11 Un si cruel savoir
« Un si cruel savoir », Critique, n° 182, juillet 1962, pp. 597-611. (Sur C. Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit, texte établi et présenté par Étiemble, Paris, A. Colin, 1961, et J.-A. de Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la Perversité moderne, Paris, 1798.)
Révéroni Saint-Cyr (1767-1829) était un officier du génie qui joua un rôle assez important au début de la Révolution et sous l’Empire : il fut adjoint de Narbonne en 1792, puis aide de camp du maréchal Berthier ; il a écrit un grand nombre de pièces de théâtre, une dizaine de romans (comme Sabina d’Herfeld en 1797, Nos folies en 1799) et plusieurs traités théoriques : Essai sur le perfectionnement des beaux-arts ou Calculs et hypothèses sur la poésie, la peinture et la musique (1804) ; Essai sur le mécanisme de la guerre (1804) ; Examen critique de l’équilibre social européen, ou Abrégé de statistique politique et littéraire (1820). (Note de M. Foucault [N. d. E.].)
La scène se passe en Pologne, c’est-à-dire partout. Une comtesse échevelée fuit un château qui brûle. Des soldats, en hâte, ont éventré les chambrières et les pages entre les statues, qui, avant de s’écraser, ont lentement tourné vers le ciel leur beau visage vide ; les cris, longtemps répercutés, se sont perdus dans les miroirs. Sur une poitrine, un voile glisse, que des mains renouent et déchirent dans une même maladresse. Les dangers, les regards, les désirs, la peur forment en se croisant un rapide réseau de lames, plus imprévu, plus fatal que celui des stucs qui viennent de s’effondrer. Peut-être ce mur du salon restera-t-il longtemps dressé, où une naïade bleue tente d’échapper à Neptune, la tête bien droite, de face, les yeux plantés dans la porte béante, le buste et les deux bras largement retournés en arrière où ils se nouent en une lutte indécise avec les mains indulgentes, agiles, immenses d’un vieillard penché sur un siège de coquillages légers et de tritons. Pauliska abandonne aux Cosaques de l’impératrice ses terres incendiées, ses paysannes liées au tronc pâle des érables, ses serviteurs mutilés et la bouche en sang. Elle vient chercher refuge dans la vieille Europe, dans une Europe au sommeil mauvais qui, d’un coup, lui tend tous ses pièges. Pièges étranges, où on reconnaît mal ceux, familiers, de la galanterie, des plaisirs du monde, des mensonges à peine volontaires et de la jalousie. Ce qui s’y prépare, c’est un mal bien moins « métaphysique », bien plus « anglais » que « français », comme disait le traducteur de Hawkesworthy[114], un mal tout proche du corps et à lui destiné. « Perversité moderne. »
Comme le couvent, le château interdit, la forêt, l’île sans accès, la « secte » est depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle une des grandes réserves du fantastique occidental. Pauliska en parcourt le cycle entier : associations politiques, clubs de libertins, bandes de brigands ou de faux-monnayeurs, compagnonnages d’escrocs ou de mystiques de la science, sociétés orgiaques de femmes sans hommes, sbires du Sacré-Collège, enfin, comme il se doit dans tous les romans de terreur, l’ordre à la fois le plus secret et le plus éclatant, l’indéfini complot, le Saint-Office. En ce monde souterrain, les malheurs perdent leur chronologie et rejoignent les plus vieilles cruautés du monde. Pauliska, en réalité, fuit un incendie millénaire, et le partage de 1795 la précipite dans un cycle sans âge ; elle tombe dans le château des maléfices où les corridors se referment, où les miroirs mentent et surveillent, où l’air distille d’étranges poisons – labyrinthe du Minotaure ou caverne de Circé ; elle descend aux Enfers ; elle y connaîtra une Jocaste prostituée qui viole un enfant sous des caresses de mère, une castration dionysiaque et le feu sur les villes maudites. C’est la paradoxale initiation non pas au secret perdu, mais à toutes ces souffrances dont l’homme ne perd jamais le souvenir[115].
Soixante ans plus tôt, Les Égarements du cœur et de l’esprit que M. Étiemble a eu raison, mille fois, de rééditer, racontaient une autre initiation qui n’était pas celle de l’infortune. Meilcour a été introduit à la « société » la plus éclatante mais la plus difficile peut-être à déchiffrer, la plus ouverte et la mieux défendue, celle qui feint, pour se faire valoir, de bien peu sincères dérobades, quand le novice a un grand nom, de la fortune, un joli visage, une taille à ravir, et qu’il n’a pas tout à fait dix-huit ans. Le « monde » aussi est une secte ; ou plutôt, les sociétés secrètes, à la fin du siècle, ont maintenu le rôle que la hiérarchie du monde et ses mystères faciles avaient joué depuis le début de l’âge classique. La secte, c’est le monde dans l’autre dimension, ses saturnales à ras de terre.
