21 La prose d’Actéon
« La prose d’Actéon », La Nouvelle Revue française, n° 135, mars 1964, pp. 444-459.
Klossowski renoue avec une expérience perdue depuis longtemps. Cette expérience, il ne reste plus guère de vestiges aujourd’hui pour nous la signaler ; et ils demeureraient énigmatiques sans doute s’ils n’avaient repris en ce langage vivacité et évidence. Et si, à partir de là, ils ne s’étaient remis à parler, disant que le Démon, ce n’est pas l’Autre, le pôle lointain de Dieu, l’Antithèse sans recours (ou presque), la mauvaise matière, mais plutôt quelque chose d’étrange, de déroutant qui laisse coi et sur place : le Même, l’exactement Ressemblant.
Le dualisme et la gnose, malgré tant de refus et de persécutions, ont pesé en effet sur la conception chrétienne du Mal : leur pensée binaire (Dieu et Satan, la Lumière et l’Ombre, le Bien et la Lourdeur, le grand combat, une certaine méchanceté radicale et obstinée) a organisé pour notre pensée l’ordre des désordres. Le christianisme occidental a condamné la gnose ; mais il en a gardé une forme légère et prometteuse de réconciliation ; longtemps, il a maintenu en ses fantasmes les duels simplifiés de la Tentation : par les bâillements du monde, tout un peuple d’animaux étranges s’élève devant les yeux mi-clos de l’anachorète agenouillé – figures sans âge de la matière.
Mais si le Diable, au contraire, si l’Autre était le Même ? Et si la Tentation n’était pas un des épisodes du grand antagonisme, mais la mince insinuation du Double ? Si le duel se déroulait dans un espace de miroir ? Si l’Histoire éternelle (dont la nôtre n’est que la forme visible et bientôt effacée) n’était pas simplement toujours la même, mais l’identité de ce Même : à la fois imperceptible décalage et étreinte du non-dissociable ? Il y a eu toute une expérience chrétienne qui a bien connu ce danger – tentation d’éprouver la tentation sur le mode de l’indiscernable. Les querelles de la démonologie sont ordonnées à ce profond péril ; et minées, ou plutôt animées et multipliées par lui, elles relancent à l’infini une discussion sans terme : aller au Sabbat, c’est se livrer au Diable, ou peut-être aussi bien se vouer au simulacre du Diable que Dieu pour les tenter envoie aux hommes de peu de foi – ou de trop de foi, aux crédules qui s’imaginent qu’il y a un autre dieu que Dieu. Et les juges qui brûlent les démoniaques sont eux-mêmes victimes de cette tentation, de ce piège où s’embarrasse leur justice : car les possédés ne sont qu’une vraie image de la fausse puissance des démons ; image par laquelle le Démon s’empare non du corps des sorciers, mais de l’âme de leurs bourreaux. À moins encore que Dieu n’ait pris lui-même le visage de Satan pour obnubiler l’esprit de ceux qui ne croient pas à sa solitaire toute-puissance ; si bien que Dieu simulant le Diable aurait arrangé les étranges épousailles de la sorcière et de son persécuteur, de ces deux figures condamnées : vouées par conséquent à l’Enfer, à la réalité du Diable, à ce vrai simulacre de Dieu simulant le Diable. En ces tours et retours se multiplient les jeux périlleux de l’extrême similitude : Dieu qui ressemble si fort à Satan qui imite si bien Dieu…
Il n’a pas fallu moins que le Malin Génie de Descartes pour mettre un terme à ce grand péril des Identités où la pensée du XVIe siècle n’avait pas cessé de se « subtiliser ». Le Malin Génie de la Ille Méditation, ce n’est pas le résumé légèrement rehaussé des puissances trompeuses qui résident en l’homme, mais ce qui ressemble le plus à Dieu, ce qui peut imiter tous Ses pouvoirs, prononcer comme Lui des vérités éternelles et faire s’il le veut que 2 + 2 = 5. Il est son merveilleux jumeau. À une malignité près, qui le fait déchoir aussitôt de toute existence possible. Dès lors, l’inquiétude des simulacres est entrée en silence. On a même oublié qu’ils ont été jusqu’au début de l’âge classique (voyez la littérature et surtout le théâtre baroques) une des grandes occasions de vertige de la pensée occidentale. On a continué à se soucier du Mal, de la réalité des images et de la représentation, de la synthèse du divers. On ne pensait plus que le Même pouvait faire tourner la tête.
