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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 020. Postface à Flaubert (G.),Die Versuchung des Heiligen Antonius (La Tentation de saint Antoine)

by 상겔스 2024. 6. 25.
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20 Postface à Flaubert


Postface à Flaubert (G), Die Versuchung des Heiligen Antonius, Francfort, Insel Verlag, 1964, pp. 217-251. Le même texte, en français, a été publié, avec les gravures ici reproduites, in Cahiers de la compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault, n° 59, mars 1967, pp. 7-30 sous le titre de « Un. fantastique. de bibliothèque ».

M. Foucault publia une nouvelle version de cet article en 1970 (voir infra, n° 75). Les passages entre crochets ne figurent pas dans la version de 1970. Les différences entre les deux textes sont signalées par des notes.





I


Trois fois, Flaubert a écrit, récrit La Tentation* : en 1849 – c’était avant Madame Bovary –, en 1856, avant Salammbô, en 1872, au moment de rédiger Bouvard et Pécuchet. En 1856 et en 1857, il en avait publié des extraits. Saint Antoine a accompagné Flaubert pendant vingt-cinq ou trente ans – aussi longtemps que le héros de L’Éducation. Deux figures à la fois jumelles et inverses : il se peut bien qu’à travers les siècles le vieil anachorète d’Égypte, encore assailli de désirs, réponde au jeune homme de dix-huit ans qui, sur le bateau de Paris au Havre, est saisi par l’apparition de Mme Arnoux. Et cette soirée où Frédéric – silhouette à demi effacée déjà – se détourne, comme par l’effroi d’un inceste, de celle qu’il n’a pas cessé d’aimer, il faut peut-être y retrouver l’ombre de la nuit où l’ermite vaincu s’est pris enfin à aimer la matière même de la vie**. Ce qui fut « tentation » parmi les ruines d’un monde antique encore peuplé de fantômes est devenu « éducation » dans la prose du monde moderne.

Née très tôt – et peut-être d’un spectacle de marionnettes –, La Tentation parcourt toute l’œuvre de Flaubert. À côté des autres textes, derrière eux, il semble que La Tentation forme comme une prodigieuse réserve de violences, de fantasmagories, de chimères, de cauchemars, de profils bouffons. Et ce trésor sans mesure, on dirait que Flaubert l’a tour à tour passé à la grisaille des rêveries provinciales dans Madame Bovary, façonné et sculpté pour les décors de Salammbô, réduit au grotesque quotidien avec Bouvard. On a le sentiment que La Tentation, c’est pour Flaubert le rêve de son écriture : ce qu’il aurait voulu qu’elle fût [ souple, soyeuse, spontanée, harmonieusement dénouée dans l’ivresse des phrases, belle -], mais aussi ce qu’elle devait cesser d’être pour s’éveiller enfin à la forme du jour*. La Tentation a existé avant toutes les œuvres** de Flaubert (son premier dessin, on le retrouve dans les Mémoires d’un fou, dans le Rêve d’enfer, dans la Danse des morts et, surtout, dans Smahr) ; et elle a été répétée – rituel, purification, exercice, « tentation » repoussée ? – avant chacune d’elles***. En surplomb au-dessus de l’œuvre, elle la dépasse de ses excès bavards, de sa surabondance en friche, de sa population de bestiaire ; et, en retrait de tous les textes, elle offre, avec le négatif de leur écriture, la prose sombre, murmurante qu’il leur a fallu refouler et peu à peu reconduire au silence pour venir eux-mêmes à la lumière. [Toute l’œuvre de Flaubert est l’incendie de ce discours premier : sa cendre précieuse, son noir, son dur charbon.]





II


On lit volontiers La Tentation comme le protocole d’une rêverie libérée. [Elle serait à la littérature ce que Bosch, Brueghel ou le Goya des Caprices ont pu être à la peinture.] Ennui des premiers lecteurs (ou auditeurs) devant ce défilé monotone de grotesques : « Nous écoutions ce que disaient le Sphinx, la chimère, la reine de Saba, Simon le Magicien… » ; ou encore – c’est toujours Du Camp qui parle -« Saint Antoine ahuri, un peu niais, j’oserai dire un peu nigaud, voit défiler devant lui les différentes formes de la tentation ». Les amis s’enchantent de la « richesse de la vision » (Coppée), « de cette forêt d’ombres et de clarté » (Hugo), du « mécanisme de l’hallucination » (Taine). [Mais le plus étrange n’est pas là.] Flaubert lui-même invoque folie et fantasme ; il sent qu’il travaille sur les grands arbres abattus du rêve : « Je passe mes après-midi avec les volets fermés, les rideaux tirés, et sans chemise, en costume de charpentier. Je gueule ! Je sue ! C’est superbe ! Il y a des moments où, décidément, c’est plus que du délire. » Au moment où le labeur touche à sa fin : « Je me suis jeté en furieux dans Saint Antoine et je suis activé à jouir d’une exaltation effrayante… Je n’ai jamais eu le bourrichon plus monté. »



Or, en fait de rêves et de délires, on sait maintenant[145] que La Tentation est un monument de savoir méticuleux. Pour la scène des hérésiarques, dépouillement des Mémoires ecclésiastiques de Tillemont, lecture des trois volumes de Matter sur l’Histoire du gnosticisme*, de l’Histoire de Manichée par Beausobre, de la Théologie chrétienne de Reuss ; à quoi il faut ajouter saint Augustin, bien sûr, et la Patrologie de Migne (Athanase, Jérôme, Épiphane). Les dieux, Flaubert est allé les chercher dans** Burnouf, [dans] Anquetil-Duperron, [chez] Herbelot et [chez] Hottinger, dans les volumes de L’Univers pittoresque, dans les travaux de l’Anglais Layard, et surtout dans la traduction de Creuzer, les Religions de l’Antiquité. Les Traditions tératologiques de Xivrey, le Physiologus que Cahier et Martin avaient réédité, les Histoires prodigieuses de Boaistuau, le Duret consacré aux plantes et à leur « histoire admirable » ont donné des renseignements sur les monstres[146]. Spinoza avait inspiré la méditation métaphysique sur la substance étendue. Mais ce n’est pas tout. Il y a dans le texte des évocations qui semblent toutes chargées d’onirisme : une grande Diane d’Éphèse, par exemple, avec des lions aux épaules, des fruits, des fleurs, des étoiles entrecroisées sur la poitrine, des grappes de mamelles, une gaine qui l’enserre à la taille et d’où rebondissent des griffons et des taureaux. Mais cette « fantaisie », elle se trouve mot à mot, ligne à ligne, au dernier volume de Creuzer, à la planche 88 : il suffit de suivre du doigt les détails de la gravure pour que surgissent fidèlement les mots même de Flaubert. Cybèle et Attys (avec sa pose langoureuse, son coude contre un arbre, sa flûte, son costume découpé en losanges), on peut les voir en personne à la planche 58 du même ouvrage, [tout comme] le portrait d’Ormuz se trouve dans Layard [, et] tout comme les médaillons d’Oraïos, de Sabaoth, d’Adonaï, de Knouphis se découvrent aisément dans Matter*. On peut s’étonner que tant de méticulosité érudite laisse une telle impression de fantasmagorie. Plus précisément que Flaubert ait éprouvé lui-même comme vivacité d’une imagination en délire ce qui appartenait d’une façon si manifeste à la patience du savoir.