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Ce que Versac, à l’avant-dernière scène des Égarements (ultime errement, première vérité), enseigne au néophyte, c’est une « science du monde ». Science qu’on ne peut apprendre soi-même puisqu’il s’agit de connaître non la nature, mais l’arbitraire et la stratégie du ridicule ; science initiatique puisque l’essentiel de sa force tient à ce qu’on feint de l’ignorer, et que celui qui la divulgue serait, si on le savait, déshonoré et exclu : « Je me flatte au reste que vous me garderez le secret le plus inviolable sur ce que je vous dis. » Cette didactique du monde comporte trois chapitres : une théorie de l’impertinence (jeu de l’imitation servile avec une singularité concertée, où l’imprévu ne franchit pas les habitudes, et où l’inconvenant convient d’entrée de jeu parce que son jeu est de plaire) ; une théorie de la fatuité, avec ses trois tactiques majeures (se faire valoir, donner volontairement, et le premier, dans le dernier ridicule, « tenir » une conversation en la maintenant à la première personne) ; un système du bon ton qui exige étourderie, médisance et présomption. Mais ce n’est rien encore qu’un « amas de minuties ». L’essentiel est sans doute dans une leçon diagonale qui enseigne ce que Crébillon sait le mieux : l’usage de la parole.
Le langage du monde est apparemment sans contenu, tout surchargé d’inutilités formelles, à la fois ritualisées en un décor muet« quelques mots favoris, quelques tours précieux, quelques exclamations » – et multipliées par les trouvailles imprévues qui en exténuent plus sûrement le sens -« mettre de la finesse dans ses tours et du péril dans ses idées ». Et pourtant, c’est un langage saturé et rigoureusement fonctionnel : toute phrase doit y être une forme brève de jugement ; vide de sens, elle doit s’alourdir du plus grand poids possible d’appréciation : « Ne rien voir… qu’on ne méprise ou ne loue à l’excès. » Cette parole bavarde, incessante, diffuse a toujours une visée économique : un certain effet sur la valeur des choses et des gens. Elle prend donc ses risques : elle attaque ou protège ; elle s’expose toujours ; elle a son courage et son habileté : elle doit tenir des positions intenables, s’ouvrir et se dérober à la réplique, au ridicule ; elle est belligérante. Ce qui charge ce langage, ce n’est pas ce qu’il veut dire, mais faire. Ne disant rien, il est tout animé de sous-entendus, et renvoie à des positions qui lui donnent son sens puisque par lui-même il n’en a pas ; il indique tout un monde silencieux qui n’accède jamais aux mots : cette distance indicatrice, c’est la décence. Comme il montre tout ce qu’on ne dit pas, le langage peut et doit tout recouvrir, il ne se tait jamais puisqu’il est l’économie vivante des situations, leur visible nervure : « Vous avez remarqué qu’on ne tarissait point dans le monde… C’est qu’on n’y a point de fonds à épuiser. » Les corps eux-mêmes au moment de leur plus vif plaisir ne sont pas muets ; le vigilant Sopha l’avait déjà remarqué, lorsque son indiscrétion guettait les ardeurs de ses hôtes : « Quoique Zulica ne cessât point de parler, il ne me fut plus possible d’entendre ce qu’elle disait. »
À peine échappé au discours captieux de Versac, Meilcour tombe dans les bras de la Lursay ; il y retrouve ses balbutiements, sa franchise, son indignation et sa niaiserie, enfin, malgré lui, déniaisée. Et pourtant, la leçon n’a pas été inutile, puisqu’elle nous vaut le récit dans sa forme et dans son ironie. Meilcour racontant l’aventure de son innocence ne la perçoit plus que dans cet éloignement où elle est déjà perdue : entre sa naïveté et la conscience imperceptiblement différente qu’il en a, tout le savoir de Versac s’est glissé, avec cet usage du monde où « le cœur et l’esprit sont forcés de se gâter ».