Incipit Klossowski, comme Zarathoustra. En cette face, un peu obscure et secrète, de l’expérience chrétienne, il découvre soudain (comme si elle en était le double, peut-être le simulacre) la théophanie resplendissante des dieux grecs. Entre le Bouc ignoble qui se montre au Sabbat et la déesse vierge qui se dérobe dans la fraîcheur de l’eau, le jeu est inversé : au bain de Diane, le simulacre se donne dans la fuite de l’extrême proximité et non dans l’irruption insistante de l’autre monde ; mais le doute est le même, ainsi que le risque du dédoublement : « Diane pactise avec un démon intermédiaire entre les dieux et les hommes pour se manifester à Actéon. Par son corps aérien, le Démon simule Diane dans sa théophanie et inspire à Actéon le désir et l’espoir insensé de posséder la déesse. Il devient l’imagination et le miroir de Diane. » Et l’ultime métamorphose d’Actéon ne le transforme pas en cerf déchiré mais en un bouc impur, frénétique et délicieusement profanateur. Comme si, dans la complicité du divin avec le sacrilège, quelque chose de la lumière grecque sillonnait en éclair le fond de la nuit chrétienne.
Klossowski se trouve situé à la croisée de deux chemins fort éloignés et pourtant bien semblables, venant tous les deux du Même, et tous les deux peut-être y allant : celui des théologiens et celui des dieux grecs dont Nietzsche annonçait dans l’instant le scintillant retour. Retour des dieux qui est aussi bien, et sans dissociation possible, le glissement du Démon dans la tiédeur louche de la nuit : « Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait dans ta solitude la plus reculée et te disait :. Cette vie telle que tu la vis maintenant et telle que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi et le tout dans le même ordre et la même succession – cette araignée-là également, cet instant-ci et moi-même. L’éternel sablier de l’existence ne cesse pas d’être renversé à nouveau et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière. " Ne te jetterais-tu pas sur le sol en grinçant des dents, en maudissant le démon qui te parle de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre :. Tu es un dieu et jamais je n’entendis choses plus divines[150] ". »
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L’expérience de Klossowski se situe là, à peu près : dans un monde où régnerait un malin génie qui n’aurait pas trouvé son dieu, ou qui pourrait aussi bien se faire passer pour Dieu, ou qui peut-être serait Dieu lui-même. Ce monde ne serait ni le Ciel, ni l’Enfer, ni les limbes ; mais notre monde tout simplement. Enfin, un monde qui serait le même que le nôtre à ceci près justement qu’il est le même. En cet écart imperceptible du Même, un mouvement infini trouve son lieu de naissance. Ce mouvement est parfaitement étranger à la dialectique ; car il ne s’agit pas de l’épreuve de la contradiction, ni du jeu de l’identité affirmée puis niée ; l’égalité A = A s’anime d’un mouvement intérieur et sans fin qui écarte chacun des deux termes de sa propre identité et les renvoie l’un à l’autre par le jeu (la force et la perfidie) de cet écart lui-même. De sorte que nulle vérité ne peut s’engendrer de cette affirmation ; mais un espace périlleux est en train de s’ouvrir où les discours, les fables, les ruses piégeantes et piégées de Klossowski vont trouver leur langage. Un langage pour nous aussi essentiel que celui de Blanchot et de Bataille, puisque à son tour il nous enseigne comment le plus grave de la pensée doit trouver hors de la dialectique sa légèreté illuminée.
