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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 022. Débat sur le roman

by 상겔스 2024. 6. 25.
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22 Débat sur le roman


« Débat sur le roman » (dirigé par M. Foucault, avec G Amy, J.-L. Baudry, M-J. Durry, J.P Faye, M. de Gandillac, C. Ollier, M. Pleynet, E. Sanguineti, P. Sollers, J. Thibaudeau, J. Tortel), Tel quel, n° 17, printemps 1964, pp. 12-54. (Cerisy-la-Salle, septembre 1963 ; débat organisé par le groupe de Tel quel sur le thème « Une littérature nouvelle ? ».)

M. Foucault : Je n’ai à parler absolument aucun titre que ma naïveté, et je voudrais dire deux ou trois mots sans autre lien que celui de ma curiosité. Ce que je voudrais faire, c’est dire comment j’ai compris hier le texte de Sollers[156], la raison au fond pour laquelle je lis Tel quel, pour laquelle je lis tous les romans de ce groupe dont la cohérence est tout de même très évidente, sans que peut-être on puisse encore la formuler en termes explicites et dans un discours. Qu’est-ce qui m’intéresse, moi, homme naïf avec mes gros sabots de philosophe ? J’ai été frappé d’une chose, c’est que, dans le texte de Sollers et dans les romans que j’ai pu lire, il est fait sans cesse référence à un certain nombre d’expériences – si vous voulez, j’appellerai ça, avec beaucoup de guillemets, des expériences spirituelles (mais enfin le mot spirituel n’est pas bon) – comme le rêve, comme la folie, comme la déraison, comme la répétition, le double, la déroute du temps, le retour, etc. Ces expériences forment une constellation qui est probablement très cohérente. J’ai été frappé par le fait que cette constellation, on la trouve déjà à peu près dessinée de la même manière chez les surréalistes. Et, au fond, je crois que la référence souvent faite par Sollers à André Breton, ce n’est pas un hasard. Entre ce qui se fait actuellement à Tel quel et ce qui se faisait chez les surréalistes, il me semble qu’il y a comme une appartenance, une sorte d’isomorphisme. Et alors, la question que je me pose, c’est : quelle est la différence ? Quand Sollers parle du retour ou de la réminiscence, ou quand dans ces textes on parle du jour et de la nuit et du mouvement par lequel le jour et toute lumière se perdent dans la nuit, etc., en quoi est-ce différent d’expériences qu’on peut trouver chez les surréalistes ?… Il me semble – mais sans que j’en sois très sûr – que les surréalistes avaient placé ces expériences dans un espace qu’on pourrait appeler psychologique, elles étaient en tout cas domaine de la psyché ; en faisant ces expériences, ils découvraient cet arrière-monde, cet au-delà ou en-deçà du monde et qui était pour eux le fond de toute raison. Ils y reconnaissaient une sorte d’inconscient, collectif ou non. Je crois que ce n’est absolument pas ce que l’on trouve chez Sollers et dans le groupe Tel quel ; il me semble que les expériences dont Sollers a parlé hier, il ne les place pas dans l’espace de la psyché, mais dans celui de la pensée ; c’est-à-dire que, pour ceux qui font de la philosophie, ce qu’il y a de tout à fait remarquable ici, c’est qu’on essaye de maintenir au niveau d’une expérience très difficile à formuler – celle de la pensée – un certain nombre d’épreuves limites comme celles de la raison, du rêve, de la veille, etc., de les maintenir à ce niveau de la pensée – niveau énigmatique que les surréalistes avaient, au fond, enfoncé dans une dimension psychologique. Dans cette mesure, je crois que des gens comme Sollers reprennent un effort qui a été bien souvent interrompu, brisé, et qui est aussi celui de Bataille et de Blanchot. Pourquoi est-ce que Bataille a été pour l’équipe de Tel quel quelqu’un de si important, sinon parce que Bataille a fait émerger des dimensions psychologiques du surréalisme quelque chose qu’il a appelé « limite », « transgression », « rire », « folie », pour en faire des expériences de la pensée ? Je dirais volontiers que se pose alors la question : qu’est-ce que c’est que penser, qu’est-ce que c’est que cette expérience extraordinaire de la pensée ? Et la littérature, actuellement, redécouvre cette question proche mais différente de celle qui a été ouverte récemment par l’œuvre de Roussel et de Robbe-Grillet : qu’est-ce que voir et parler ?

Il me semble qu’il y a une seconde chose : pour les surréalistes, le langage n’était au fond qu’un instrument d’accès ou encore qu’une surface de réflexion pour leurs expériences. Le jeu des mots ou l’épaisseur des mots étaient simplement une porte entrebâillée vers cet arrière-fond à la fois psychologique et cosmique ; et l’écriture automatique, c’était la surface sur laquelle venaient se refléter ces expériences. J’ai l’impression que pour Sollers le langage est au contraire l’espace épais dans lequel et à l’intérieur duquel se font ces expériences ; c’est dans l’élément du langage – comme dans l’eau, ou dans l’air – que toutes ces expériences se font ; d’où l’importance pour lui de quelqu’un comme Ponge. Et le double patronage Ponge-Bataille qui peut paraître un peu curieux et sans cohérence trouverait là son sens ; l’un et l’autre ont arraché au domaine psychologique, pour les restituer à celui de la pensée, une série d’expériences qui ont leur lieu de naissance, leur espace propre dans le langage ; c’est pourquoi les références philosophiques que Philippe Sollers a citées m’ont paru cohérentes. Tout l’antipsychologisme de la philosophie contemporaine, c’est bien dans cette ligne-là que Philippe Sollers se place. Voici la question finalement que je voudrais poser à travers ce propos qui est peut-être un peu confus ; cette question est en même temps mon audition du texte de Sollers hier, et ma lecture de ses romans : est-ce qu’au fond, pour vous, l’œuvre, le livre, ce n’est pas cette trajectoire dans le volume du langage qui le dédouble et fait apparaître à l’intérieur de ce langage un espace propre, un espace vide et plein à la fois, qui est celui de la pensée ? Et comme vous avez dit cette chose fondamentale que toute œuvre a un double, n’est-ce pas précisément cette distance ouverte dans la positivité du langage que vous avez voulu désigner ? Au fond, votre problème – comme celui de la philosophie actuellement –, c’est bien penser et parler, et vos œuvres se situent exactement dans la dimension de cette petite particule de liaison ou conjonction, de ce et, qui est entre penser et parler ; et c’est peut-être ça à peu près que vous appelez l’intermédiaire. Toutes vos œuvres, c’est cet intermédiaire, c’est cet espace vide et plein à la fois de la pensée qui parle, de la parole pensante.

P. Sollers : Oui je crois que je ne pourrais pas mieux dire et, en effet, c’est ce que j’ai essayé de définir en disant que d’un seul point de vue il fallait que l’esprit qui est en butte au langage et le langage qui est en butte à l’esprit – la pensée – finissent par trouver ce lieu commun.

M. Foucault : C’est pourquoi les catégories de la spiritualité, du mysticisme, etc., ne paraissent pas du tout coller[157]. On est en train actuellement, mais avec beaucoup de peine, même et surtout en philosophie, de chercher ce qu’est la pensée sans appliquer les vieilles catégories, en essayant surtout de sortir enfin de cette dialectique de l’esprit qui a été une fois définie par Hegel. Vouloir penser dialectiquement quelque chose qui est si nouveau par rapport à la dialectique, cela me paraît être un mode d’analyse complètement inadéquat à ce que vous faites.