L’initiation de Pauliska, elle, se fait à travers de grands mythes muets. Le secret du monde était dans le langage et ses règles de guerre ; celui des sectes est dans ses complicités sans mots. C’est pourquoi leur victime, jamais initiée vraiment, est maintenue toujours dans le dur et monotone statut de l’objet. Pauliska, obstinée novice, échappe indéfiniment au mal dont elle franchit sans le vouloir les barrières ; ses mains qui écrasent son sauveur, ce corps qu’elle offre à son bourreau dans une extrême folie ne sont que les inertes instruments de sa torture. Pauliska l’incorruptible est totalement éclairée puisqu’au total elle sait ; mais elle n’est jamais initiée, puisqu’elle se refuse toujours à devenir le souverain sujet de ce qu’elle sait ; elle connaît jusqu’au bout le malheur d’éprouver dans une même innocence la chance d’être avertie et la fatalité de demeurer objet.
Dès l’entrée de ce jeu brutal, son piège – cette non-dialectique a été annoncé. Un soir, on a conduit Pauliska à une réunion d’émigrés polonais qui se proposent justement ce qui lui tient le plus à cœur : restaurer la patrie et y faire régner un ordre meilleur. Par les persiennes entrouvertes, elle épie l’étrange conciliabule : l’ombre gigantesque du grand maître se balance contre le mur ; un peu penché vers l’auditoire, il reste silencieux avec une gravité rêveuse de bête ; autour de lui rampent des acolytes fiévreux ; la salle est remplie de silhouettes basses. On y parle certainement de justice rétablie, de terres partagées, et de cette volonté générale qui fait, dans une nation libre, naître des hommes libres. Des hommes ? Pauliska s’approche : dans la lumière sourde, elle reconnaît une assemblée de chiens que préside un âne ; ils aboient, se jettent les uns sur les autres, déchirent le misérable baudet. Société bienfaisante des hommes, sabbat d’animaux. Cette scène à la Goya montre à la novice la vérité sauvage et anticipée de ce qui va lui arriver : en société (dans les sociétés), l’homme n’est qu’un chien pour l’homme ; la loi, c’est l’appétit de la bête.
Sans doute, le récit d’initiation doit-il le plus fort de ses prestiges érotiques au lien qu’il rend sensible entre le Savoir et le Désir. Lien obscur, essentiel, auquel nous avons le tort de ne donner statut que dans le « platonisme », c’est-à-dire dans l’exclusion d’un des deux termes. En fait, chaque époque a son système de « connaissance érotique » qui met en jeu (en un seul et même jeu) l’épreuve de la Limite et celle de la Lumière. Ce jeu obéit à une géométrie profonde que manifestent, dans l’anecdote, des situations précaires ou des objets futiles comme le voile, la chaîne, le miroir, la cage (figures où se composent le lumineux et l’infranchissable).
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Le savoir dont usent à l’égard des jolis innocents ceux, chez Crébillon, qui ne le sont plus a plusieurs visages :
– être averti et conduire subtilement l’ignorance en feignant de s’égarer avec elle (séduire) ;
– avoir reconnu le mal là où l’innocence ne déchiffre encore que pureté, et faire servir celle-ci à celui-là (corrompre) ;
– prévoir et aménager l’issue, comme le roué dispose tous les recours du piège qu’il tend à la naïveté (abuser) ;
– être « au courant » et accepter, pour mieux le déjouer, d’entrer dans le jeu, alors qu’on a bien saisi la ruse qu’oppose la prudence dans sa feinte simplicité (tenter).
Ces quatre figures vénéneuses – elles fleurissent toutes au jardin des Égarements – croissent le long des belles formes simples de l’ignorance, de l’innocence, de la naïveté, de la prudence. Elles en épousent les contours, les couvrent d’une végétation inquiétante ; autour de leur nudité, elles forment une pudeur redoublée – étrange vêtement, mots secrets et à double entente, armure qui guide les coups. Elles sont apparentées toutes à l’érotisme du voile (ce voile dont le dernier épisode du Sopha fait un si avantageux abus).
