbolisation du refoulé. Ce n’est donc pas dans les termes alimentaires ou fonctionnels de la carence qu’il faut penser une lacune fondamentale dans la position du Père. Pouvoir dire qu’il manque, qu’il est haï, rejeté ou introjecté, que son image passe par des transmutations symboliques suppose qu’il n’est pas d’entrée de jeu « forclos », comme dit Lacan, qu’en sa place ne s’ouvre pas une béance absolue. Cette absence du Père, que manifeste, en s’y précipitant, la psychose, ne porte pas sur le registre des perceptions ou des images, mais sur celui des signifiants. Le « non » par lequel s’ouvre cette béance n’indique pas que le nom de père est resté sans titulaire réel, mais que le père n’a jamais accédé jusqu’à la nomination et qu’est restée vide cette place du signifiant par lequel le père se nomme et par lequel, selon la Loi, il nomme. C’est vers ce « non » qu’infailliblement se dirige la droite ligne de la psychose lorsque, piquant vers l’abîme de son sens, elle fait surgir sous les formes du délire ou du fantasme, et dans le désastre du signifiant, l’absence ravageante du père.

Dès la période de Homburg, Hölderlin s’achemine vers cette absence que creusent incessamment les élaborations successives de l’Empédocle. L’hymne tragique s’élance d’abord vers ce cœur profond des choses, cet « Illimité » central en quoi se dissipe toute détermination. Disparaître dans le feu du volcan, c’est rejoindre jusqu’en son foyer inaccessible et ouvert l’Un-Tout – à la fois vigueur souterraine des pierres et flamme claire de la vérité. Mais à mesure que Hölderlin reprend le thème, les relations de l’espace fondamental se modifient : la proximité brûlante du divin (haute et profonde forge du chaos où tous les achèvements recommencent) s’ouvre pour ne plus désigner qu’une présence des dieux lointaine, scintillante et infidèle ; en se qualifiant de Dieu et en prenant la stature de médiateur, Empédocle a dénoué la belle alliance ; il croyait percer l’Illimité, il a repoussé, en une faute qui est son existence même et « le jeu de ses mains », la Limite. Et dans le recul définitif des confins, la vigilance des dieux trame déjà leur inévitable ruse ; l’aveuglement d’Oedipe pourra bientôt s’avancer les yeux ouverts sur cette plage désertée où se dressent pour le parricide bavard, affrontés mais fraternels, le Langage et la Loi. Le Langage en un sens est le lieu de la faute : c’est en proclamant les dieux qu’Empédocle les profane, et lance au cœur des choses la flèche de leur absence. Au langage d’Empédocle s’oppose l’endurance de l’ennemi fraternel ; son rôle est de fonder, dans l’entre-deux de la limite, le socle de la Loi qui lie l’entendement à la nécessité et prescrit à la détermination la stèle du destin. Cette positivité n’est pas celle de l’oubli ; dans la dernière ébauche, elle réapparaît sous les traits de Manès, comme pouvoir absolu d’interrogation (« dis-moi qui tu es et qui je suis »), et volonté endurante de garder le silence ; il est la question perpétuelle qui ne répond jamais ; et pourtant, lui qui est venu du fond des temps et de l’espace, il témoignera toujours qu’Empédocle fut l’Appelé, le définitif absent, celui par qui « toute chose de nouveau revient et ce qui doit advenir est déjà accompli ».

Dans cette confrontation dernière et si serrée se trouvent données les deux possibilités extrêmes – les plus voisines et les plus opposées. D’un côté se dessinent le retournement catégorique des dieux vers leur éther essentiel, le monde terrestre donné en partage aux Hespériens, la figure d’Empédocle qui s’efface comme celle du dernier Grec, le couple du Christ et de Dionysos venu du fond de l’Orient témoigner du fulgurant passage des dieux en agonie. Mais en même temps s’ouvre la région d’un langage perdu en ses extrêmes confins, là où il est le plus étranger à lui-même, la région des signes qui ne font signe vers rien, celle d’une endurance qui ne souffre pas : « Ein Zeichen sind wir, deutungslos… » L’ouverture du lyrisme dernier est l’ouverture même de la folie. La courbe dessinée par l’envol des dieux et celle, inverse, des hommes retournant à leur terre paternelle ne font qu’une même chose avec cette droite impitoyable qui dirige Hölderlin vers l’absence du Père, son langage vers la béance fondamentale du signifiant, son lyrisme vers le délire, son œuvre vers l’absence d’œuvre.