À vrai dire, Dieu ni Satan ne se manifestent jamais en cet espace. Absence stricte qui est aussi bien leur entrelacement. Mais ni l’un ni l’autre ne sont nommés, peut-être parce qu’ils sont « appelants », non appelés. C’est une région étroite et numineuse, les figures y sont toutes à l’index de quelque chose. On y traverse l’espace paradoxal de la présence réelle. Présence qui n’est réelle que dans la mesure où Dieu s’est absenté du monde, y laissant seulement une trace et un vide, si bien que la réalité de cette présence, c’est l’absence où elle prend place et où par la transsubstantiation elle s’irréalise. Numen quod habitat simulacro.
C’est pourquoi Klossowski n’approuve guère Claudel ou Du Bos[151] assignant Gide à se convertir ; il sait bien qu’ils se trompaient ceux qui mettaient Dieu à un bout et le Diable à l’autre, les faisant se combattre en chair et en os (un dieu d’os contre un diable de chair), et que Gide était plus près d’avoir raison quand tour à tour il s’approchait et s’esquivait, jouant à la demande des autres le simulacre du diable, mais ne sachant point, ce faisant, s’il en était le jouet, l’objet, l’instrument, ou s’il n’était pas aussi bien l’élu d’un dieu attentif et rusé. Il est peut-être de l’essence du salut, non pas de s’annoncer par des signes, mais de s’opérer dans la profondeur des simulacres.
Et puisque toutes les figures que Klossowski dessine et fait mouvoir en son langage sont des simulacres, il faut bien entendre ce mot dans la résonance que maintenant nous pouvons lui donner : vaine image (par opposition à la réalité) ; représentation de quelque chose (en quoi cette chose se délègue, se manifeste, mais se retire et en un sens se cache) ; mensonge qui fait prendre un signe pour un autre[152] ; signe de la présence d’une divinité (et possibilité réciproque de prendre ce signe pour son contraire) ; venue simultanée du Même et de l’Autre (simuler c’est, originairement, venir ensemble). Ainsi s’établit cette constellation propre à Klossowski, et merveilleusement riche : simulacre, similitude, simultanéité, simulation et dissimulation.
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Pour les linguistes, le signe ne détient son sens que par le jeu et la souveraineté de tous les autres signes. Il n’a pas de rapport autonome, naturel ou immédiat avec ce qu’il signifie. Il vaut non seulement par son contexte, mais aussi par toute une étendue virtuelle qui se déploie comme en pointillé sur le même plan que lui : par cet ensemble de tous les signifiants qui définissent la langue à un moment donné, il est contraint de dire ce qu’il dit. Dans le domaine religieux, on trouve fréquemment un signe d’une tout autre structure ; ce qu’il dit, il le dit par une profonde appartenance à l’origine, par une consécration. Pas un arbre dans l’Écriture, pas une plante vive ou desséchée qui ne renvoie à l’arbre de la Croix – à ce bois taillé dans le Premier Arbre au pied duquel Adam a succombé. Une telle figure s’étage en profondeur à travers des formes mouvantes, ce qui lui confère cette double et étrange propriété de ne désigner aucun sens, mais de se rapporter à un modèle (à un simple dont il serait le double, mais qui le reprendrait en soi comme sa diffraction et son transitoire dédoublement) et d’être lié à l’histoire d’une manifestation qui n’est jamais achevée ; en cette histoire, le signe peut toujours être renvoyé à un nouvel épisode où un simple plus simple, un modèle plus premier (mais ultérieur dans la Révélation) apparaîtra, lui donnant un sens tout contraire : ainsi, l’arbre de la Chute est devenu un jour ce qu’il a toujours été, celui de la Réconciliation. Un pareil signe est à la fois prophétique et ironique : tout entier suspendu à un avenir qu’il répète d’avance et qui le répétera à son tour en pleine lumière ; il dit ceci puis cela, ou plutôt il disait déjà, sans qu’on ait pu le savoir, ceci et cela. En son essence il est simulacre, – disant tout simultanément et simulant sans cesse autre chose que ce qu’il dit. Il offre une image dépendant d’une vérité toujours en recul -Fabula ; il lie en sa forme, comme en une énigme, les avatars de la lumière qui lui adviendra -Fatum. Fabula et Fatum qui renvoient tous deux à l’énonciation première d’où ils viennent, à cette racine que les Latins entendent comme parole, et où les Grecs voient de plus l’essence de la visibilité lumineuse.