Le voile, c’est cette mince surface que le hasard, la hâte, la pudeur ont placée et s’efforcent de maintenir ; mais sa ligne de force, irrémédiablement, est dictée par la verticale de la chute. Le voile dévoile, par une fatalité qui est celle de son tissu léger et de sa forme souple. Pour jouer son rôle qui est de couvrir et d’être exact, le voile doit doubler au plus juste les surfaces, repasser les lignes, courir sans discours superflus le long des volumes et multiplier par une blancheur éclatante les formes qu’il dépouille de leur ombre. À peine ses plis ajoutent-ils un trouble imperceptible, mais ce bouillonnement de linge est en avance seulement d’une nudité prochaine : il est, de ce corps qu’il cache, comme l’image froissée déjà, la douceur molestée. D’autant plus qu’il est transparent. D’une transparence fonctionnelle, c’est-à-dire déséquilibrée et sournoise. Son rôle opaque et protecteur, il le joue bien, mais seulement pour qui s’en couvre, pour la main aveugle, tâtonnante et fébrile qui se défend. Mais pour qui assiste à tant d’efforts et, de loin, reste aux aguets, ce voile laisse apparaître. Paradoxalement, le voile cache la pudeur à elle-même et dérobe l’essentiel de sa réserve à sa propre attention : mais en manifestant cette réserve à l’indiscret, elle lui fait voir indiscrètement ce qu’elle réserve. Deux fois traître, il montre ce qu’il esquive et cache à ce qu’il doit dérober qu’il le dévoile.
Au voile s’oppose la cage. Forme apparemment simple, sans ruse, découpée selon un rapport de force où tout est joué déjà : ici le vaincu, là partout, tout autour, le vainqueur. La cage, cependant, a des fonctions multiples : on y est nu puisque la transparence y est sans recours ni cachette possible ; par un déséquilibre propre à cet espace de fermeture, l’objet est toujours, pour les bourreaux, à portée de main, alors qu’ils sont eux-mêmes inaccessibles ; on est à distance de ses chaînes, captivé à l’intérieur d’une latitude entière de gestes dont aucun n’est physiquement impossible, mais dont aucun non plus n’a valeur de protection ou d’affranchissement ; la cage, c’est l’espace où se mime la liberté, mais où sa chimère, en tous les points que parcourt le regard, est anéantie par la présence des barreaux. L’ironie du voile est un jeu redoublé ; celle de la cage, un jeu désamorcé. Le voile, perfidement, fait communiquer ; la cage est la figure franche du partage sans médiation : sujet tout contre objet, pouvoir tout contre impuissance. La cage est liée à un savoir triomphant qui règne sur une ignorance esclave. Peu importe comment fut obtenue la fermeture : elle ouvre l’ère d’un savoir instrumental qui n’est plus apparenté à l’ambiguïté un peu louche de la conscience, mais à l’ordre méticuleux de la persécution technique.
Arrêtons-nous un instant aux limites de cette cage où l’amant de Pauliska est enfermé, nu.
1) Il a été capturé par une société d’amazones qui font profession de détester les hommes, leur violence, leur corps hérissé. L’encagement se fait dans la forme du tous contre un.
2) Le jeune homme a été placé dans une galerie zoologique où, à côté d’autres animaux, il sert à une démonstration d’histoire naturelle : la prêtresse de ces vestales haineuses fait pour ses compagnes le détail de toutes les imperfections de ce corps rustique, sans charme ni complaisance.
3) Les initiées ont dénudé orgueilleusement leur sein ; les novices doivent faire de même, pour montrer qu’aucune palpitation, qu’aucune rougeur ne trahit le désordre d’un cœur envahi subrepticement par le désir. Ici, la figure se complique : ce corps de glace que les femmes opposent à l’animal masculin en sont-elles si souverainement maîtresses ? Et ne fait-il pas naître chez l’homme un visible désir auquel la plus innocente des femmes ne manque pas de répondre par des signes d’émotion ? Et voilà que le désir noue des chaînes inverses.
4) Mais contre ce danger, les femmes peuvent se protéger entre elles. Ne sont-elles pas, l’une penchée sur l’épaule de l’autre, capables d’opposer à ce corps bestial qu’on leur montre cet autre qu’elles-mêmes dévoilent et qui n’est que douceur, volume duveteux, sable lisse pour les caresses ? Étrange désir qui s’établit sur la comparaison et le tiers exclu. Il ne doit pas être bien conjuré, ce mâle enfermé, dont la contemplation péjorative est nécessaire pour que le désir des femmes, pur enfin, puisse aller, sans trahison, d’elles-mêmes à leurs exactes semblables.
5) Elles reconstituent en effet par une étrange statue l’image de l’homme détesté et elles en font l’objet de leur désir. Mais la plus savante d’entre elles s’emprisonnera dans ce jeu ; le prenant pour une merveilleuse machine, elle désirera bien réellement le beau garçon qu’elle a cru enfermer et qui joue à être aussi froid qu’une statue. Dans son extase, elle tombe inanimée, tandis que lui, sortant de sa feinte inertie, reprend vie et s’échappe. Version moderne et terme à terme renversée du mythe de Pygmalion.