P. Sollers : C’est-à-dire que je procède tout à fait intuitivement et peut-être confusément pour qui est philosophe.

M. Foucault : Peut-être a-t-on déjà trop parlé de philosophie, et je n’ai fait qu’aggraver son cas. Je m’en excuse. Je viens de dire là des propos beaucoup trop abstraits, pas clairs du tout, un peu confus par rapport à ce texte si beau que vous nous avez lu hier. Enfin je me devais, puisque vous avez eu la gentillesse de m’inviter, de vous dire comment je comprenais, pourquoi j’étais là, pourquoi cela m’intéressait. Je vais, toujours du fond de ma curiosité, essayer d’orienter le discours vers des choses beaucoup plus importantes, intérieures à vos œuvres, en laissant maintenant de côté la philosophie et les pourtours conceptuels. Ce sont les œuvres elles-mêmes qu’il faut interroger. Je crois que Faye a, précisément, quelque chose à dire.

J.P Faye : Je pensais dire deux mots de ce dont on discutait hier, c’est-à-dire de ce texte de Sollers. C’est assez curieux, j’avais été frappé, pendant la lecture, précisément par ce thème du double que Sollers reprend à Paulhan et qu’il réexplore. J’aurais voulu accrocher les choses là-dessus, seulement nous avons bifurqué vers une autre perspective. Le fait qu’un livre, un livre non discursif, enfin un récit, une fiction, engendre une sorte d’image de lui-même, une sorte de double, c’est la suggestion que nous propose Paulhan ; et Sollers ajoutait que, justement, il s’agirait d’envisager un livre qui serait capable de contrôler son propre double, de le voir naître et de l’empêcher de devenir trop vite autre chose – quelque chose de plus dégradé. Cela me paraissait un thème très étrange et très prégnant, en même temps. Moi-même, je me demandais ces temps-ci : qu’est-ce qui se passe quand un livre, une série de livres indépendants engendrent des doubles qui, curieusement, s’agglomèrent, créent une espèce de dessin, de constellation, et finissent par engendrer un mouvement littéraire, une esthétique, une forme ou, également, si l’on veut, une idéologie – pas au sens politique ni philosophique –, mais comme un dessin de points de vue, apercevant sur la réalité visible, et par lesquels on peut voir apparaître des choses qui étaient jusque-là invisibles ou imperceptibles ? Par exemple, on parle beaucoup du roman comme d’une chose qui allait de soi avant que toutes les querelles récentes ne soient nées. Il y avait pour la critique du XIXe siècle un roman qui avait reçu une espèce de statut éternel, mais il n’empêche que ce roman-là, le roman balzacien et puis son envers plus subtil, le roman stendhalien, n’étaient même pas visibles pour une conscience du XVIIe siècle ou du Moyen Âge, cela va de soi, bien que ce soit au Moyen Âge que le roman naisse, comme chacun sait. Pour la conscience du XIIIe siècle, il était impossible d’apercevoir les choses mêmes qui étaient visibles dans le récit balzacien ou stendhalien. Comment naissent donc ces espèces d’essaims de regards sur la réalité et comment ils finissent par confluer, puis ensuite, se rediviser, c’est ce qui m’intrigue depuis toujours et dont, peut-être, on pourrait parler.

Pour ma part, je vois une double série de ces visions, de ces dédoublements qui s’agglomèrent les uns avec les autres, forment une sorte de boule de neige, au XXe siècle, et finissent presque par converger, par frapper l’un contre l’autre, puis ensuite par se reséparer. Il y a toute une famille qui commence (une famille où bien entendu chacun est distinct et sans parenté avec l’autre) avec Henry James ; qui renaît avec Proust, qui recommence avec Joyce ; puis avec leurs grands épigones, Faulkner – si l’on peut l’appeler ainsi ou plutôt cette sorte de troisième vague, si vous voulez, Faulkner et Woolf ; et enfin peut-être une quatrième vague qui serait Claude Simon. Là, justement, existe quelque chose en commun. Il y a ce récit du flux, du mouvant, du souterrain en même temps, du courant souterrain ; chacun de ces systèmes de formes romanesques s’ancre dans une pensée, une philosophie, un système de pensée plus ou moins élaboré. James, Henry, on le sait trop bien, c’est le frère de l’autre James, qui paraissait à Henry beaucoup plus grand que lui (avec un an de plus). C’est un fait : William James paraissait à Henry James le grand homme dans la famille James. Pour nous, maintenant, le grand homme, c’est évidemment Henry James. Mais, malgré tout, ce n’est pas tout à fait sans importance, qu’ils s’appellent James tous les deux : une même mélopée de la conscience s’articule (bien différemment) chez les deux frères. La paire Proust-Bergson est aussi évidente, bien que Proust, là aussi, par sa richesse, déborde largement la minceur du bergsonisme. Ensuite, avec Joyce, il y a tout. Il y a la scolastique, puis il y a aussi le fait que Joyce, comme par hasard, habite dans les lieux où habitait Freud. Il y a ainsi toute une série de croisements.

Voilà pour la première famille. La deuxième famille, elle, est apparemment plus hétéroclite, mais au fond, elle aussi, elle a des tas de liens secrets, c’est, si vous voulez, la famille Kafka. C’est le roman du là, de l’être-là, ce thème qui, tout à coup, est devenu tellement sonore après la Seconde Guerre mondiale. Il est déjà en filigrane chez Kafka, et il prend une expression abstraite chez Heidegger, qui en est comme le miroir, bien qu’il ne soit pas certain que Heidegger ait été intéressé par Kafka au moment où il écrivait Sein und Zeit*. Ensuite, il y a le courant post-Heidegger avec Sartre, La Nausée**, L’Étranger***, et puis Le Voyeur****, qui est le point de convergence de ces différentes lignes de force avec un autre ancêtre : Roussel. Ce qui montre bien l’indépendance, le côté non délibéré de ces « agglomérats »… Personne ne s’est donné le mot, ici. Roussel et Kafka, pas plus que Joyce et Proust, ne se sont dit : on va faire un certain type de roman. Ce n’est pas la peine d’y insister, c’est assez évident. Mais si l’on prend le début du Château*, qu’est-ce qui frappe tout de suite ? K. entre dans l’auberge et il y a des paysans qui sont là, autour de la table. Il s’endort, tout de suite –, il a une très grande aptitude à s’endormir, K., bien qu’il soit très angoissé –, il s’endort, puis il se réveille et les paysans sont toujours là. Seulement il y a quelque chose qui s’est passé en plus, c’est que quelques-uns d’entre eux ont retourné leur chaise pour le voir, de sorte que lui, K., il est deux fois là. Il est là, les paysans sont là aussi, et en plus, les autres voient qu’il est là. Donc on est vraiment dans une sorte de reduplication, de multiplication du « là », du Da. C’est cela qui passe dans ce monstrueux reflet qu’est l’œuvre de Heidegger, Sein und Zeit, la première œuvre de Heidegger. Qui elle-même se reflète dans la littérature française de l’après-guerre. Bien que La Nausée, ce soit l’avant-guerre, pour nous, c’est le grand livre qui domine l’après-guerre. Passons sur La Nausée, L’Étranger, ce sont des choses maintenant tout à fait homologuées : il y a la racine du marronnier qui est là, qui est même en trop, il y a les vis du cercueil de L’Étranger et puis, il y a Robbe-Grillet.