Sans doute faut-il établir un partage rigoureux entre signes et simulacres. Ils ne relèvent point de la même expérience même s’il leur arrive parfois de se superposer. C’est que le simulacre ne détermine pas un sens ; il est de l’ordre de l’apparaître dans l’éclatement du temps : illumination de Midi et retour éternel. Peut-être la religion grecque ne connaissait-elle que les simulacres. Les sophistes d’abord, puis les stoïciens et les épicuriens ont voulu lire ces simulacres comme des signes, lecture tardive où les dieux grecs se sont effacés. L’exégèse chrétienne, qui est de patrie alexandrine, a hérité de cette interprétation.
Dans le grand détour qui est le nôtre aujourd’hui et par lequel nous essayons de contourner tout l’alexandrinisme de notre culture, Klossowski est celui qui, du fond de l’expérience chrétienne, a retrouvé les prestiges et les profondeurs du simulacre, par-delà tous les jeux d’hier : ceux du sens et du non-sens, du signifiant et du signifié, du symbole et du signe. C’est sans doute ce qui donne à son œuvre son allure cultuelle et solaire dès qu’on retrouve en elle ce mouvement nietzschéen où il est question de Dionysos et du Crucifié (puisqu’ils sont, Nietzsche l’a vu, simulacres l’un de l’autre).
Le règne des simulacres obéit, dans l’œuvre de Klossowski, à des règles précises. Le retournement des situations se fait dans l’instant et du pour au contre sur un mode quasi policier (les bons deviennent méchants, les morts revivent, les rivaux se révèlent complices, les bourreaux sont de subtils sauveurs, les rencontres sont préparées de longue main, les phrases les plus banales ont une double entente). Chaque renversement semble être sur le chemin d’une épiphanie ; mais, en fait, chaque découverte rend l’énigme plus profonde, multiplie l’incertitude, et ne dévoile un élément que pour voiler le rapport qui existe entre tous les autres. Mais le plus singulier et le plus difficile de l’affaire, c’est que les simulacres ne sont point des choses ni des traces, ni ces belles formes immobiles qu’étaient les statues grecques. Les simulacres, ici, sont des êtres humains.
Le monde de Klossowski est avare d’objets ; encore ceux-ci ne forment-ils que de minces relais entre les hommes dont ils sont le double et comme la pause précaire : portraits, photographies, vues stéréoscopiques, signatures sur des chèques, guêpières ouvertes qui sont comme la coquille vide et encore rigide d’une taille. En revanche, les Hommes-Simulacres prolifèrent : peu nombreux encore dans Roberte*, ils se multiplient dans La Révolution** et surtout dans Le Souffleur***, au point que ce texte, presque allégé de tout décor, de toute matérialité qui pourrait porter des signes stables et offerts à l’interprétation, ne forme plus guère qu’un emboîtement successif de dialogues. C’est que les hommes sont des simulacres bien plus vertigineux que les visages peints des divinités. Ce sont des êtres parfaitement ambigus puisqu’ils parlent, font des gestes, adressent des clins d’yeux, agitent leurs doigts et surgissent aux fenêtres comme des sémaphores (pour lancer des signes ou donner l’impression qu’ils en envoient alors qu’ils font seulement des simulacres de signes ?).