Mais, plus encore, du Labyrinthe. Thésée y devient captif d’un Minotaure-Ariane, auquel il n’échappe qu’en devenant lui-même menaçant et désiré, et en abandonnant sur son île solitaire la femme endormie. Dans la forme simple de la cage, un étrange savoir est à l’œuvre, changeant les rôles, transmuant les images et la réalité, métamorphosant les figures du désir : tout un travail en profondeur dont on trouve deux variantes fonctionnelles dans le souterrain et dans la machine.
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Le souterrain, c’est la forme endoscopique de la cage. Mais aussi sa contradiction immédiate, puisque rien n’est visible de ce qu’il recèle. Son existence même échappe au regard. Prison absolue contre quoi il n’y a pas d’assaut possible : c’est l’Enfer, moins sa profonde justice. Par droit d’essence, les cachots de l’Inquisition sont souterrains. Ce qui s’y passe n’y est absolument pas vu ; mais il y règne un regard absolu, nocturne, inévitable, qui s’oppose, en sa structure érotique, au regard oblique et lumineux du miroir.
Le miroir a deux modalités : proche et lointaine. De loin, et par le jeu de ses lignes, il peut surveiller. C’est-à-dire tout offrir au regard sans laisser prise sur lui : inversion parodique de la conscience. Dans sa modalité proche, il est un regard truqué. Le regardant se loge subrepticement dans la chambre obscure que recèle la glace ; il s’intercale dans l’immédiate complaisance à soi. Il se situe là où le volume clos du corps vient à s’ouvrir, mais pour se refermer aussitôt de l’autre côté de cette surface qu’il habite en se faisant aussi peu spatial que possible ; rusé géomètre, ludion à deux dimensions, le voilà qui niche son invisible présence dans la visibilité du regardé à lui-même.
Le miroir magique, vraie et fausse « psyché », réunit ces deux modalités. Il est placé entre les mains du regardant, dont il permet la souveraine surveillance ; mais il a cette propriété étrange d’épier le regardé dans le geste attardé et un peu indécis qu’il a devant le miroir. Tel est le rôle du « Sopha » enchanté, espace enveloppant et tiède où le corps s’abandonne au plaisir d’être seul et en présence de lui-même ; espace secrètement habité, qui s’inquiète en sourdine, et bientôt, à son tour, se met à désirer le premier corps innocent qui en s’offrant absolument se dérobe à lui.
Que voit-il l’étrange magicien de Crébillon, au fond de son miroir de soie ? Rien d’autre à vrai dire que son désir et le secret de son cœur avide. Il reflète, sans plus. Mais c’est ici même l’échappatoire absolue du regardé. L’un, en regardant, ne sait pas, au fond, qu’il se voit ; l’autre, ne se sachant pas regardé, a l’obscure conscience d’être vu. Tout est organisé par cette conscience qui est à la fois à fleur de peau et au-dessous des mots. De l’autre côté du malin miroir, on est seul et trompé, mais d’une solitude si alertée que la présence d’autrui est mimée en creux par les gestes qui, permettant de s’en défendre, pieusement, peureusement l’invoquent.
Ainsi, à la surface de rencontre, sur la plage lisse du miroir, se compose, dans un délice un instant arrêté, le geste-limite par excellence qui, en mettant à nu, masque ce qu’il dévoile. Figure en laquelle viennent se nouer les fils ténus des savoirs réciproques, mais où le cœur du désirable échappe définitivement au désir, comme Zeinis à l’âme du Sopha.
Mais tous ces corridors s’effondrent dans l’aventure de Pauliska. Le chef des brigands, raconte-t-elle, « donne un coup de talon assez fort dans le plancher ; je sens ma chaise descendre très vite par une trappe qui se referme aussitôt sur ma tête ; et je me trouve au milieu de huit à dix hommes au regard avide, étonné, effrayant ». L’innocence est en présence du regard lui-même : la voracité du désir n’a pas besoin d’une image irréelle pour atteindre la nudité de l’autre ; il s’appuie lourdement, parcourant sans hâte ce qui ne peut plus se défendre ; il ne vole pas son plaisir, il promet sereinement la violence.