À moins que peut-être Flaubert n’ait fait là l’expérience d’un fantastique singulièrement moderne [et encore peu connu jusqu’à lui]. C’est que le XIXe siècle a découvert un espace d’imagination dont les âges précédents n’avaient sans doute pas soupçonné la puissance. Ce lieu nouveau des fantasmes, ce n’est plus la nuit, le sommeil de la raison, le vide incertain ouvert devant le désir : c’est au contraire la veille, l’attention inlassable, le zèle érudit, l’attention aux aguets. Le chimérique désormais naît** de la surface noir et blanc des signes imprimés, du volume fermé et poussiéreux qui s’ouvre sur un envol de mots oubliés ; il se déploie soigneusement dans la bibliothèque assourdie, avec ses colonnes de livres, ses titres alignés et ses rayons qui la ferment de toutes parts, mais bâillent de l’autre côté sur des mondes impossibles. L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe. On ne porte plus le fantastique dans son cœur ; on ne l’attend pas non plus des incongruités de la nature ; on le puise à l’exactitude du savoir ; sa richesse est en attente dans le document. Pour rêver, il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire. La vraie image est connaissance. Ce sont des mots déjà dits, des recensions exactes, des masses d’informations minuscules, d’infimes parcelles de monuments et des reproductions de reproductions qui portent dans l’expérience moderne les pouvoirs de l’impossible. Il n’y a plus que la rumeur assidue de la répétition qui puisse nous transmettre ce qui n’a lieu qu’une fois. L’imaginaire ne se constitue pas contre le réel pour le nier ou le compenser ; il s’étend entre les signes, de livre à livre, dans l’interstice des redites et des commentaires ; il naît et se forme dans l’entre-deux des textes. C’est un phénomène de bibliothèque*.

Michelet, dans La Sorcière, Quinet dans Ahasvérus, avaient** exploré eux aussi ces formes de l’onirisme érudit. Mais La Tentation, elle, n’est pas un savoir qui peu à peu s’élève jusqu’à la grandeur d’une œuvre. C’est une œuvre qui se constitue d’entrée de jeu dans l’espace du savoir : elle existe dans un certain rapport fondamental aux livres. C’est pourquoi elle est peut-être plus qu’un épisode dans l’histoire de l’imagination occidentale ; elle ouvre l’espace d’une littérature qui n’existe que dans et par le réseau du déjà écrit : livre où se joue la fiction des livres. On dira que Don Quichotte déjà, et toute l’œuvre de Sade… Mais c’est sur le mode de l’ironie que Don Quichotte est lié aux récits de chevalerie, La Nouvelle Justine aux romans vertueux du XVIIIe siècle : eh quoi ! ce ne sont*** que des livres… La Tentation, elle, se rapporte sur le mode sérieux à l’immense domaine de l’imprimé ; elle prend place dans l’institution reconnue de l’écriture. C’est moins un livre nouveau, à placer à côté des autres, qu’une œuvre qui s’étend sur l’espace des livres existants. Elle les recouvre, les cache, les manifeste, d’un seul mouvement les fait étinceler et disparaître. Elle n’est pas seulement un livre que Flaubert, longtemps, a rêvé d’écrire ; elle est le rêve des autres livres : tous les autres livres, rêvants, rêvés – repris, fragmentés, déplacés, combinés, [éloignés,] mis à distance par le songe, mais par lui aussi rapprochés jusqu’à la satisfaction imaginaire et scintillante du désir. [Avec La Tentation, Flaubert a écrit sans doute la première œuvre littéraire qui ait son lieu propre dans le seul espace des livres :] après, Le Livre, Mallarmé deviendra possible, puis Joyce, Roussel, Kafka, Pound, Borges. La bibliothèque est en feu.

Il se peut bien que Le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia aient été les premières peintures « de musée » : pour la première fois dans l’art européen, des toiles ont été peintes – non pas exactement pour répliquer à Giorgone, à Raphaël et à Vélasquez, mais pour témoigner, à l’abri de ce rapport singulier et visible, au-dessous de la déchiffrable référence, d’un rapport nouveau [et substantiel] de la peinture à elle-même, pour manifester l’existence des musées, et le mode d’être et de parenté qu’y acquièrent les tableaux. À la même époque, La Tentation est la première œuvre littéraire qui tienne compte de ces institutions verdâtres où les livres s’accumulent et où croît doucement la lente, la certaine végétation de leur savoir. Flaubert est à la bibliothèque ce que Manet est au musée. Ils écrivent, ils peignent dans un rapport fondamental à ce qui fut peint, à ce qui fut écrit – ou plutôt à ce qui de la peinture et de l’écriture demeure indéfiniment ouvert. Leur art s’édifie où se forme l’archive. Non point qu’ils signalent le caractère tristement historique – jeunesse amoindrie, absence de fraîcheur, hiver des inventions – par lequel nous aimons stigmatiser notre âge alexandrin ; mais ils font venir au jour un fait essentiel à notre culture : chaque tableau appartient désormais à la grande surface quadrillée de la peinture ; chaque œuvre littéraire appartient au murmure indéfini de l’écrit. Flaubert et Manet ont fait exister, dans l’art lui-même, les livres et les toiles.