Avec de tels personnages, on n’a point affaire aux êtres profonds et continus de la réminiscence, mais à des êtres voués, comme ceux de Nietzsche, à un profond oubli, à cet oubli qui permet dans le « sous-venir » le surgissement du Même. Tout en eux se fragmente, éclate, s’offre et se retire dans l’instant ; ils peuvent bien être vivants ou morts, peu importe ; l’oubli en eux veille sur l’Identique. Ils ne signifient rien, ils se simulent eux-mêmes : Vittorio et von A., l’oncle Florence et le monstrueux mari, Théodore qui est K., Roberte surtout qui simule Roberte dans la distance infime, infranchissable, par quoi Roberte est telle qu’elle est, ce soir.
*
Toutes ces figures-simulacres pivotent sur place : les débauchés deviennent inquisiteurs, les séminaristes officiers nazis, les persécuteurs troubles de Théodore Lacase se retrouvent en un demi-cercle amical autour du lit de K. Ces torsions instantanées se produisent par le seul jeu des « alternateurs » d’expérience. Ces alternateurs sont dans les romans de Klossowski les uniques péripéties, mais au sens strict du mot : ce qui assure le détour et le retour. Ainsi : l’épreuve-provocation (la pierre de vérité qui est en même temps la tentation du pire : la fresque de La Vocation*, ou la tâche sacrilège confiée par von A.) ; l’inquisition suspecte (les censeurs qui se donnent pour d’anciens débauchés, comme Malagrida, ou le psychiatre aux intentions louches) ; le complot à double face (le réseau de « résistance » qui exécute le Dr Rodin). Mais surtout les deux grandes configurations qui font alterner l’apparence sont l’hospitalité et le théâtre : deux structures qui se font face en symétrie inversée.
L’hôte (déjà le mot tourbillonne sur son axe intérieur, disant une chose et son complémentaire), l’hôte offre ce qu’il possède, parce qu’il ne peut posséder que ce qu’il propose – ce qui est là devant ses yeux et pour tous. Il est, comme on dit en un mot merveilleux d’équivoque, « regardant ». Subrepticement et en toute avarice, ce regard qui donne prélève sa part de délices et confisque en toute souveraineté une face des choses qui ne regarde que lui. Mais ce regard a le pouvoir de s’absenter, de laisser vide la place qu’il occupe et d’offrir ce qu’il enveloppe de son avidité. Si bien que son cadeau est le simulacre d’une offrande, au moment où il ne garde de ce qu’il donne que la frêle silhouette distante, le simulacre visible. Dans Le Souffleur, le théâtre s’est substitué à ce regard qui donne, tel qu’il régnait dans Roberte et La Révocation*. Le théâtre impose à Roberte le rôle de Roberte : c’est-à-dire qu’il tend à réduire la distance intérieure qui s’ouvrait dans le simulacre (sous l’effet du regard qui donne) et à faire habiter par Roberte elle-même le double qu’en a détaché Théodore (peut-être K.). Mais si Roberte joue son rôle avec naturel (ce qui lui arrive au moins pour une réplique), ce n’est plus qu’un simulacre de théâtre, et si Roberte en revanche ânonne son texte, c’est Roberte-Roberte qui s’esquive sous une pseudo-actrice (et qui est mauvaise dans la mesure où elle n’est pas actrice mais Roberte). C’est pourquoi seul peut jouer ce rôle un simulacre de Roberte qui lui ressemble tellement que Roberte est peut-être elle-même ce simulacre. Il faut donc ou que Roberte ait deux existences ou qu’il y ait deux Roberte avec une existence ; il faut qu’elle soit pur simulacre de soi. Dans le regard, c’est le Regardant qui est dédoublé (et jusqu’à la mort) ; sur la scène du faux théâtre, c’est la Regardée qui est atteinte d’une irréparable scission ontologique[153].