*

Au début de son livre, Laplanche se demande si Blanchot, parlant de Hölderlin, n’a pas renoncé à maintenir jusqu’au bout l’unité des significations, s’il n’a pas fait appel trop tôt au moment opaque de la folie, et invoqué, sans l’interroger, l’entité muette de la schizophrénie[109]. Au nom d’une théorie « unitaire », il lui reproche d’avoir admis un point de rupture, une catastrophe absolue du langage quand il aurait été possible de faire communiquer plus longtemps encore – indéfiniment peut-être – le sens de la parole et le fond de la maladie. Mais cette continuité, Laplanche n’est parvenu à la maintenir qu’en laissant hors langage l’identité énigmatique à partir de laquelle il peut parler tout ensemble de la folie et de l’œuvre. Laplanche a un remarquable pouvoir d’analyse : son discours à la fois méticuleux et véloce parcourt sans abus le domaine compris entre les formes poétiques et les structures psychologiques ; il s’agit sans doute d’oscillations extraordinairement rapides, permettant, dans les deux sens, le transfert imperceptible de figures analogiques. Mais un discours (comme celui de Blanchot) qui se placerait dans la posture grammaticale de ce « et » de la folie et de l’œuvre, un discours qui interrogerait cet entre-deux dans son insécable unité et dans l’espace qu’il ouvre ne pourrait que mettre en question la Limite, c’est-à-dire cette ligne où la folie précisément est perpétuelle rupture.

Ces deux discours, malgré l’identité d’un contenu toujours réversible de l’un à l’autre et pour chacun démonstratif, sont sans doute d’une profonde incompatibilité ; le déchiffrement conjoint des structures poétiques et des structures psychologiques n’en réduira jamais la distance. Et pourtant ils sont infiniment proches l’un de l’autre, comme est proche du possible la possibilité qui le fonde ; c’est que la continuité du sens entre l’œuvre et la folie n’est possible qu’à partir de l’énigme du même qui laisse apparaître l’absolu de la rupture. L’abolition de l’œuvre dans la folie, ce vide en quoi la parole poétique est attirée comme vers son désastre, c’est ce qui autorise entre elles le texte d’un langage qui leur serait commun. Et ce n’est point là une figure abstraite, mais un rapport historique où notre culture doit s’interroger.

Laplanche appelle « dépression d’Iéna » le premier épisode pathologique de la vie de Hölderlin. On pourrait rêver sur cet événement dépressif : avec la crise post-kantienne, la querelle de l’athéisme, les spéculations de Schlegel et de Novalis, avec le bruit de la Révolution qui s’entendait comme un proche au-delà, Iéna fut bien ce lieu où l’espace occidental, brusquement, s’est creusé ; la présence et l’absence des dieux, leur départ et leur imminence y ont défini pour la culture européenne un espace vide et central où vont apparaître, liés en une seule interrogation, la finitude de l’homme et le retour du temps. Le XIXe siècle passe pour s’être donné la dimension de l’histoire ; il n’a pu l’ouvrir qu’à partir du cercle, figure spatiale et négatrice du temps, selon laquelle les dieux manifestent leur venue et leur envol, et les hommes leur retour au sol natal de la finitude. Plus que dans notre affectivité par la peur du néant, c’est dans notre langage que la mort de Dieu a profondément retenti, par le silence qu’elle a placé à son principe, et qu’aucune œuvre, à moins qu’elle ne soit pur bavardage, ne peut recouvrir. Le langage alors a pris une stature souveraine ; il surgit comme venu d’ailleurs, de là où personne ne parle ; mais il n’est œuvre que si, remontant son propre discours, il parle dans la direction de cette absence. En ce sens, toute œuvre est entreprise d’exhaustion du langage ; l’eschatologie est devenue de nos jours une structure de l’expérience littéraire ; celle-ci, par droit de naissance, est ultime. Char l’a dit : « Quand s’ébranla le barrage de l’homme, aspiré par la faille géante de l’abandon du divin, des mots dans le lointain, des mots qui ne voulaient pas se perdre tentèrent de résister à l’exorbitante poussée. Là se décida la dynastie de leur sens. J’ai couru jusqu’à l’issue de cette nuit diluvienne*. »

En cet événement, Hölderlin occupe une place unique et exemplaire : il a noué et manifesté le lien entre l’œuvre et l’absence d’œuvre, entre le détour des dieux et la perdition du langage. Il a effacé de la figure de l’artiste les signes de la magnificence qui anticipaient sur le temps, fondaient les certitudes, élevaient tout événement jusqu’au langage. À l’unité épique qui régnait encore chez Vasari, le langage de Hölderlin a substitué un partage constitutif de toute œuvre dans notre culture, un partage qui la lie à sa propre absence, à son abolition de toujours dans une folie qui, d’entrée de jeu, y avait part. C’est lui qui a permis que, sur les pentes de cet impossible sommet où il était parvenu et qui dessinait la limite, nous autres, quadrupèdes positifs, nous ruminions la psychopathologie des poètes.

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