III


La présence du livre est curieusement manifestée et esquivée dans La Tentation. Tout de suite, le texte est démenti comme livre. À peine ouvert, le volume conteste les signes imprimés dont il est peuplé et se donne* la forme d’une pièce de théâtre : transcription d’une prose qui ne serait pas destinée à être lue, mais récitée et mise en scène. Flaubert avait songé un instant à faire de La Tentation une sorte de grand drame, un Faust qui aurait englouti tout l’univers des religions et des dieux. Très tôt, Flaubert a renoncé ; mais il a conservé à l’intérieur du texte tout ce qui peut marquer une représentation éventuelle : découpage en dialogues et en tableaux, description du lieu de la scène, des éléments du décor et de leur modification, indication du mouvement des « acteurs » sur le plateau et tout cela selon les dispositions typographiques traditionnelles (caractères plus petits et marges plus grandes pour les notations scéniques, nom du personnage, en grosses lettres, au-dessus de son discours, etc.). Par un redoublement significatif, le premier décor indiqué – celui qui servira de lieu à toutes les modifications ultérieures – a lui-même la forme d’un théâtre naturel : la retraite de l’ermite a été placée « au haut d’une montagne, sur un plateau arrondi en demi-lune et qu’enferment de grosses pierres » ; le livre est donc censé décrire une scène qui représente elle-même un « plateau » ménagé par la nature et sur lequel de nouvelles scènes viendront à leur tour planter leur décor. Mais ces indications n’énoncent pas l’utilisation future du texte (elles sont presque toutes incompatibles avec une mise en scène réelle) ; elles marquent seulement son mode d’être : l’imprimé doit n’être que le support discret du visible ; un insidieux spectateur va venir prendre la place du lecteur, et l’acte de lire s’estompera dans [le triomphe d’] un autre regard. Le livre disparaît dans la théâtralité qu’il porte au jour.

Mais pour reparaître aussitôt à l’intérieur de l’espace scénique. Les premiers signes de la tentation n’ont pas plutôt pointé à travers les ombres qui s’allongent, les mufles inquiétants n’ont pas plutôt percé la nuit que saint Antoine pour s’en protéger a allumé la torche et ouvert « un gros livre ». Posture conforme à la tradition iconographique : dans le tableau de Brueghel le Jeune que Flaubert avait tant admiré en visitant à Gênes la collection Balbi et qui, à l’en croire, aurait fait naître en lui le désir d’écrire La Tentation, l’ermite, en bas, au coin droit de la toile, est agenouillé devant un immense in-folio, la tête un peu penchée, les yeux dirigés sur les lignes écrites. Autour de lui, des femmes nues ouvrent les bras, la longue gourmandise tend un cou de girafe, les hommes-tonneaux mènent leur vacarme, des bêtes sans nom s’entre-dévorent, tandis que défilent tous les grotesques de la terre, évêques, rois et puissants ; mais le saint ne voit rien de tout cela, puisqu’il est absorbé dans sa lecture. Il ne voit rien, à moins qu’il ne perçoive, en diagonale, le grand charivari. [À moins qu’il ne fasse appel, pour s’en défendre, à la puissance énigmatique de ce grimoire.] À moins que le balbutiement qui épèle les signes écrits n’évoque toutes ces pauvres figures informes, qui n’ont reçu aucune langue, qu’aucun livre n’accueille jamais, et qui se pressent, innommées, aux lourds feuillets du volume. À moins encore que ce ne soit de l’entrebâillement des pages et de l’interstice même des lettres que s’échappent toutes ces existences qui ne peuvent être filles de la nature. Plus fécond que le sommeil de la raison, le livre engendre peut-être l’infini des monstres. Loin de ménager un espace protecteur, il a libéré un obscur grouillement, et toute une ombre douteuse où se mêlent l’image et le savoir. En tout cas, quelle que soit la signification de l’in-folio ouvert dans le tableau de Brueghel, le saint Antoine de Flaubert pour se protéger du mal qui commence à l’obséder empoigne son livre et lit au hasard cinq passages des livres saints. Mais par la ruse du texte, voilà que s’élèvent aussitôt dans l’air du soir le fumet de la gourmandise, l’odeur du sang et de la colère, l’encens de l’orgueil, les arômes qui valent plus que leur pesant d’or et les parfums coupables des reines de l’Orient. Le livre est le lieu de la Tentation. Et non point n’importe quel livre : si le premier des textes lus par l’ermite appartient aux Actes des apôtres, les quatre derniers ont été bel et bien puisés dans l’Ancien Testament[147] – dans l’Écriture même de Dieu, dans le livre par excellence.

Dans les deux premières versions de l’ouvrage, la lecture des textes sacrés ne jouait pas de rôle. Directement assailli par les figures canoniques du mal, l’ermite cherchait refuge dans son oratoire ; les Sept Péchés, excités par Satan, luttaient contre les Vertus et sous la conduite de l’Orgueil faisaient brèche sur brèche à l’enceinte protégée. Imagerie de portail, mise en scène de mystère qui a disparu de la version publiée. Dans celle-ci, le mal n’est pas incarné dans des personnages, il est incorporé à des mots. Le livre qui doit mener au seuil du salut ouvre en même temps les portes de l’Enfer. Toute la fantasmagorie qui va se dénouer devant les yeux de l’ermite – palais orgiaques, empereurs enivrés, hérétiques déchaînés, formes défaites des dieux en agonie, natures aberrantes –, tout ce spectacle est né du livre ouvert par saint Antoine, comme il est issu, en fait, des bibliothèques consultées par Flaubert. Pour conduire ce bal, il n’est pas étonnant que les deux figures symétriques et inverses de la Logique et du cochon aient disparu du texte définitif, et qu’elles aient été remplacées par Hilarion, le disciple savant, initié par Antoine lui-même à la lecture des textes sacrés.