Mais, derrière tout ce grand jeu des expériences alternantes qui font clignoter les simulacres, y a-t-il un Opérateur absolu qui adresse par là des signes énigmatiques ? Dans La Vocation suspendue, il semble que tous les simulacres et leurs alternances soient organisés autour d’un appel majeur qui se fait entendre en eux, ou peut-être, aussi bien, demeure muet. Dans les textes suivants, ce Dieu imperceptible mais appelant a été remplacé par deux figures visibles, ou plutôt deux séries de figures qui sont par rapport aux simulacres à la fois de plain-pied et en parfait déséquilibre : dédoublants et doublés. À une extrémité, la dynastie des personnages monstrueux, à la limite de la vie et de la mort : le professeur Octave, ou encore ce « vieux maître » qu’on voit au début du Souffleur commander les aiguillages d’une gare de banlieue, dans un vaste hall vitré d’avant ou d’après l’existence. Mais cet « opérateur » intervient-il vraiment ? Comment noue-t-il la trame ? Qu’est-il au juste ? Le Maître, l’oncle de Roberte (celui qui a deux visages), le Dr Rodin (celui qui est mort et ressuscité), l’amateur de spectacles stéréoscopiques, le chiropracteur (qui façonne et malaxe le corps), K. (qui vole les ouvrages et peut-être la femme des autres, à moins qu’il ne donne la sienne) ou Théodore Lacase (qui fait jouer Roberte) ? Ou le mari de Roberte ? Immense généalogie qui va du Tout-Puissant à celui qui est crucifié dans le simulacre qu’il est (puisque lui, qui est K., dit « je » quand parle Théodore). Mais à l’autre extrémité, Roberte elle aussi est la grande opératrice des simulacres. Sans repos, de ses mains, de ses longues et belles mains, elle caresse des épaules et des chevelures, fait naître des désirs, rappelle d’anciens amants, détache une gaine pailletée ou l’uniforme des salutistes, se donne à des soldats ou quête pour les misères cachées. C’est elle à n’en pas douter qui diffracte son mari dans tous les personnages monstrueux ou lamentables où il s’égaille. Elle est légion. Non pas celle qui toujours dit non. Mais celle, inverse, qui sans cesse dit oui. Un oui fourchu qui fait naître cet espace de l’entre-deux où chacun est à côté de soi. Ne disons pas Roberte-le-Diable et Théodore-Dieu. Mais disons plutôt que l’un est le simulacre de Dieu (le même que Dieu, donc le Diable) et que l’autre est le simulacre de Satan (le même que le Malin, donc Dieu). Mais l’un est l’Inquisiteur-Souffleté (dérisoire chercheur de signes, interprète obstiné et toujours déçu : car il n’y a pas de signes, mais uniquement des simulacres), et l’autre, c’est la Sainte-Sorcière (toujours en partance vers un Sabbat où son désir invoque en vain les êtres, car il n’y a jamais d’hommes, mais seulement des simulacres). Il est de la nature des simulacres de ne souffrir ni l’exégèse qui croit aux signes ni la vertu qui aime les êtres.
Les catholiques scrutent les signes. Les calvinistes ne leur font point confiance parce qu’ils ne croient qu’à l’élection des âmes. Mais si nous n’étions ni signes ni âmes, mais simplement les mêmes que nous-mêmes (ni fils visibles de nos œuvres ni prédestinés) et par là écartelés dans la distance à soi du simulacre ? Eh bien, c’est que les signes et le destin des hommes n’auraient plus de patrie commune ; c’est que l’édit de Nantes aurait été révoqué ; c’est que nous serions désormais dans le vide laissé par le partage de la théologie chrétienne[154] ; c’est que sur cette terre déserte (ou riche peut-être de cet abandon) nous pourrions tendre l’oreille vers la parole de Hölderlin : « Zeichen sind wir, bedeutungslos » et peut-être, au-delà encore, vers tous ces grands et fugitifs simulacres qui faisaient scintiller les dieux dans le soleil levant, ou comme des grands arcs d’argent au fond de la nuit.