Si une situation aussi fruste détient pourtant de forts pouvoirs érotiques, c’est parce qu’elle est moins perverse que subversive. La chute dans la cave des faussaires en symbolise le mouvement. Ce ne sont pas encore les Saturnales des malheureux – rêve optimiste, donc sans valeur pour le désir –, c’est la chute des heureux dans l’abîme où ils deviennent autant de proies. On ne veut pas posséder l’ancien bonheur de Pauliska, mais la posséder, elle, parce qu’elle a été heureuse : projet non d’une volonté révolutionnaire, mais d’un désir de subversion. Pauliska est placée au ras d’un désir qui manifeste la virilité bestiale du peuple. Dans les romans du XVIIIe siècle, l’élément populaire ne formait qu’une médiation dans l’économie de l’Éros (entremetteuse, valet). Il montre, dans le monde renversé du souterrain, une vigueur majestueuse qu’on ne soupçonnait pas. Le serpent chtonien s’est réveillé.
Cette masculinité, à vrai dire, il l’a acquise par complot ; elle ne lui appartenait pas de nature. Le souterrain est un royaume de scélérats, image négative du contrat social. Chacun est prisonnier des autres dont il peut devenir le traître et le justicier. Le souterrain, c’est la cage à la fois solidifiée, rendue entièrement opaque (puisque creusée dans le sol) et liquéfiée, devenue transparente à elle-même, précaire, puisqu’elle est prise dans les consciences enveloppantes, réciproques, méfiantes. Les bourreaux ne sont pas moins prisonniers que leur victime, qui n’est pas moins qu’eux intéressée à leur salut : elle partage leur destin dans ce fragment d’espace solidaire et resserré. Le Danube, dont on voit rouler les eaux au-dessus des dalles de verre scellées, indique symboliquement, à tous, à Pauliska comme aux brigands, qu’à la première rupture de leur contrat ils sont noyés. La cage séparait soigneusement les souverains et les objets : le souterrain les rapproche en un savoir étouffant. Au centre de ce cercle se dresse, en symbole, la grandiose machine d’imprimerie à laquelle, sachant et ne sachant pas, Pauliska arrache ce « gémissement » qui n’est pas celui de la presse, mais le cri de son sauveur écrasé.
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Dans la plupart des romans du XVIIIe siècle, les machinations l’emportent sur les machines. Ce sont toutes des techniques de l’illusion qui, à partir de peu ou de rien, bâtissent une surnature artificieuse : images qui montent au fond des miroirs, dessins invisibles dont le phosphore flamboie dans la nuit, trompe-l’œil qui font naître de fausses passions, vraies pourtant. Philtres pour les sens. Il y a aussi tout l’appareil insidieux des empoisonnements : camphre, peaux de serpent, os de tourterelles calcinés, et surtout les œufs terribles des fourmis de Java ; il y a enfin l’inoculation des désirs inavouables, qui troublent les cœurs les plus fidèles : délices illusoires, vraies jouissances. Tous ces philtres sans magie, ces machines à illusions vraies ne sont pas, par nature ou fonction, différents de ce rêve que l’âme prisonnière du Sopha a insinué par un baiser dans le cœur innocent de Zeinis. Tous portent cette même leçon : que, pour le cœur, les images ont la – même chaleur que ce qu’elles représentent, et que l’artifice le plus vain ne peut faire naître de fausses passions quand il suscite une vraie ivresse ; la nature peut se plier à tous les mécanismes du désir s’il sait bâtir ces machines merveilleuses où se trame le tissu sans frontière du vrai et du faux.
C’est une tout autre machinerie que celle de la roue électrique décrite à la fin de Pauliska. Liées dos à dos et nues, les deux victimes, opposées et complémentaires (comme deux pôles : la blonde Polonaise et l’Italienne brune, la passionnée et l’ardente, la vertueuse et la dévoyée, celle qui brûle d’amour et celle qui se consume de désir), ne sont séparées, là où leur corps se rejoignent, que par un mince volant de verre. Dès qu’il tourne, des étincelles jaillissent, avec toute une giclée de souffrances et de cris. Les corps hérissés s’électrisent, les nerfs se révulsent : désir, horreur ? Là-bas, parvenu, par l’extrême de sa luxure, au dernier degré de l’épuisement, le persécuteur reçoit, par le pain de cire sur lequel il trône, le fluide de ces jeunes corps exaspérés. Et peu à peu Salviati sent pénétrer en lui le grand désir majestueux qui promet à ses victimes des supplices sans fin.