Hier, nous avons effleuré Robbe-Grillet, et comme Robbe-Grillet, c’est quelque chose qu’on ne peut pas simplement effleurer, je crois qu’il faut y mettre le paquet, si l’assemblée le veut bien… Ça serait peut-être intéressant de voir s’il n’existe pas plusieurs doubles que Robbe-Grillet a sécrétés de lui-même ; il semble que l’on puisse apercevoir à travers certains des textes critiques qu’il a écrits sur lui-même une sorte de multiplication des images qu’il se donne de lui-même : apparemment elles se contredisent, mais qui peut-être aussi conduisent au-delà de lui, malgré lui, ailleurs.

La première image qui s’impose le raccroche complètement, il me semble, à la lignée Kafka-Heidegger. Cela plus ou moins explicitement. Quand on demande à Robbe-Grillet : qu’est-ce que c’est que le nouveau roman ? il répond : le nouveau roman, c’est très vieux, c’est Kafka. Quant à Heidegger, je ne sais pas si Robbe-Grillet est un heideggérien fanatique, mais, en tout cas, il a au moins cité Heidegger dans un texte, très matinal d’ailleurs, sur Beckett (à une époque où l’on ne parlait guère de Beckett) ; en épigraphe à un article sur Godot il mettait une phrase, qui est un peu du simili-Heidegger, si vous voulez, mais qui était attribuée par lui à Heidegger tout à fait nommément : « La condition de l’homme, c’est d’être là*. » Et il y a des textes beaucoup plus frappants dans les articles de la N.R F. Il y a vraiment des moments où Robbe-Grillet a l’air de redécouvrir, peut-être sans les avoir lus, des phrases qui sont textuellement « là », en ordre dispersé, dans Être et Temps. Ainsi, il y a un texte de Heidegger où il nous est dit : « l’être-quelque-chose », le Was sein – c’est-à-dire l’essence de l’être humain -« doit être compris à partir de son être ou existence », qui est« d’avoir à être son propre là » – sein Da. Ainsi, il y a une opposition entre l’être-là, l’existence nue, sèche et sans justification, sans signification, et « l’être-quelque-chose », l’être un sens, le Was. Robbe-Grillet retrouve cela en passant, un beau jour, en 1955 ou 1956**. (Pour ma part, je l’ai lu avec beaucoup de retard, deux ou trois ans de retard.) « Dans cet univers romanesque, disait-il en juillet 1956, gestes et objets seront là avant d’être quelque chose », et puis, « le héros futur, dit-il, demeurera là au lieu de chercher sa justification éthique ». Il y a toute une série de ces textes qu’on pourrait trouver, qui feraient le raccord avec la dimension kafkaïenne, sans parler du thème de L’Étranger qu’on trouve de temps en temps ; « il s’agit de retrouver les objets durs et secs qui sont par derrière inentamés, aussi étrangers qu’auparavant », cela, c’est dans un texte contre Ponge. Ponge, selon lui, c’est un jeu de miroir, où les choses renvoient à l’homme. Alors qu’il s’agirait de briser cette croûte et de retrouver les objets qui sont derrière, qui sont étrangers. Il y a un très court texte de Kafka qui a été traduit par Starobinski et qui s’appelle Retour au foyer***. Le fils revient dans la maison du père, il n’ose pas entrer, il regarde par la fenêtre et il voit la cuisine, tout est là… « C’est bien là la maison de mon père, mais chaque partie est froidement posée à côté de l’autre », « Stück neben Stück ». C’est tout à fait ce que nous dit un autre texte de Robbe-Grillet, il s’agit d’enregistrer la distance, d’établir que les choses sont là et qu’elles ne sont que des choses, chacune limitée à soi, et figée. En somme, on a là un cas privilégié de ces échos de langage. Tous ces écrivains dont nous parlions s’ignorent les uns les autres plus ou moins. Il en est qui s’ignorent sûrement. Roussel et Kafka n’ont aucun rapport. Roussel ne pense qu’à Jules Verne ; Kafka, lui, croit transcrire une cabalistique plus ou moins à la Meyrink. Entre Meyrink et Jules Verne, évidemment, il y a assez peu de rapports… D’un côté, on a un ingénieur ; de l’autre, on a un cabaliste. (Quel est le plus « irrationnel » des deux, d’ailleurs, c’est une question qu’on peut se poser, c’est peut-être Roussel, mais peu importe.)

Ce qui constituerait une deuxième image de Robbe-Grillet par lui-même, si vous voulez, apparaîtrait dans un autre texte – elle émerge çà et là, mais il y a un autre texte qui me paraît déjà assez différent et qui moi m’a frappé davantage, parce que c’est le seul que j’ai lu à sa date. C’est un texte qui a paru en octobre 1958 dans La N.R F., qui s’appelait Nature, Humanisme et Tragédie[158] (et qui était essentiellement une critique de l’analogie, au fond). Il y avait plusieurs degrés de critiques. Il y avait ceci de curieux, c’est que c’était un texte ingrat, un manifeste d’ingratitude, où Robbe-Grillet se mettait à dépecer ses pères, Sartre et Camus, avec une férocité exemplaire. Cette critique implacable du langage romanesque, et en particulier du langage descriptif de La Nausée, et plus encore de L’Étranger, était saisissante, car, en même temps, elle présentait en Robbe-Grillet l’expression radicale de ce qu’auraient voulu faire Sartre et Camus, c’est-à-dire un récit des choses qui sont là simplement, sans rien ajouter à leur pure et simple exposition. Seulement, voilà, à mesure qu’on lit l’article, on a l’impression qu’il y a quelque chose d’autre qui se passe, que l’ensemble de cette autointerprétation de lui-même a l’air de basculer vers quelque chose qui est finalement, peut-être, très loin de la phénoménologie de l’existence dérivée de Sartre. On aurait comme une œuvre qui réengendre d’elle un deuxième double. Je prends un morceau de ce texte, une phrase qui est particulièrement typique : « Se borner à la description, dit Robbe-Grillet, c’est évidemment récuser tous les autres modes d’approche de l’objet. » Or voici que, tout récemment, je lisais un article paru dans une revue littéraire. C’était un article de philosophie scientifique, d’interprétation de la science par un grand physicien, Max Planck. Il s’agit là d’un texte assez ancien, qui se rattache au début du siècle, puisque Max Planck est l’homme qui a créé la théorie des quanta, qui a introduit le discontinu dans la physique de l’énergie, en particulier de l’énergie lumineuse, et cela aux environs de 1900, avant Einstein et ses photons. Médiations, pour des raisons que je ne connais pas, a publié ce texte, cet été, sous le titre « Positivisme et monde extérieur réel** ». Il y a dans ce texte de Planck une critique du positivisme scientifique, c’est-à-dire de la philosophie scientifique qui était alors dominante. Or chaque fois que Planck parle du positivisme scientifique de son temps, un lecteur sensibilisé aux problèmes romanesques dérivés de Robbe-Grillet aura l’impression qu’il parle de Robbe-Grillet… On a l’impression qu’il y a tout à coup une parenté implicite entre les deux et qu’une sorte de positivisme romanesque, si vous voulez, pourrait se révéler dans ce genre de rapprochement. Je citerai, pour avoir quelques points d’appui, des passages du texte de Planck : « S’en tenir à la description des expériences réalisées, écrit Planck, et en outre s’en faire gloire », affirmer qu’on va se limiter à cette description des expériences, « c’est ce qui caractérise le positivisme » : autrement dit, le monde n’est que ma description. « Ainsi, dit Planck, la table n’est rien d’autre, à la lumière du positivisme, que la somme des perceptions que nous relions entre elles par le mot table. Dans cette optique, la question de savoir ce qu’une table est en réalité ne présente aucun sens. » Et, plus loin, dans un autre passage, il nous dit : « Le positivisme refuse l’hypothèse que nos perceptions nous renseignent sur autre chose qui se tiendrait derrière elles et s’en distinguerait. » Alors, voilà Robbe-Grillet, maintenant, dans ce texte de 1958, qui va déployer son énergie particulière, très carrée, très incisive dans le dessin qu’il donne de son projet : « La description formelle, dit Robbe-Grillet, est avant tout une limitation ; lorsqu’elle dit parallélépipède, elle sait qu’elle n’atteint aucun au-delà, mais elle coupe court, en même temps, à toute possibilité d’en rechercher un. » Or, là, on peut se demander ce qui est donc arrivé à la phénoménologie de l’existence, à cette espèce de courant romanesque qui est en résonance avec le courant philosophique de la phénoménologie et l’existentialisme, ce qui est donc arrivé pour qu’elle se soit ainsi, comme à son insu, retournée vers tout autre chose, vers cet univers du néopositivisme. Eh bien, je crois que cela pourrait prendre son sens si l’on pousse un peu plus loin. Il y a par exemple, dans le texte de Max Planck, toute une analyse de la mesure qui m’a beaucoup frappé et qui me semble assez éclairante non pas seulement pour critiquer peut-être cette auto-image que se donne Robbe-Grillet, mais également pour voir ce qu’il fait en partie à son insu et que d’autres, parallèlement à lui, ont peut-être fait également spontanément, mais peut-être aussi avec une certaine conscience d’eux-mêmes, ou avec une plus grande conscience. Planck nous dit à propos de la mesure : « Dans la conception positiviste, la mesure est l’élément premier et incontestable, le positivisme ne considère que la mesure », c’est l’acte absolu, il n’y a rien avant la mesure…