Cette présence du livre, cachée d’abord sous la vision de théâtre, puis exaltée à nouveau comme lieu d’un spectacle qui va la rendre derechef imperceptible, constitue pour La Tentation un espace fort complexe. Apparemment, on a affaire à une frise de personnages bariolés devant un décor de carton ; sur le rebord de la scène, dans un angle, la silhouette encapuchonnée du saint immobile : quelque chose comme une scène de marionnettes. Flaubert, enfant, avait vu souvent le Mystère de saint Antoine que donnait le père Legrain dans son théâtre de poupées ; plus tard, il y conduisit George Sand. De cette parenté, les deux premières versions avaient conservé des signes évidents (le cochon bien sûr, mais aussi le personnage des péchés, l’assaut contre la chapelle, l’image de la Vierge). Dans le texte définitif, seule la succession linéaire des visions maintient l’effet « marionnettes » : devant l’ermite presque muet, péchés, tentations, divinités, monstres défilent – chacun sortant à son rang d’un enfer où tous sont couchés comme dans une boîte. Mais ce n’est là qu’un effet de surface qui repose sur tout un étagement de profondeurs [(ici, c’est l’à-plat qui est un trompe-l’œil].

Pour supporter en effet les visions qui se succèdent et les établir dans leur réalité irréelle, Flaubert a disposé un certain nombre de relais, qui prolongent dans la dimension sagittale la pure et simple lecture des phrases imprimées. On a d’abord le lecteur (1) – le lecteur réel que nous sommes lorsque nous lisons le texte de Flaubert – et le livre qu’il a sous les yeux (1 bis) ; ce texte, dès les premières lignes (« C’est dans la Thébaïde… la cabane de l’ermite occupe le fond »), invite le lecteur à se faire spectateur (2) d’un plateau de théâtre dont le décor est soigneusement indiqué (2 bis) ; on peut y voir, en plein milieu, le vieil anachorète (3) assis les jambes croisées, et qui va bientôt se lever et prendre un livre (3 bis), d’où vont s’échapper peu à peu des visions inquiétantes : agapes, palais, reine voluptueuse, et finalement Hilarion, l’insidieux disciple (4) ; celui-ci ouvre pour le saint tout un espace de vision (4 bis) où apparaissent les hérésies, les dieux, et la prolifération d’une vie improbable (5). Mais ce n’est pas tout : les hérétiques parlent, racontant leurs rites sans vergogne ; les dieux évoquent leur midi étincelant et rappellent le culte qu’on leur rendait ; les monstres proclament leur propre sauvagerie ; ainsi, s’imposant par la force de leurs mots ou de leur seule présence, une nouvelle dimension surgit, vision intérieure à celle que fait surgir le satanique disciple (5 bis) ; apparaissent de la sorte le culte abject des Ophites, les miracles d’Apollonius, les tentations du Bouddha, l’ancien règne bienheureux d’Isis (6). À partir du lecteur réel, on a donc cinq niveaux différents, cinq « régimes » de langage, marqués par les chiffres bis : livre, théâtre, texte sacré, visions et visions des visions ; on a aussi cinq séries de personnages, de figures, de paysages et de formes[148] : le spectateur invisible, saint Antoine dans sa retraite, Hilarion, puis les hérétiques, les dieux et les monstres, enfin les ombres qui naissent de leurs discours ou de leurs mémoires.

Cette disposition selon des enveloppements successifs est modifiée – à dire vrai confirmée et complétée par deux autres. La première est celle de l’enveloppement rétrograde : les figures du niveau 6 – visions de visions – devraient être les plus pâles, les plus inaccessibles à une perception directe. Or elles sont, sur la scène, aussi présentes, aussi épaisses et colorées, aussi insistantes que celles qui les précèdent, ou que saint Antoine lui-même : comme si les souvenirs brumeux, les désirs inavouables qui les font naître du cœur des premières visions avaient pouvoir d’agir, sans intermédiaire, sur le décor où elles sont apparues, sur le paysage où l’ermite et son disciple déploient leur dialogue imaginaire, sur la mise en scène que le spectateur fictif est censé avoir sous les yeux pendant que se déroule ce quasi-mystère. Ainsi, les fictions de dernier niveau se replient sur elles-mêmes, enveloppent les figures qui les ont fait naître, débordent bientôt le disciple et l’anachorète, et finissent par s’inscrire dans la matérialité supposée du théâtre. Par cet enveloppement en retour, les fictions les plus lointaines s’offrent selon le régime du langage le plus direct : dans les indications scéniques fixées par Flaubert et qui doivent cerner, de l’extérieur, ses personnages.

Cette disposition permet alors au lecteur (1) de voir saint Antoine (3) par-dessus l’épaule du spectateur supposé (2) qui est censé assister au drame : et par là le lecteur s’identifie au spectateur. le spectateur, quant à lui, voit Antoine sur la scène, mais, par-dessus l’épaule d’Antoine, il voit, [comme] aussi réelles que l’ermite, les apparitions qui se présentent à lui : Alexandrie, Constantinople, la reine de Saba, Hilarion ; son regard se fond dans le regard halluciné de l’ermite*. Celui-ci à son tour se penche par-dessus l’épaule d’Hilarion, voit du même regard que lui les figures évoquées par le mauvais disciple ; et Hilarion, à travers les propos des hérétiques, perçoit le visage des dieux et le grognement des monstres, contemple les images qui les hantent. Ainsi de figure en figure se noue et se développe un feston qui lie les personnages par-delà ceux qui leur servent** d’intermédiaires, [mais qui], de proche en proche, les identifie les uns aux autres et fond leurs regards différents dans un seul éblouissement.



Entre le lecteur et les ultimes visions qui fascinent les apparitions fantastiques, la distance est immense : des régimes de langage subordonnés les uns aux autres, des personnages-relais regardant les uns par-dessus les autres reculent, au plus profond de ce « texte-représentation », tout un peuple foisonnant de chimères. [Mais] à cela s’opposent deux mouvements : l’un, affectant les régimes de langage, fait apparaître en style direct la visibilité de l’invisible, l’autre, affectant les figures, assimilant peu à peu leur regard et la lumière qui les éclaire, rapproche, jusqu’à les faire surgir au bord de la scène, les images les plus lointaines. C’est ce double mouvement qui fait que la vision est à proprement parler tentatrice : ce qu’il y a de plus indirect et de plus enveloppé dans la vision* se donne avec tout l’éclat du premier plan ; tandis que le visionnaire est attiré par ce qu’il voit, se précipite en cette place vide et pleine à la fois, s’identifie à cette figure d’ombre et de lumière, et se met à voir à son tour avec ces yeux qui ne sont pas de chair. La profondeur des apparitions emboîtées les unes dans les autres et le défilé naïvement successif des figures ne sont point contradictoires. Leurs axes perpendiculaires constituent la forme paradoxale et l’espace singulier de La Tentation. La frise de marionnettes, l’à-plat violemment colorié des figures qui se poussent les unes les autres dans l’ombre de la coulisse, tout cela n’est pas souvenir d’enfance, résidu d’une vive impression : c’est l’effet composé d’une vision qui se développe par plans successifs, de plus en plus lointains, et d’une tentation qui attire le visionnaire à la place de ce qu’il voit, et l’enveloppe soudain de tout ce qui lui apparaît.