Cette étrange machine, à un premier examen, paraît assez élémentaire : simple mise en forme discursive du désir, elle captive son objet dans une souffrance qui en multiplie les charmes, de sorte que l’objet lui-même avive le désir, et, par là, sa propre douleur, en un cercle toujours plus intense qui ne sera brisé que par la fulguration finale. Pourtant la machine de Pauliska a de plus grands pouvoirs, et plus étranges. À la différence de la machine-machination, elle maintient entre les partenaires une distance maximale que seul peut franchir un impalpable fluide. Ce fluide prélève sur le corps qui souffre, et parce qu’il souffre, sa désirabilité – mélange de sa jeunesse, de sa chair sans défaut, de ses frémissements enchaînés. Or l’agent de ce mélange, c’est le courant électrique qui fait naître, chez la victime, tous les mouvements physiques du désir. La désirabilité que le fluide porte au persécuteur, c’est le désir du persécuté, cependant que le bourreau, inerte, énervé, reçoit, comme en un allaitement premier, ce désir qu’aussitôt il fait sien. Ou plutôt qu’il transmet sans le retenir au mouvement de la roue, formant ainsi un simple relais dans ce désir persécuté qui revient à lui-même comme une persécution accélérée. Le bourreau n’est plus qu’un moment neutre dans l’appétit de sa victime ; et la machine révèle ce qu’elle est : non pas objectivation ouvrière du désir, mais projection du désiré où la mécanique des rouages désarticule le désirant. Ce qui n’est point pour ce dernier sa défaite ; tant s’en faut : sa passivité, c’est la ruse du savoir qui, de connaître tous les moments du désir, les éprouve dans un jeu impersonnel dont la cruauté soutient à la fois une conscience aiguë et une mécanique sans âme.
L’économie de cette machine est bien particulière. Chez Sade, l’appareil dessine, dans sa méticulosité, l’architecture d’un désir qui demeure souverain. Même lorsqu’il est épuisé et que la machine est construite pour le ranimer, le désirant maintient ses droits absolus de sujet, la victime n’étant jamais que l’unité lointaine, énigmatique et narrative d’un objet de désir et d’un sujet de souffrance. Si bien qu’à la limite la perfection de la machine qui torture, c’est le corps torturé comme point d’application de la volonté cruelle (par exemple, les tables vivantes de Minski). La machine « électrodynamique » du Surmâle est au contraire de nature vampirique : les roues affolées portent le mécanisme à ce point de délire où il devient une bête monstrueuse dont les mâchoires écrasent en l’incendiant le corps inépuisable du héros. La machine de Révéroni consacre elle aussi l’apothéose des guerriers fatigués, mais en un autre sens. Elle est installée au bout du trajet initiatique, comme l’objet terminal par excellence. Elle transforme le désirant en figure immobile, inaccessible, vers qui s’acheminent tous les mouvements qu’elle reverse aussitôt sans sortir de son règne : Dieu enfin en repos, qui sait absolument et qui est absolument désiré. Quant à l’objet du désir (que le philtre laissait finalement échapper), il est transmué en une source infiniment généreuse du désir lui-même. Au terme de cette initiation, il trouve lui aussi repos et lumière. Non pas l’illumination de la conscience ni le repos du détachement, mais la lumière blanche du savoir et cette inertie qui laisse couler la violence anonyme du désir.
Tous ces objets sont bien plus sans doute que les accessoires théâtraux de la licence. Leur forme ramasse l’espace fondamental où se jouent les rapports du Désir et du Savoir ; ils donnent figure à une expérience où la transgression de l’interdit délivre la lumière. On reconnaît facilement, dans les deux groupes qu’ils forment, deux structures opposées, et parfaitement cohérentes, de cet espace et de l’expérience qui lui est liée.
Les uns, familiers à Crébillon, constituent ce qu’on pourrait appeler des « objets-situations ». Ce sont des formes visibles qui captent un instant et relancent les imperceptibles rapports des sujets entre eux : surfaces de rencontre, lieux d’échange où se croisent les refus, les regards, les consentements, les fuites, ils fonctionnent comme de légers relais dont la densité matérielle s’allège à mesure de la complexité du sens qu’ils portent ; ils valent ce que vaut la combinaison des rapports qu’ils nouent et qui se nouent à travers eux. Leur frêle et transparent dessin n’est que la nervure des situations : ainsi le voile dans le rapport de l’indiscrétion au secret ; le miroir dans celui de la surprise et de la complaisance à soi ; le philtre dans les jeux de la vérité et de l’illusion. Autant de pièges où les consciences demeurent captives. Mais un instant seulement ; car ces objets-situations ont une dynamique centrifuge ; on s’y perd en s’y sachant perdu et en quête déjà de l’issue. Leurs secourables périls jalonnent le chemin de retour du labyrinthe ; c’est le côté Ariane de la conscience érotique – le fil retenu en ses deux extrémités par des consciences qui se cherchent, s’échappent, se capturent, et se sauvent, et que voici à nouveau séparés par ce fil qui, indissociablement, les lie. Tous ces objets d’Ariane jouent avec les ruses de la vérité, au seuil de la lumière et de l’illusion.