Est-ce que c’est vraiment un acte absolu, est-ce que c’est vraiment une sorte d’élément premier et incontestable ? Planck nous dit : non. En vérité, pour lui, pour la physique qui lui paraît véritable, celle qu’il a contribué à fonder, les mesures ne sont que le résultat plus ou moins composite d’une interaction : une sorte de rencontre entre, d’une part, des processus physiques qui sont de l’autre côté, et puis, du côté du physicien, les processus de la vision, les processus cérébraux. Il y a, d’une part, des processus physiques, d’autre part, les instruments et le système nerveux du physicien, de l’expérimentateur, disons de l’observateur (c’est un mot très Ricardou, un mot qui peut passer pour « tel-queliste »). La mesure, en vérité, c’est une sorte de rencontre. Puisque c’est une rencontre, on se dit : mais, il y a beaucoup d’autres rencontres entre le cerveau et le monde, disons : entre l’homme et le monde extérieur. Je repensais à un mot de Cézanne, cité par Pleynet dans un article qu’il avait écrit sur la peinture de Rothko et sur l’usage de la couleur*. Cézanne disait : « La couleur, c’est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent. » C’est donc aussi un point de rencontre. Qu’est-ce qu’il y a de différent ? Il y a sûrement quelque chose de très différent. Robbe-Grillet, très curieusement, privilégie nettement la mesure par rapport à la couleur. Le regard pour lui c’est le sens privilégié ; mais pas n’importe quel regard. C’est le regard appliqué aux contours plus qu’aux couleurs, aux éclats ou aux transparences. Une forme sera généralement plus sûre qu’une couleur, qui change avec l’éclairage. C’est tout de même assez saisissant parce que là, tout à coup, Robbe-Grillet retrouve, à son insu sans doute, la position des cartésiens du XVIIe. Par exemple, Malebranche. Je crois que ce rapprochement l’étonnerait un peu. Malebranche, cartésien fidèle, qui élabore par-dessus le cartésianisme toute une théologie, est l’ennemi de la couleur. Pour lui, l’étendue révèle la vérité, mais la couleur n’est qu’une « modalité ténébreuse et confuse » ; le blanc et le noir ne sont que « des modalités confuses de nos sens ». Dans les Entretiens sur la métaphysique et la religion**, il ya deux personnages : l’un qui représente l’aristotélicien, l’homme du Moyen Âge, et l’autre, le cartésien. Le cartésien affirme qu’avant le péché l’homme ne voyait pas de couleurs, il n’était pas dans la confusion de la couleur ; « c’est ce que le premier homme ne faisait pas avant son péché » ; « nous verrions, sans la chute, alors clairement que la couleur, la douleur, la saveur et autres sentiments de l’âme n’ont rien de commun avec l’étendue que nous avons jointe, que nous sentons jointe avec eux ». Autrement dit, sans le péché originel, on aurait découvert depuis longtemps le nouveau roman, et Robbe-Grillet. Cette opposition entre couleur et étendue n’est pas une opposition fortuite ; je crois qu’elle doit exprimer quelque chose, car Malebranche ne s’est pas trompé tout à fait, Descartes non plus : la mesure avait un privilège sur la couleur, puisque, finalement, c’est la mesure qui a permis une science et, en particulier, une science de la couleur. Finalement, la couleur, qu’est-ce que c’est ? Pour les hommes du XXE siècle, fussent-ils très peu physiciens, la couleur, c’est une fréquence, c’est quelque chose de mesurable, c’est une oscillation. La mesure, finalement, a vaincu la couleur, mais la couleur s’est défendue, puisqu’elle a révélé à son tour qu’elle était quelque chose de très résistant. Ce n’est pas simplement un « sentiment de l’âme », c’est quelque chose qui est dans l’univers et qui représente de l’énergie, une espèce d’agression que l’homme subit de la part du monde. Autrement dit, dans la mesure et dans la couleur, l’homme, le sujet, l’observateur, le héros, si l’on veut – le héros scientifique ou romanesque –, a des rôles opposés. Dans la mesure, l’observateur déplace le monde, déplace un mètre comme l’Arpenteur de Kafka (on a beaucoup reproché à Robbe-Grillet son écriture d’arpenteur). Il y a ainsi un arpenteur originel qui mesure le monde. Comment fait-il ? Il déplace toujours un mètre, un double décimètre. Pour la couleur, c’est autre chose, c’est le monde qui déplace l’observateur, qui l’entame, qui l’atteint, qui le transforme d’une certaine façon, qui lui envoie des paquets d’énergie, ou d’oscillations. Et au terme de cette agression vient éclater, d’une façon assez mystérieuse, il faut bien le dire – et cela reste pour nous, et même pour la science la plus élaborée, assez irrationnel –, la couleur. Quand des fréquences lumineuses atteignent un certain seuil, quelque chose au fond dans nos cellules cérébrales, ça fait une espèce de buée, de feu d’artifice, ça fait de la couleur. Dans la couleur, nous sommes déplacés, transformés ; dans la mesure, c’est nous qui déplaçons et transformons.