IV


[La Tentation est comme un discours dont l’ordre n’aurait pas pour fonction d’établir un sens et un seul (en élaguant tous les autres), mais d’en imposer simultanément plusieurs. La suite visible des scènes est fort simple : les souvenirs du vieux moine, les mirages et les péchés, qui tous se résument dans la reine millénaire qui vient d’Orient (1 et II) ; puis le disciple qui en discutant l’Écriture fait surgir le pullulement des hérésies (III et IV) ; viennent alors les dieux qui un à un apparaissent sur la scène (V) ; l’espace du monde une fois dépeuplé, Antoine peut le parcourir, guidé par son disciple devenu à la fois Satan et Savoir, en mesurer l’étendue, y voir pousser à l’infini le buissonnement des monstres (VI, VII). Suite visible qui repose sur plusieurs séries sous-jacentes**.]

1) * La Tentation naît dans le cœur de l’ermite ; hésitante, elle évoque les compagnons de retraite, les caravanes de passage ; puis elle gagne des régions plus vastes : Alexandrie surpeuplée, l’Orient chrétien déchiré par la théologie, toute cette Méditerranée sur laquelle ont régné des dieux accourus d’Asie, et puis l’univers sans limites – les étoiles au fond de la nuit, l’imperceptible cellule où s’éveille le vivant. Mais cet ultime scintillement ramène l’ermite au principe matériel de ses premiers désirs. Le grand parcours tentateur a bien pu gagner les confins du monde, il revient à son point de départ. Dans les deux premières versions du texte, le Diable devait expliquer à Antoine « que les péchés étaient dans son cœur et la désolation dans sa tête ». Explication inutile maintenant : poussées jusqu’aux extrémités de l’univers, les grandes ondes de la tentation refluent au plus près : dans l’infime organisme où s’éveillent les premiers désirs de la vie, Antoine retrouve son vieux cœur, ses appétits mal réfrénés ; mais il n’en éprouve plus l’envers tapissé de fantasmes ; il en a, sous les yeux, la vérité matérielle. Sous cette lumière rouge se forme doucement la larve du Désir**. [Le centre de la Tentation n’a pas bougé : ou plutôt il a été très légèrement décalé de haut en bas – passant du cœur à la fibre, du rêve à la cellule, du miroitement de l’image à la matière. Ce qui, de l’intérieur, hantait l’imagination de l’ermite peut devenir maintenant objet d’une contemplation enchantée ; et ce qu’il repoussait avec effroi, c’est maintenant ce qui l’attire et l’invite à une sommeillante identification : « Descendre jusqu’au fond de la matière – être la matière. »C’est en apparence seulement que la tentation arrache l’ermite à la solitude pour peupler son regard d’hommes, de dieux et de bêtes. En fait, elle compose selon une seule grande courbe plusieurs mouvements distincts : expansion progressive jusqu’aux confins de l’univers, boucle qui ramène le désir à sa vérité, décalage qui fait glisser des violences du fantasme à la douceur calme de la matière, passage du dedans au-dehors – des nostalgies du cœur au spectacle exact de la vie ; retournement de l’effroi en désir d’identification.]

2) *** Assis au seuil de sa cabane, l’ermite est un vieillard qu’obsèdent ses souvenirs : jadis, l’isolement était moins pénible, le travail moins fastidieux, le fleuve moins éloigné. Auparavant encore, il y avait eu le temps de la jeunesse, des filles au bord des fontaines, le temps aussi de la retraite et des compagnons, celui du disciple favori. Cette légère oscillation du présent, à l’heure où vient le soir, donne lieu à l’inversion générale du temps : d’abord les images du crépuscule dans la ville qui bourdonne avant de s’endormir – le port, les cris de la rue, les tambourins dans les tavernes ; puis Alexandrie à l’époque des massacres, Constantinople avec le Concile, et bientôt tous les hérétiques qui sont venus insulter le jour depuis l’origine du christianisme ; derrière eux, les divinités qui ont eu leurs temples et leurs fidèles depuis le fond de l’Inde jusqu’aux bords de la Méditerranée ; enfin les figures qui sont aussi vieilles que le temps – les étoiles au fond du ciel, la matière sans mémoire, la luxure et la mort, le Sphinx allongé, la chimère, tout ce qui fait naître, d’un seul mouvement, la vie et les illusions de la vie. Et encore au-delà de la cellule première – au-delà de cette origine du monde qui est sa propre naissance, Antoine désire l’impossible retour à l’immobilité d’avant la vie : toute son existence, ainsi, rentrerait en sommeil, retrouverait son innocence, mais s’éveillerait à nouveau dans le bruissement des bêtes et des sources, dans l’éclat des étoiles. Être un autre, être tous les autres et que tout identiquement recommence, remonter au principe du temps pour que se noue le cercle des retours, c’est là le sommet de la Tentation. La vision de l’Engadine n’est pas loin.

Dans cette remontée du temps, chaque étape est annoncée par une figure ambiguë – à la fois durée et éternité, fin et recommencement. Les hérésies sont conduites par Hilarion – petit comme un enfant, flétri comme une vieillard, aussi jeune que la connaissance quand elle s’éveille, aussi vieux que le savoir quand il réfléchit. Celui qui introduit les dieux, c’est Apollonius ; il connaît les métamorphoses sans fin des divinités, leur naissance et leur mort, mais lui-même rejoint d’un bond « l’Éternel, l’Absolu et l’Être ». La Luxure et la Mort conduisent la ronde des vivants, sans doute parce qu’elles figurent la fin et le recommencement, les formes qui se défont et l’origine de toutes choses. La larve-squelette, le Thaumaturge éternel et le vieillard-enfant fonctionnent à tour de rôle dans La Tentation comme les « alternateurs » de la durée ; à travers le temps de l’Histoire, du mythe et finalement du cosmos tout entier, ils assurent cette remontée qui ramène le vieil ermite au principe cellulaire de sa vie. Il a fallu que le fuseau du monde tourne à l’envers pour que la nuit de La Tentation s’ouvre sur la nouveauté identique du jour qui se lève.