C’est pourquoi Le Bain de Diane* est sans doute, de tous les textes de Klossowski, le plus voisin de cette lumière éclatante, mais pour nous bien sombre, d’où nous viennent les simulacres. On retrouve, en cette exégèse d’une légende, une configuration semblable à celle qui organise les autres récits, comme s’ils trouvaient tous là leur grand modèle mythique : une fresque annonciatrice comme dans La Vocation ; Actéon, neveu d’Artémis, comme Antoine l’est de Roberte ; Dionysos, oncle d’Actéon, et vieux maître de l’ivresse, du déchirement, de la mort sans cesse renouvelée, de la perpétuelle théophanie ; Diane dédoublée par son propre désir, Actéon métamorphosé à la fois par le sien et celui d’Artémis. Et pourtant, en ce texte consacré à l’interprétation d’une légende lointaine et d’un mythe de la distance (l’homme châtié d’avoir tenté d’approcher la divinité nue), l’offrande est au plus proche. Là, les corps sont jeunes, beaux, intacts ; ils fuient l’un vers l’autre en toute certitude. C’est que le simulacre se donne encore dans sa fraîcheur étincelante, sans recours à l’énigme des signes. Les fantasmes y sont l’accueil de l’apparence dans la lumière d’origine. Mais c’est une origine qui, de son propre mouvement, recule dans un lointain inaccessible. Diane au bain, la déesse se dérobant dans l’eau au moment où elle s’offre au regard, ce n’est pas seulement le détour des dieux grecs, c’est le moment où l’unité intacte du divin « réfléchit sa divinité dans un corps virginal », et par là se dédouble en un démon qui la fait, à distance d’elle-même, apparaître chaste et l’offre en même temps à la violence du Bouc. Et lorsque la divinité cesse de scintiller dans les clairières pour se dédoubler dans l’apparence où elle succombe en se justifiant, elle sort de l’espace mythique et entre dans le temps des théologiens. La trace désirable des dieux se recueille (se perd peut-être) dans le tabernacle et le jeu ambigu de ses signes.
Alors la pure parole du mythe cesse d’être possible. Comment transcrire désormais dans un langage pareil au nôtre l’ordre perdu mais insistant des simulacres ? Parole forcément impure, qui tire de telles ombres vers la lumière et veut restituer à tous ces simulacres, par-delà le fleuve, quelque chose qui serait comme un corps visible, un signe ou un être. Tam dira cupido. C’est ce désir que la déesse a mis au cœur d’Actéon au moment de la métamorphose et de la mort : si tu peux décrire la nudité de Diane, libre à toi.
Le langage de Klossowski, c’est la prose d’Actéon : parole transgressive. Toute parole ne l’est-elle pas, quand elle a affaire au silence ? Gide et beaucoup d’autres avec lui voulaient transcrire un silence impur dans un langage pur, ne voyant sans doute pas qu’une telle parole ne détient sa pureté que d’un silence plus profond qu’elle ne nomme pas et qui parle en elle, malgré elle – la rendant par là trouble et impure[155]. Nous savons maintenant depuis Bataille et Blanchot que le langage doit son pouvoir de transgression à un rapport inverse, celui d’une parole impure à un silence pur, et que c’est dans l’espace indéfiniment parcouru de cette impureté que la parole peut s’adresser à un tel silence. Chez Bataille, l’écriture est une consécration défaite : une transsubstantiation ritualisée en sens inverse où la présence réelle redevient corps gisant et se trouve reconduite au silence dans un vomissement. Le langage de Blanchot s’adresse à la mort : non pour en triompher dans des mots de gloire, mais pour se maintenir dans cette dimension orphique où le chant, rendu possible et nécessaire par la mort, ne peut jamais regarder la mort face à face ni la rendre visible : si bien qu’il lui parle et parle d’elle dans une impossibilité qui le voue à l’infini du murmure.