Finalement, au terme de tout cela, qu’est-ce qui se dégagerait ? Ce qui est intéressant, à travers toutes ces investigations un peu sinueuses, un peu en zigzag parfois, en ligne brisée, que Robbe-Grillet ou d’autres écrivains contemporains cherchent à prendre en main, ce ne sont peut-être pas seulement les objets (ou les hommes). L’opposition n’est peut-être pas de savoir s’il faut faire des romans humains ou des romans « objectifs », s’il faut parler des objets ou parler des hommes, comme s’il y avait une espèce de choix à faire (d’un côté, les souris et, de l’autre, les hommes, dirait Burns). Je me souviens d’une discussion, à Royaumont, où l’on attaquait Robbe-Grillet avec une férocité étonnante en disant : cet homme renie l’homme, moi je n’aime pas les objets, j’aime les hommes ; Robbe-Grillet, c’est l’homme qui préfère aux hommes les cendriers, les cigarettes, une sorte d’ennemi du genre humain. Mais, finalement, ce qui est recherché dans tout cela, ce sont peut-être les déplacements plutôt que les objets, ce sont les déplacements des objets, mais aussi des gestes, et aussi des rôles. C’est peut-être ce qui est commun à toute une série de perforations esthétiques, de brèches qui ont été tentées ici et là. Il y a un univers où se déplacent des objets, des observateurs également, et puis des rôles que les observateurs ont par rapport les uns aux autres ou aux objets. Car ces observateurs, sauf dans le monde d’Einstein, ne font pas qu’observer. Dans le monde effectif, ils font autre chose, ils observent, et cette observation réagit perpétuellement sur l’observation des autres, et cela s’appelle l’action, cela s’appelle la conversation, cela s’appelle la guerre, et cela s’appelle le combat pour la vie et pour la mort, cela s’appelle le meurtre du roman policier. Finalement, je me demande si ce n’est pas cela qui est en cause dans toutes ces tentatives, et c’est peut-être ce qui traverse, ce qui parcourt certains des romans de Robbe-Grillet. À cet égard, il me semble que La Jalousie* est le roman le plus ambigu et qui recèle le plus de surcroît par rapport à ce que l’auteur a voulu faire. C’est quelque chose que Ricardou avait fait ressortir d’une façon très saisissante dans un article de Médiations paru à propos d’un très beau texte de Claude Ollier**. Ricardou reprenait ce texte d’Ollier en en faisant apparaître les profils subtils et successifs ; ces profils qui ont l’air tout à fait figés au premier abord, et puis qui bougent doucement et, surtout, indiquent que quelque chose bouge derrière, quelque chose qu’on ne voit pas.

M, Foucault : Je m’excuse de vous interrompre, mais on pourrait peut-être, à partir de cela, raccrocher une question qui s’adresserait à Claude Ollier.

J.P Faye : Mais je provoque là Ollier. Il vous dira si j’ai raison ou non.

M. Foucault : Si vous voulez, on passera la parole à Claude Ollier.

J.P Faye : C’est ce que je souhaitais. Je me trompe peut-être complètement, mais il me semble que c’est cela que Ricardou fait sortir de ce texte d’Ollier. En même temps, il raccrochait à cela toute une reprise de La Jalousie. Qu’est-ce que La Jalousie finalement ? Ricardou s’en prenait un peu à ce qu’avait dit Bruce Morissette, cherchant une intrigue cachée derrière La Jalousie, une intrigue à la Graham Greene. Elle existe peut-être, on peut la fabriquer. Quant à savoir si Robbe-Grillet y avait pensé ? Ricardou, pour sa part, voit dans La Jalousie de Robbe-Grillet une description qui, simplement par la notation des translations successives, opère un montage : peu à peu, la situation de jalousie est montée, et puis la description continue et elle démonte cette situation. Une sorte de flux et de reflux. Un mouvement de translation, de déplacement et de replacement. Je crois que c’est quelque chose qui ressort encore plus nettement dans le roman d’Ollier. Je pense au Maintien de l’ordre* et à ce prière d’insérer qui est un texte véritable, qui n’est pas seulement un texte commercial, mais un texte bref.

C. Ollier : Si, un texte commercial…

J.P Faye : Commercialisé un peu par l’éditeur…

C. Ollier : C’est fait pour la vente…

J.P Faye : Oui, mais ce texte le montre bien, ce que ce livre décrit, ce n’est pas un roman sur les choses, c’est l’oscillation des choses autour des hommes et des hommes autour des choses, et des hommes les uns par rapport aux autres. Autrement dit, c’est ce perpétuel déplacement des jeux. C’est là, alors, le vrai terrain sur lequel on pourrait discuter.

C. Ollier : Oui, c’est un livre que Ricardou condamne…

J.P Faye : Ah ! oui ! alors là, cela me paraît beaucoup plus mystérieux. J’aurais voulu que Ricardou soit là pour nous en parler. M. Foucault : Voulez-vous parler de ce que vous faites ? C. Ollier : Je me sens très pauvre en mots après l’éloquence et la culture de Jean Pierre Faye. Je n’ai aucune formation philosophique ni littéraire spéciale. Tout ce que je peux dire, c’est essayer d’expliquer très brièvement ce que j’ai voulu faire. Il me semble qu’il y a deux questions que l’on peut se poser, très simples. C’est non pas : qu’est-ce que j’ai voulu faire ? mais : qu’est-ce que j’ai fait ? et, par conséquent, qu’est-ce que l’œuvre d’art ? Ce sont deux questions contre lesquelles j’ai toujours buté et bute toujours, sans parvenir à trouver de réponse satisfaisante. Si je recherche ce que je voulais faire à l’époque où j’ai écrit mon premier livre, je constate que j’étais obnubilé par des problèmes d’expression. Il me semblait qu’écrire un roman, c’était avant tout s’exprimer, traduire un ensemble de sensations, de perceptions, d’images, de notations, de réflexions, de rêves, tout un panorama d’apparitions ou d’« épiphanies », comme disent les philosophes. Bref, comment traduire ces émotions ? À cette époque-là, il y a sept ou huit ans, je pensais que c’est à cela que se résumait l’acte d’écrire, donc, en un sens, l’œuvre d’art, sans que je sois capable, d’ailleurs, de pousser plus loin mes réflexions, ni même de poser clairement la question « Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? » Et pourtant, c’est une question très importante, qu’il ne faut pas cesser d’essayer de formuler. Une autre question, plus tragique, c’est : à quoi sert l’art ? Et là, l’indétermination est plus grande encore. Donc, j’étais plongé dans des problèmes dits « d’expression », et les techniques que j’employais m’amenaient à réfléchir sur un problème voisin, celui du réalisme. Si j’essaie en effet de traduire un monde d’émotions ou de visions, c’est que je suppose que ce dernier préexiste. Je procède à un décalque, en quelque sorte, à une imitation de la vie. Je me rendais compte, cependant, que ce n’était pas uniquement cela que j’étais en train de faire, mais probablement tout autre chose. Ainsi, j’ai écrit La Mise en scène* presque entièrement dans cette perspective, en sentant confusément que quelque chose d’autre se passait, qu’on ne pouvait pas ramener à un simple problème d’expression ni de réalisme.