3) * Ce reflux du temps est aussi bien vue [prophétique] des temps futurs. En plongeant dans ses souvenirs, Antoine avait rejoint l’imagination millénaire de l’Orient : du fond de cette mémoire qui ne lui appartenait plus, il avait vu surgir la figure où s’était incarnée la tentation du plus sage des rois d’Israël. Derrière la reine de Saba se profile ce nain ambigu en lequel Antoine reconnaît aussi bien le serviteur de la reine que son propre disciple. Hilarion appartient, indissociablement, au Désir et à la Sagesse ; il porte avec lui tous les rêves de l’Orient, mais il connaît exactement l’Écriture et l’art de l’interpréter. Il est avidité et science – ambition de savoir, connaissance condamnable. Ce gnome ne cessera de grandir tout au long de la liturgie ; au dernier épisode, il sera immense, « beau comme un archange, lumineux comme un soleil » ; il étendra son royaume aux dimensions de l’Univers ; il sera le Diable dans l’éclair de la vérité. C’est lui qui sert de choryphée au savoir occidental : il guide d’abord la théologie, et ses infinies discussions ; puis il ressuscite les anciennes civilisations avec leurs divinités bientôt réduites en cendres ; puis il instaure la connaissance rationnelle du monde ; il démontre le mouvement des astres, et manifeste la puissance secrète de la vie. Dans l’espace de cette nuit d’Égypte que hante le passé de l’Orient, c’est toute la culture de l’Europe qui se déploie : le Moyen Âge avec sa théologie, la Renaissance avec son érudition, l’âge moderne avec sa science du monde et du vivant. Comme un soleil nocturne, La Tentation va d’est en ouest, du désir au savoir, de l’imagination à la vérité, des plus vieilles nostalgies aux déterminations de la science moderne. L’Égypte chrétienne, et avec elle Alexandrie, et Antoine apparaissent au point zéro entre Asie et Europe, et comme au pli du temps : là où l’Antiquité, juchée au sommet de son passé, vacille et s’effondre sur elle-même, laissant revenir au jour ses monstres oubliés, et là où le monde moderne trouve son germe, avec les promesses d’un savoir indéfini. On est au creux de l’histoire.

La « tentation » de saint Antoine, c’est la double fascination du christianisme par la fantasmagorie somptueuse de son passé et les acquisitions sans limites de son avenir. Ni le Dieu d’Abraham, ni la Vierge, ni les vertus (qui apparaissaient dans les premières versions du mystère) n’ont de place dans le texte définitif. Mais ce n’est point pour les protéger de la profanation ; c’est qu’ils se sont dissous dans les figures dont ils étaient l’image – dans le Bouddha, dieu tenté, dans Apollonius le thaumaturge, qui ressemble au Christ, dans Isis, mère de douleur. La Tentation ne masque pas la réalité sous le scintillement des images ; elle révèle, dans la vérité, l’image d’une image. Le christianisme, même en sa primitive pureté, n’est formé que des derniers reflets du monde antique sur l’ombre encore grise d’un univers en train de naître.

4) * En 1849 et en 1856, La Tentation s’ouvrait par une lutte contre les Sept Péchés capitaux et les trois vertus théologales, Foi, Espérance et Charité. Dans le texte publié, toute cette imagerie traditionnelle des mystères a disparu. Les péchés n’apparaissent plus que sous formes de mirages. Quant aux vertus, elles subsistent en secret, comme principes organisateurs des séquences. Les jeux indéfiniment recommencés de l’hérésie compromettent la Foi par la toute-puissance de l’erreur ; l’agonie des dieux, qui les fait disparaître comme des scintillements de l’imagination, rend inutile toute forme de l’Espérance ; la nécessité immobile de la nature ou le déchaînement sauvage de ses forces réduisent la charité à une dérision. Les trois grandes vertus sont vaincues. Le saint se détourne alors du ciel, « il se couche à plat ventre, s’appuie sur les deux coudes, et retenant son haleine, il regarde… Des fougères desséchées se remettent à fleurir ». Au spectacle de la petite cellule qui palpite, il transforme la Charité en curiosité éblouie (« Ô bonheur ! bonheur ! j’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer »), l’Espérance en désir démesuré de se fondre dans la violence du monde (« J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler »), la Foi en volonté de s’identifier au mutisme de la nature, à la morne et douce stupidité des choses (« Je voudrais me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière être la matière** »).

Dans cette œuvre qu’au premier regard on perçoit comme une suite un peu incohérente de fantasmes, la seule dimension qui soit inventée, mais avec un soin méticuleux, c’est l’ordre***. Ce qui passe pour fantasme n’est rien de plus que des documents transcrits : dessins ou livres, figures ou textes. Quand à la suite qui les relie, elle est prescrite en fait**** par une composition très complexe – qui en assignant une certaine place à chacun des éléments documentaires les fait figurer dans plusieurs séries simultanées. La ligne visible le long de laquelle défilent péchés, hérésies, divinités et monstres n’est que la crête superficielle de toute une organisation verticale. Cette succession de figures, qui se poussent comme dans une farandole de marionnettes, est en même temps : trinité canonique des vertus ; géodésique de la culture naissant parmi les rêves de l’Orient, et s’achevant dans le savoir occidental ; remontée de l’Histoire jusqu’à l’origine du temps et des choses ; pulsation de l’espace qui se dilate jusqu’aux confins du monde et revient tout à coup à l’élément simple de la vie. Chaque élément ou chaque figure a donc sa place non seulement dans un défilé visible, mais dans l’ordre des allégories chrétiennes, dans le mouvement de la culture et du savoir, dans la chronologie inversée du monde, dans les configurations spatiales de l’univers.