Ces formes de la transgression, Klossowski les connaît. Mais il les reprend dans un mouvement qui lui est propre : il traite son propre langage comme un simulacre. La Vocation suspendue est un commentaire simulé d’un récit qui est lui-même simulacre, puisqu’il n’existe pas ou plutôt qu’il réside tout entier en ce commentaire qu’on en fait. De sorte qu’en une seule nappe de langage s’ouvre cette distance intérieure de l’identité qui permet au commentaire d’une œuvre inaccessible de se donner dans la présence même de l’œuvre et à l’œuvre de s’esquiver dans ce commentaire qui est pourtant sa seule forme d’existence : mystère de la présence réelle et énigme du Même. La trilogie de Roberte est traitée différemment, en apparence au moins : fragments de journaux, scènes dialoguées, longs entretiens qui semblent faire basculer la parole vers l’actualité d’un langage immédiat et sans survol. Mais entre ces trois textes s’établit un rapport complexe. Roberte ce soir existe déjà à l’intérieur du texte lui-même, puisque celui-ci raconte la décision de censure prise par Roberte contre un des épisodes du roman. Mais ce premier récit existe aussi dans le deuxième qui le conteste de l’intérieur par le journal de Roberte, puis dans le troisième, où on voit se préparer sa représentation théâtrale, représentation qui échappe dans le texte même du Souffleur, où Roberte, appelée à animer Roberte de sa présence identique, se dédouble en une béance irréductible. En même temps, le narrateur du premier récit, Antoine, se disperse dans le deuxième entre Roberte et Octave, puis s’éparpille dans la multiplicité du Souffleur, où celui qui parle est, sans qu’on sache le déterminer, ou bien Théodore Lacase, ou bien K., son double, qui se fait prendre pour lui, veut s’attribuer ses livres, se retrouve finalement à sa place, ou bien peut-être aussi le Vieux, qui préside aux aiguillages et demeure de tout ce langage l’invisible Souffleur. Souffleur déjà mort, Souffleur-Soufflé, Octave peut-être parlant derechef au-delà de la mort ?
Ni les uns ni les autres, sans doute, mais bien cette superposition de voix qui se « soufflent » les unes les autres : insinuant leurs paroles dans le discours de l’autre et l’animant sans cesse d’un mouvement, d’un « pneuma » qui n’est pas le sien ; mais soufflant aussi au sens d’une haleine, d’une expiration qui éteint la lumière d’une bougie ; soufflant enfin au sens où on s’empare d’une chose destinée à un autre (lui souffler sa place, son rôle, sa situation, sa femme). Ainsi, à mesure que le langage de Klossowski se reprend lui-même, surplombe ce qu’il vient de dire dans la volute d’un nouveau récit (il y en a trois, autant que de spires dans l’escalier en colimaçon qui orne la couverture du Souffleur), le sujet parlant se disperse en voix qui se soufflent, se suggèrent, s’éteignent, se remplacent les unes les autres – égaillant l’acte d’écrire et l’écrivain dans la distance du simulacre où il se perd, respire et vit.
D’ordinaire, quand un auteur parle de lui-même comme auteur, c’est selon l’aveu du « journal » qui dit la vérité quotidienne – cette impure vérité dans un langage dépouillé et pur. Klossowski invente, dans cette reprise de son propre langage, dans ce recul qui ne penche vers aucune intimité, un espace de simulacre qui est sans doute le lieu contemporain, mais encore caché, de la littérature. Klossowski écrit une œuvre, une de ces rares œuvres qui découvrent : on y aperçoit que l’être de la littérature ne concerne ni les hommes ni les signes, mais cet espace du double, ce creux du simulacre où le christianisme s’est enchanté de son Démon, et où les Grecs ont redouté la présence scintillante des dieux avec leurs flèches. Distance et proximité du Même où nous autres, maintenant, nous rencontrons notre seul langage.
프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권
Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 021. La prose d'Actéon
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