Ensuite, j’ai écrit Le Maintien de l’ordre, et les choses se sont encore compliquées, parce que j’ai voulu intégrer à un univers d’émotions et de « regards » une situation sociale et politique précise, en l’espèce un climat révolutionnaire dans un pays arabe colonisé ; et il est possible qu’à ce moment-là j’aie tout embrouillé sous l’alibi du réalisme. Malgré tout, il me semblait encore que c’était vers une autre destination que je tendais ; et cet autre terme, dans le livre que je viens d’achever, Été indien**, me semble maintenant commencer à se dégager.

Si j’écris, c’est pour inventer un autre monde, un monde second qui équilibre le monde visible, disons le monde de l’expérience, et dans cette perspective, les problèmes d’expression et de réalisme m’apparaissent maintenant, peut-être pas secondaires, mais certainement accessoires. Je considérerais presque à présent la question du plus ou moins grand « réalisme » de ces livres comme une sorte de sous-produit de tout mon travail. Et la chose primordiale pour moi – il se peut que pour d’autres cela soit complètement différent – est de poser, en quelque sorte, à tout prix, un monde valable à côté du monde de l’expérience, peut-être pas forcément pour l’équilibrer, comme j’ai dit d’abord, peut-être seulement pour le comparer au premier. Et je m’aperçois que ces éléments expressifs que je croyais primordiaux, il y a quelques années, n’ont probablement que valeur de « matériaux ». Si, comme je continue à le croire, un roman non seulement peut, mais doit, se « vérifier » sur plusieurs scènes, sur plusieurs niveaux réalistes – individuel, social, géographique, historique –, ce n’est certes pas la condition suffisante, c’est probablement une condition nécessaire, mais l’essentiel est devenu l’invention du livre, de cet équivalent émotionnel au monde de l’émotion, et, de ce fait, tous les problèmes initiaux se trouvent déplacés.

J’aurais aimé demander à Faye, à propos de Battement, quelle était son opinion sur ce problème : expression, réalisme et œuvre d’art. Tout ce que je suis amené à penser et, éventuellement, à dire tourne autour de ce point. Il est possible que ce soit une façon fausse de poser le problème dans l’absolu, mais c’est la mienne, et j’aimerais savoir si Jean Pierre Faye, quand il écrit un livre comme Battement*, se propose un but réaliste ou bien s’il considère le réalisme comme un résultat secondaire de son travail. Parce que, justement, Battement est un livre très réaliste et, comme je le disais, « vérifiable » sur tous les plans du « réalisme ».

J.P Faye : Quand on parle de réalisme, on a comme première image quelque chose de très exhaustif, mais un exhaustif en quelque sorte étalé. Si c’est ça le réalisme, j’ai l’impression que, comme Ollier, on se sent mal à l’aise, actuellement, et qu’on a envie de faire quelque chose de plus, mais quoi ? Dans le cas du bouquin que vous mettez sur le tapis, si réalisme il y avait, ce serait un réalisme qui chercherait à « tourner » tout le temps ce qui passe dans le champ. Comme l’événement, ou la chose, ou l’homme, l’individu qui passe dans le champ de la situation et du cadrage romanesque a tout un revers. Est-il possible de faire tout le temps le jeu de bascule qui permette de l’apercevoir, sans cependant se donner le regard de Dieu, ce fameux regard que Sartre imputait à Mauriac, qu’il jugeait non artistique ? Se considérer comme Dieu le père devant son monde, c’est un truc trop facile, et ça, on ne peut plus le faire. À ce point de vue-là, les textes de Sartre, parus dans Situations, et dans La N.R F., je crois, auparavant, en 1939, ont une valeur irréversible. Tout Robbe-Grillet, certainement, commence à partir de là, et, parallèlement à Robbe-Grillet, je crois que c’est le cas de beaucoup d’autres.

Mais alors, comment faire ? C’est là qu’intervient l’aspect oscillant : par exemple, voir à la fois les choses par le « je » et par le « il », par le « présent » et par le « passé ». Mais le présent et le passé immédiat, pas simplement le passé de la mémoire (cela serait une démarche comme celle de Claude Simon, qui serait beaucoup plus dans la lignée proustienne). Voir, au même moment, la chose ou le personnage dans son présent et puis dans cet imparfait immédiat que nous vivons tout le temps : comme nous pensons toujours à une seule chose, d’une façon dominante, et qu’en même temps nous assistons au reste, d’une certaine façon, le « reste » est tout le temps mis à l’imparfait. Dans certains cas, c’est l’objet que nous fixons qui relègue notre propre vie à l’imparfait ; dans d’autres cas, c’est notre expérience vécue qui relègue le décor à l’imparfait, c’est-à-dire le met déjà dans le passé. Au moment où nous nous disons : « C’est dommage qu’il y a trois ans je n’aie pas fait cela », eh bien, la cloche sonne et on l’aperçoit trop tard, on arrive en retard, par exemple, on rate le train, on fait quelque chose de décalé, de déplacé par rapport à ce qu’on devrait faire. Donc, à ce moment-là, c’est l’expérience intérieure qui déplace le présent, et qui le rejette déjà dans le passé, dans d’autres cas, c’est l’inverse.

Est-ce qu’un certain jeu de langage, ou un certain mode de récit, pourrait arriver à dire tout cela à la fois ? Si c’est du réalisme, ce serait du réalisme activé, articulé, à plusieurs niveaux, mais cela ne correspondrait pas à ce que le réalisme est censé être. Donc, l’expression détruit le réalisme.

C. Ollier : Ce que vous exposez là est certainement un projet réaliste.

J.P Faye : L’expression fait en quelque sorte éclater le réalisme : si l’on veut tout exprimer vraiment, tout en ne prenant jamais que les aspects partiels qui sont aperçus. Si l’on veut essayer de dire tout, on détruit le réalisme.

C. Ollier : S’agit-il de dire ou d’interroger ? Autrement dit, quels sont les rapports entre la structure de l’œuvre du monde ? S’agit-il simplement d’énoncer, de décrire, de traduire des émotions et des regards, ou bien d’en interroger le sens et la portée ? Il me semble que Battement va beaucoup plus loin que la description, que le compte rendu existentiel.

J.P Faye : Si cela va plus loin, cela appartient alors au double, cela n’appartient plus au projet ; mais il est certain que si l’on veut tâcher de manipuler ce qui apparaît, on l’interroge plus qu’on ne devrait – il y a une espèce d’indiscrétion qui fait éclater le simple compte rendu.

C. Ollier : Il y a une description, il y a un discours que l’on sent à travers les personnages. Il y a un discours implicite à plusieurs voix qui pour moi, lecteur, me donne l’impression d’une interrogation continue sur les apparitions du monde et leur valeur en tant que signes. C’est cela qui me semble important. À ce moment-là, c’est plus loin que le réalisme, on ne peut plus appeler cela du réalisme. C’est peut-être de l’exégèse.