Si on ajoute que La Tentation se déploie selon une profondeur qui enveloppe les visions les unes dans les autres et les étage vers le lointain, on voit que, derrière le fil du discours et au-dessous de la ligne des successions, c’est un volume qui se constitue : chacun des éléments (scènes, personnages, discours, modification du décor) se trouve bien en un point déterminé de la série linéaire ; mais il a de plus son système de correspondances verticales ; et il est situé à une profondeur déterminée dans la fiction. On comprend comment La Tentation peut être le livre des livres : elle compose en un « volume » une série d’éléments de langage qui ont été constitués à partir des livres déjà écrits, et qui sont, par leur caractère rigoureusement documentaire, la redite du déjà dit ; la bibliothèque est ouverte, inventoriée, découpée, répétée, et combinée dans un espace nouveau : et ce « volume » où Flaubert la fait entrer, c’est à la fois l’épaisseur d’un livre qui développe le fil nécessairement linéaire de son texte, et un défilé de marionnettes qui ouvre sur toute une profondeur de visions emboîtées.





V


Il y a dans La Tentation quelque chose qui appelle Bouvard et Pécuchet, comme son ombre grotesque, son double à la fois minuscule et démesuré. Aussitôt après avoir achevé La Tentation, Flaubert entreprend la rédaction de ce dernier texte. Mêmes éléments : un livre fait de livres ; l’encyclopédie érudite d’une culture ; la tentation au milieu de la retraite ; la longue suite des épreuves ; les jeux de la chimère et de la croyance. Mais la configuration générale est changée. Et d’abord le rapport du Livre à la série indéfinie des livres : La Tentation était composée d’éclats de langage, prélevés sur d’invisibles volumes et transformés en purs fantasmes pour le regard ; seule la Bible – le Livre par excellence – manifestait à l’intérieur du texte et au milieu même de la scène la présence souveraine de l’Écrit ; elle énonçait une fois pour toutes le pouvoir tentateur du Livre. Bouvard et Pécuchet sont tentés directement par les livres, par leur multiplicité indéfinie, par le moutonnement des ouvrages dans l’espace gris de la bibliothèque ; celle-ci, dans Bouvard, est visible, inventoriée, dénommée et analysée. Elle n’a pas besoin pour exercer ses fascinations d’être sacralisée dans un livre ni d’être transformée en images. Ses pouvoirs, elle les détient de sa seule existence – de la prolifération indéfinie du papier imprimé.

La Bible s’est transformée en librairie ; la magie des images, en appétit de lecture. Du fait même, la forme de la tentation a changé. Saint Antoine s’était retiré dans une solitude oisive ; toute présence avait été mise à l’écart : un tombeau n’avait pas suffi ni une forteresse murée. Toutes les formes visibles avaient été conjurées ; mais elles étaient revenues en force, mettant le saint à l’épreuve. Épreuve de leur proximité, mais aussi de leur éloignement : elles l’entouraient, l’investissaient de toutes parts et, au moment où il tendait la main, elle s’évanouissaient. De sorte qu’en face d’elles le saint ne pouvait être que pure passivité : il avait suffi qu’il leur ait donné lieu, à travers le Livre, par les complaisances de sa mémoire ou de son imagination. Tout geste venant de lui, toute parole de pitié, toute violence dissipait le mirage, lui indiquant qu’il avait été tenté (que l’irréalité de l’image n’avait eu de réalité qu’en son cœur). Bouvard et Pécuchet, en revanche, sont des pèlerins que rien ne fatigue : ils essaient tout, s’approchent de tout, touchent à tout ; ils mettent tout à l’épreuve de leur petite industrie. S’ils ont fait retraite, comme le moine d’Égypte, c’est une retraite active, une oisiveté entreprenante dans laquelle ils convoquent, à grand renfort de lectures, tout le sérieux de la science, avec les vérités les plus gravement imprimées. Ce qu’ils ont lu, ils veulent le faire, et si la promesse recule devant eux, comme les images devant saint Antoine, ce n’est pas dès le premier geste, mais au terme de leur acharnement. Tentation par le zèle.

C’est que, pour les deux bonshommes, être tenté, c’est croire. Croire à ce qu’ils lisent, croire à ce qu’ils entendent dire, croire immédiatement et indéfiniment, au murmure du discours. Toute leur innocence se précipite dans l’espace ouvert par le langage déjà dit. Ce qui est lu et entendu devient aussitôt ce qui est à faire. Mais si grande est la pureté de leur entreprise que leur échec n’entame jamais la solidité de leur croyance* [: ils ne mesurent pas le vrai de ce qu’ils savent à l’aune d’une réussite ; ils ne tentent pas leurs croyances en les éprouvant dans l’action]. Les désastres restent extérieurs à la souveraineté de leur foi : celle-ci demeure intacte. Quand Bouvard et Pécuchet renoncent, ce n’est pas à croire, mais à faire ce qu’ils croient. Ils se détachent des œuvres, pour conserver, éblouissante, leur foi dans la foi[149]. Ils sont l’image de Job dans le monde moderne : atteints moins dans leurs biens que dans leur savoir, abandonnés non de Dieu mais de la Science, ils maintiennent comme lui leur fidélité ; ce sont des saints. Pour saint Antoine, au contraire, être tenté, c’est voir ce à quoi il ne croit pas : c’est voir l’erreur mêlée à la vérité, le mirage des faux dieux à la ressemblance du seul Dieu, la nature abandonnée, sans providence, à l’immensité de son étendue ou à la sauvagerie de ses forces vivantes. Et, d’une manière paradoxale, quand ces images sont renvoyées à l’ombre dont elles sont faites, elles emportent avec elles un peu de cette croyance que saint Antoine, un instant, leur a portée – un peu de cette croyance qu’il portait au Dieu des chrétiens. Si bien que la disparition des fantasmes les plus contraires à sa foi, loin de confirmer l’ermite dans sa religion, la détruit peu à peu et finalement la dérobe. En s’entre-tuant, les hérétiques dissipent la vérité ; et les dieux mourants enveloppent dans leur nuit un fragment de l’image de vrai Dieu. La sainteté d’Antoine est vaincue par la défaite de ce à quoi il ne croit pas ; celle de Bouvard et de Pécuchet triomphe dans la déroute de leur foi. Les vrais élus, ce sont eux, ils ont reçu la grâce dont le saint a été privé.