En face, chez Révéroni, on trouve des objets enveloppants, impérieux, inévitables : les sujets y sont pris sans recours, leur position modifiée, leur conscience retenue et de fond en comble altérée. La fuite n’y est pas concevable ; il n’y a d’issue que du côté de ce point sombre qui indique le centre, le feu infernal, la loi de la figure. Non plus fils qu’on noue et dénoue, mais corridors où on est englouti, ils sont des « objets-configurations », du type du souterrain, de la cage, de la machine : la trajectoire aller du labyrinthe. Là, l’erreur et la vérité ne sont plus en question : on peut manquer Ariane, on ne peut manquer le Minotaure. Elle est l’incertaine, l’improbable, la lointaine ; il est le sûr, le tout-proche. Et pourtant, par opposition aux pièges d’Ariane où chacun se reconnaît au moment de se perdre, les figures du Minotaure sont absolument étrangères, elles marquent, avec la mort dont elles portent la menace, les limites de l’humain et de l’inhumain : les mâchoires de la cage se referment sur un monde de la bestialité et de la prédation ; le souterrain recèle tout un grouillement d’êtres infernaux, et cette inhumanité qui est propre au cadavre des hommes.
Mais le secret de ce Minotaure érotique, ce n’est pas tellement qu’il est animal pour une bonne moitié, ni qu’il forme une figure indécise et mal partagée entre deux régions voisines. Son secret recouvre un rapprochement bien plus incestueux : en lui se superposent le labyrinthe qui dévore et Dédale qui l’a construit. Il est à la fois la machine aveugle, les couloirs du désir avec leur fatalité et l’architecte habile, serein, libre, qui a déjà quitté l’inévitable piège. Le Minotaure, c’est la présence de Dédale et son absence en même temps dans l’indéchiffrable et morte souveraineté de son savoir. Toutes les figures préalables qui symbolisent le monstre portent comme lui cette alliance sans langage entre un désir anonyme et un savoir dont le règne cache le visage vide du Maître. Les minces fils d’Ariane s’enchevêtraient dans la conscience ; ici, avec un pur savoir et un désir sans sujet, seule demeure la dualité brutale des bêtes sans espèce.
Tous les pièges d’Ariane gravitent autour de la plus centrale, de la plus exemplaire des situations érotiques : le travesti. Celui-ci en effet s’égare dans un jeu redoublé où la nature n’est pas profondément transmuée, mais plutôt esquivée sur place. Comme le voile, le travesti cache et trahit ; comme le miroir, il donne la réalité dans une illusion qui la dérobe en l’offrant ; c’est un philtre aussi puisqu’il fait naître à partir d’impressions faussement vraies des sentiments illusoires et naturels : c’est de la contre-nature mimée et par là conjurée. L’espace que symbolise le Minotaure est au contraire un espace de transmutation ; cage, il fait de l’homme une bête de désir – désirante comme un fauve, désirée comme une proie ; caveau, il trame au-dessous des états une contre-cité qui se promet de détruire les lois et les pactes les plus vieux ; machine, son mouvement méticuleux, appuyé sur la nature et la raison, suscite l’Antiphysis et tous les volcans de la folie. Il ne s’agit plus des surfaces trompeuses du déguisement, mais d’une nature métamorphosée en profondeur par les pouvoirs de la contre-nature.
C’est là sans doute que la « perversité moderne », comme disait Révéroni, trouve son espace propre. Décalées vers les régions d’un érotisme léger, les initiations d’Ariane, si importantes dans le discours érotique du XVIIIe siècle, ne sont plus pour nous que de l’ordre du jeu – disons plutôt avec M. Étiemble qui y voit clair, « de l’amour, de l’amour sous toutes ses formes ». Les formes réellement transgressives de l’érotisme, on les trouve maintenant dans l’espace que parcourt l’étrange initiation de Pauliska : du côté de la contre-nature, là où Thésée fatalement se dirige lorsqu’il approche du centre du labyrinthe, vers ce coin de nuit où, vorace architecte, veille le Savoir.
프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권
Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 011. Un si cruel savoir
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