M -J. Durry : Oui, je suis très frappée parce que ce que vous dites se rattache à une impression très forte, et c’est pourtant à la fois différent, mais il me semble que ça s’y rattache. Moi, je suis un lecteur et spectateur extrêmement attentif de tout ce que vous êtes en train d’essayer de créer et je suis certaine qu’il s’agit là de quelque chose d’extrêmement important. L’une des impressions les plus fortes que je ressens à la lecture de, appelons-le, ce nouveau roman, si vous voulez, enfin peu importe, c’est que plus c’est réel et plus j’ai l’impression d’irréel.

Je voudrais essayer de préciser ce que je veux dire. Il ya quelque chose d’analogue, encore que très différent, quand je lis Balzac – ces inventaires interminables de Balzac, ceux qui ont fait dire qu’il était visuel ; plus je les lis et plus précisément à ce moment-là, j’ai l’impression qu’il est visionnaire. C’est différent, mais ça s’y rattache quand même. Vous disiez tout à l’heure, on a attaqué Robbe-Grillet, est-ce que c’est l’objet ? est-ce que c’est l’homme ? Peu importe… Quand je lis ces descriptions très précises, très exactes, très objectives, très minutieuses du roman actuel, je me sens hors des objets et hors du monde. Je cherche pourquoi. Je crois que cela tient à plusieurs choses. Il me semble que l’homme, jusque-là, avait toujours tendance à se considérer comme seul existant dans le monde – maître des objets, s’en servir, les asservir, en créer lui-même, par conséquent, ces objets étaient très peu de chose par rapport à lui. Alors, à un moment où il est projeté dans un monde où l’on donne à ces objets une place considérable, il est tout à fait dépaysé et il ne se sent plus chez lui. Et puis, il y a une autre expérience. Laissons peut-être l’expérience du romancier ; c’est une expérience, je crois, que chacun de nous a pu faire. Si nous regardons un objet, nous sommes seuls quelque part devant un objet, et puis nous essayons pour nous-mêmes de nous le décrire de la façon la plus objective, la plus neutre, et alors peu à peu cet objet prend toute la place, et il devient absolument énorme, il nous écrase, il nous opprime, il entre en nous, il prend notre place, et ça nous gêne horriblement. Ou bien, un phénomène tout à fait différent, à force de regarder cet objet – au lieu de devenir une espèce de monstre – eh bien, il devient quelque chose de fantastique, qui nous échappe et qui est irréel ; et je crois qu’il se passe alors pour l’objet exactement ce qui se passe quand nous sommes en tête à tête avec un mot. Ça nous est arrivé à tous, je crois, nous pensons à un mot, ce mot est devant nous, nous nous fixons sur ce mot et il peut se produire deux phénomènes absolument inverses : ou bien un phénomène d’obsession extraordinaire, c’est la pénultième de Mallarmé, ou bien, au contraire, ce mot ne veut absolument plus rien dire, il paraît un assemblage de syllabes vaines, nous ne savons plus du tout pourquoi ce mot existe et pourquoi il veut dire ce qu’il veut dire.

J’ai l’impression que plus ce roman – c’est là que j’essaie d’expliquer cette impression – essaie de décrire, d’être réaliste, plus il est irréel en un sens ; et c’est là que je rejoindrais ce que Sollers citait dans l’un de ses derniers articles, quand il citait Eschyle, disant : « Nous errons comme un songe apparu en plein jour. » Ça me paraît un petit peu la même chose, et il me paraît que c’est de là que sort le fait que ce monde de Robbe-Grillet est souvent ce monde de reflet, de double, de décalage, comme on l’a dit, et toutes les gommes qui effacent le monde au fur et à mesure qu’on le fait naître, et tous les romans de non-communication essentielle – le dialogue de Marguerite Duras –, ou bien alors tout devient rien, ou l’objet du livre, ce sera le livre lui-même comme dans Les Fruits d’or* – ce livre dont on ne sait jamais ce qu’il est et puis dont on ne sait plus, après des torrents d’éloges comme après des critiques acerbes, s’il faut le louer ou s’il ne faut pas le louer, qui finit par s’effacer au fur et à mesure que les éloges et les critiques eux-mêmes s’effacent. Et alors, ça me fait comprendre aussi l’aspect de roman policier, qu’il y a dans tellement de ces romans, que ce soit les premiers de Robbe-Grillet, que ce soit… on cherche, je reviens à mon point de départ, on cherche quelque chose qui me semble devenir de plus en plus irréel dans la mesure même ou c’est de plus en plus réel. Je ne sais pas, est-ce que vous pensez que cela se rattache à ce que vous disiez ou que cela en est tout à fait différent ?

J. Thibaudeau : Je voudrais simplement noter qu’une question pareille ne s’adresse pas à moi. Je ne fais pas partie du nouveau roman. Mon problème est tout à fait différent.

M. Foucault : Je crois que ce que Thibaudeau est en train de nous dire sous une forme négative est tout de même très important. Peut-être pourrait-il nous dire deux mots là-dessus ?

J. Thibaudeau : Je crois que le roman – c’est la méthode que je connais, il y en a d’autres, il y a la poésie – est une sorte d’expérience. On manipule le plus grand nombre possible de mots et d’idées, de toutes les façons possibles, on organise peu à peu une matière à l’intérieur de laquelle on est, et puis il arrive un moment où cet ensemble verbal doit se résoudre en livre, et peut-être en récit ; pour ma part, comme je suis à l’intérieur de ce que j’écris, que je n’ai pas encore trouvé le récit, je ne peux pas en dire davantage.

Mais, en tout cas, je ne suis pas concerné par ces problèmes de psychologie que Jean Pierre Faye évoquait. Jean Pierre Faye, vous essayez de réaliser un réalisme psychologique dans Battement, selon ce que vous avez dit, n’est-ce pas ? Vous faisiez appel à l’expérience commune ? Je ne pense pas que la littérature ait à faire appel à l’expérience commune, je crois que c’est autre chose… Un champ d’expériences, non ? radicalement autre, enfin. Ainsi les mathématiques n’ont rien à voir avec l’expérience quotidienne.

J.P Faye : Pour les mathématiques, il y a une définition de Valéry qui est très belle, où il dit : « J’appelle géométrie les figures qui sont traces du mouvement que l’on peut exprimer en peu de paroles. » Par exemple, un cercle. On peut dire : c’est une parole, et les traces de ce mouvement que je peux dire en peu de paroles. La littérature, romanesque ou non, essaie aussi de saisir certaines traces…

J. Thibaudeau : Mais je voudrais dire que la littérature crée d’abord la matière qu’elle étudie ensuite.

J.P Faye : Elle la crée ?

J. Thibaudeau : Pour moi.

J.P Faye : Pour vous, bien sûr, mais d’ailleurs pour tous…

J.-L. Baudry : Ce qui m’est apparu, quand on écrit, c’est que justement, petit à petit, il se fait une sorte de dialogue entre une matière qui est en train de se faire, qui est justement la chose écrite, et l’intention première, et que l’on ne peut absolument jamais dire qu’il y a une matière informe au départ qu’on essaie de donner ou qu’il y a une intention bien définie qu’on essaie d’écrire, mais qu’il y a comme une sorte de constant dialogue entre une expression – un verbe qui se fait et qui réclame d’être davantage fait, c’est-à-dire qu’on retrouve un peu le point de vue de Thibaudeau – et tout de même une intention et une expérience, une vision particulière qui demande à être dite.