Le rapport entre la sainteté et la bêtise a sans doute été fondamental pour Flaubert ; il est reconnaissable chez Charles Bovary ; il est visible dans Un cœur simple, peut-être dans L’Éducation sentimentale ; il est constitutif de La Tentation et de Bouvard. Mais, ici et là, il prend deux formes symétriques et inverses. Bouvard et Pécuchet lient la sainteté à la bêtise sur le mode du vouloir-faire : eux qui se sont rêvés riches, libres, rentiers, propriétaires, et le sont devenus, ils ne sont pas capables de l’être purement et simplement sans entrer dans le cycle de l’infinie besogne ; les livres qui doivent les approcher de ce qu’ils ont à être les en écartent en leur prescrivant ce qu’ils ont à faire – stupidité et vertu, sainteté et bêtise de ceux qui entreprennent avec zèle de faire cela même qu’ils sont déjà, de transformer en actes les idées qu’ils ont reçues et qui s’efforcent silencieusement, toute leur existence, de rejoindre leur nature par un acharnement aveugle. Saint Antoine, en revanche, lie bêtise et sainteté sur le mode du vouloir-être : dans la pure inertie des sens, de l’intelligence et du cœur, il a voulu être un saint et se fondre, par l’intermédiaire du Livre, dans les images qui lui en étaient données. C’est par là que la tentation va peu à peu avoir prise sur lui : il refuse d’être les hérétiques, mais déjà il prend pitié des dieux, il se reconnaît dans les tentations du Bouddha, il éprouve sourdement les ivresses de Cybèle, il pleure avec Isis. Mais c’est devant la matière que triomphe en lui le désir d’être ce qu’il voit : il voudrait être aveugle, assoupi, gourmand, stupide comme le catoblépas ; il voudrait ne pas pouvoir relever la tête plus haut que son propre ventre, et avoir des paupières si lourdes qu’aucune lumière ne parviendrait à ses yeux. Il voudrait être « bête » – animal, plante, cellule. Il voudrait être matière. Dans ce sommeil de la pensée, et l’innocence de désirs qui ne seraient que mouvement, il rejoindrait enfin la stupide sainteté des choses.

Au point de cet accomplissement, le jour se lève de nouveau, le visage du Christ resplendit dans le soleil, saint Antoine s’agenouille et recommence ses prières. Est-ce parce qu’il a triomphé des tentations, est-ce parce qu’il a été vaincu au contraire, et que, pour sa punition, le même cycle indéfiniment recommence ? Ou est-ce qu’il a retrouvé la pureté à travers le mutisme de la matière, est-ce qu’il est devenu réellement saint, en rejoignant, à travers le dangereux espace du livre, la palpitation des choses sans péché, pouvant faire maintenant, par ses oraisons, ses agenouillements et ses lectures, cette sainteté stupide qu’il est devenu ? Bouvard et Pécuchet recommencent eux aussi : aux termes des épreuves, ils renoncent (on les contraint de renoncer) à faire ce qu’ils avaient entrepris pour devenir ce qu’ils étaient. Ils le sont purement et simplement : ils font fabriquer un grand pupitre double, pour renouer avec ce qu’ils n’avaient cessé d’être, pour se remettre à faire ce qu’ils avaient fait pendant des dizaines d’années – pour copier. Copier quoi ? des livres, leurs livres, tous les livres, et ce livre, sans doute, qu’est Bouvard et Pécuchet : car copier, c’est ne rien faire ; c’est être les livres qu’on copie, c’est être cette infime distension du langage qui se redouble, c’est être le pli du discours sur lui-même, c’est être cette existence invisible qui transforme la parole passagère dans l’infini de la rumeur. Saint Antoine a triomphé du Livre éternel en devenant le mouvement sans langage de la matière ; Bouvard et Pécuchet triomphent de tout ce qui est étranger au livre et lui résiste, en devenant eux-mêmes le mouvement continu du Livre. Le livre ouvert par saint Antoine et d’où se sont envolées toutes les tentations, les deux bonshommes le prolongeront sans terme, sans chimère, sans gourmandise, sans péchés, sans désir.





VALENTIN. — Le plus parfait des êtres, des Éons, l’Abîme, reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée. De leur union sortit l’Intelligence, qui eut pour compagne la Vérité.

L’Intelligence et la Vérité engendrèrent le Verbe et la Vie, qui à leur tour, engendrèrent l’Homme et l’Église ; et cela fait huit Éons !

Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres Éons, c’est-à-dire cinq couples. L’homme et l’Église en avaient produit douze autres, parmi lesquels le Paraclet et la Foi, l’Espérance et la Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.

L’ensemble de ces trente Éons constitue le Plérôme, ou Universalité de Dieu. Ainsi, comme les échos d’une voix qui s’éloigne, comme les effluves d’un parfum qui s’évapore, comme les feux du soleil qui se couche, les Puissances émanées du Principe vont toujours s’affaiblissant.

Mais, Sophia, désireuse de connaître le Père, s’élança hors du Plérôme ; et le Verbe fit alors un autre couple, le Christ et le Saint-Esprit, qui avait relié entre eux tous les Éons ; et tous ensemble ils formèrent Jésus, la fleur du Plérôme (pp. 77-78).





La vallée devient une mer de lait, immobile et sans bornes.

Au milieu flotte un long berceau, composé par les enroulements d’un serpent dont toutes les têtes, s’inclinant à la fois, ombragent un dieu endormi sur son corps.

Il est jeune, imberbe, plus beau qu’une fille et couvert de voiles diaphanes.

Les perles de sa tiare brillent doucement comme des lunes, un chapelet d’étoiles fait plusieurs tours sur sa poitrine ; et une main sous la tête, l’autre bras étendu, il repose, d’un air songeur et enivré.

Une femme accroupie devant ses pieds attend qu’il se réveille.

Sur le nombril du dieu une tige de lotus a poussé ; et, dans son calice, paraît un autre dieu à trois visages (p. 165).





Alors paraît LA GRANDE DIANE D’ÉPHÈSE noire avec des yeux d’émail, les coudes aux flancs, les avant-bras écartés, les mains ouvertes.

Des lions rampent sur ses épaules ; des fruits, des fleurs, et des étoiles s’entrecroisent sur sa poitrine ; plus bas se développent trois rangées de mamelles ; et depuis le ventre jusqu’aux Pieds, elle est prise dans une gaine étroite d’où s’élancent à mi-corps des taureaux, des cerfs, des griffons et des abeilles. -On l’aperçoit à la blanche lueur que fait un disque d’argent, rond comme la pleine lune, posé derrière sa tête (pp. 184-185).

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