J. Thibaudeau : J’ai une petite formule : je ne suis ni dans une tour d’ivoire ni dans la rue, je suis dans un laboratoire ; et puis, à la fin, il y a les explosions, enfin il se passe quelque chose, si je réussis. P, Sollers : Un côté Roussel…

M. Foucault : Peut-être Sanguineti, dont nous connaissons maintenant la philosophie, a quelque chose à nous dire sur son œuvre, directement.

E. Sanguineti : Je voudrais dire, très brièvement, quelques impressions que j’ai reçues en entendant tout ce qui a été dit jusqu’à présent.

Auparavant, je voudrais que l’on sache que je ne voudrais pas être agressif comme hier, mais c’est la seule chose maligne que j’ai à dire.

Je suis étonné du fait que lorsque M. Foucault a commencé à parler…

M. Foucault : Je suis heureux que la méchanceté soit pour moi.

E. Sanguineti : Non, c’est pour la totalité… il parle justement de rapports entre une recherche qui n’est plus d’ordre psychologique à la manière du surréalisme mais de l’ordre de la pensée : tandis qu’au fur et à mesure que la discussion progressait, ça revenait toujours plus à la psychologie dans le vieux sens, et pas dans l’ordre de la pensée, du moins dans le sens où je peux soupçonner que M. Foucault employait le terme.

L’exposition de M. Faye m’a paru excellente, je dois dire, et tout le temps j’ai pensé à la possibilité de rapprochements – c’est une hypothèse, n’est-ce pas –, d’un certain parallélisme possible, à étudier, entre la symétrie et la dissonance qu’il a établie et la distinction qu’a faite Adorno, pour la musique moderne, entre Stravinski et Schönberg. C’est-à-dire qu’à la limite on pourrait dire qu’il y a deux possibilités de réaction devant la situation de la sublimation de l’intériorité, c’est-à-dire la psychologie comme recherche de l’absolu. En prenant pour vraie votre exposition et en prenant pour vraie l’exposition d’Adorno, alors il y a une certaine symétrie qui est frappante entre la manière dont Schönberg a été interprété par Adorno et la manière dont vous interprétez Proust. C’est-à-dire que la contemplation métaphysique à partir du choc psychologique – le choc psychologique comme la ressource dernière pour retrouver la voie de la délivrance du moi – est en quelques manière parallèle dans les deux positions. De l’autre côté, le côté de l’objectivité, et de la réification, si l’on peut dire, qu’il y a chez Stravinski et qu’il y a évidemment chacun dans son langage, dans ses positions, etc., c’est ce qu’on retrouve, comme typologie dernière, dans Kafka.

C’est une hypothèse, bon. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est la référence à ce texte de Robbe-Grillet, « Humanisme, tragédie… * », etc. Je le connais, mais je crois que vous avez – si j’ai un reproche à faire – déplacé l’accent qui, dans Robbe-Grillet, était sur le thème de la tragédie. Ce que Robbe-Grillet, justement dans ce texte, voulait refuser – et ça se termine d’ailleurs d’une façon très curieuse, peut-être vous en souvenez-vous, la dernière ligne dit : « Mais peut-être l’abolition de la tragédie n’est pas possible mais… » et ça se termine avec…

P. Sollers : Pascal. C’est un pari pascalien.

E. Sanguineti : Oui, c’est une analogie, je ne sais pas…

P. Sollers : Oui, oui, il l’a dit.

E. Sanguineti : Je me demande si, en prenant maintenant cette typologie qui mène depuis Kafka jusqu’à Robbe-Grillet, l’on ne pourrait pas faire une certaine histoire, c’est-à-dire si ce qui se présente dans l’univers de Kafka sous la forme de la tragédie ne tend à se présenter dans l’univers de Robbe-Grillet sous la forme de la normalité absolue. Ce n’est plus de la tragédie, c’est la réalité tout court du monde, n’est-ce pas, c’est la position naturelle de l’homme. Il y aurait toute une série de réflexions, évidemment, à faire sur cette déchéance du côté tragique dans une certaine typologie. Alors, dans ce cas-là – je reviens encore à l’hypothèse adornienne –, ce serait très intéressant, car, lorsqu’à la limite dans Stravinski, de plus en plus, se précise une position du type néoclassiciste, il y a un univers qui est cohérent en soi-même, mais qui, dans le même temps, n’est signifiant qu’en tant que musique. À peu près, on pourrait le dire, Robbe-Grillet, c’est la vérité dernière de Kafka, c’est-à-dire qu’il mène au bout du néoclassicisme tout ce qui, chez Kafka, est représenté encore dans une manière romantique, c’est-à-dire sous la forme de la tragédie.

Je me demande, après si cet aboutissement n’est pas la dernière conséquence de certains processus, justement, d’une conscience inconsciente – vous me permettez le jeu de mots – de la réification. À la limite, une allégorie, n’est-ce pas.

Ce qui m’a paru très intéressant dans l’intervention de Mme Durry, c’et justement qu’en rompant pour un instant le cercle clos de la méditation théorique on a vu, tout d’un coup, l’effet que produit une chose comme celle-là. C’est-à-dire, il y a un lecteur, et un lecteur dit : « Lorsque je vois cette description qui rend une apparence tout à fait objective, tout à fait véritable et précise, etc., alors plus la description devient objective, plus elle prend une attitude qui devrait être véritable, plus cela donne au contraire l’impression d’un cauchemar, du côté visionnaire, lyrique », etc.

Vous parliez de la position de Planck et de ce côté que l’on pourrait nommer le positivisme de Robbe-Grillet. Ce qui est assez intéressant, c’est qu’on ne tient jamais assez compte, je crois, en parlant de Robbe-Grillet, du fait que lorsque – par exemple – il doit justifier dans La Jalousie le fait du retour en arrière, la répétition du même épisode, il prend comme justification théorique ce fait qui est très frappant que, lorsque je conte une histoire, dans la vie quotidienne, je ne commence jamais exactement par le commencement et je ne termine jamais exactement par la fin, mais je vais toujours en avant et en arrière ; c’est dire qu’il y a, chez Robbe-Grillet, une référence très forte à l’expérience commune, au réalisme dans le sens naturaliste du mot. Alors, je crois qu’il serait assez intéressant de confronter cette position avec celle de Thibaudeau qui exclut, absolument, en principe…

J. Thibaudeau : Non, non, non, je prétends au réalisme, mais comme hypothèse de travail.

E. Sanguineti : Ce que je retiens de votre exposé, c’est un point seulement : le refus de l’expérience commune.

J. Thibaudeau : Peut-être. Ce n’est pas si simple.

E. Sanguineti : Tandis que pour Robbe-Grillet, en tout cas, c’est la vérification fondamentale de la constitution de l’œuvre. Ça, c’est très important. Mais vous n’entendrez jamais Robbe-Grillet dire : « Lorsque je fais un livre sur la jalousie, je veux mettre en évidence le côté pathologique de la jalousie, je cherche quelque chose qui peut se rapprocher, de quelque manière, par l’émoi qui a tout un côté pathologique » etc., Au contraire, Robbe-Grillet dit : « La jalousie, c’est quelque chose de mesurable », et cela revient toujours à la question de l’espace contre la couleur. Il dit : « La jalousie, c’est mesurable en centimètres : je suis dans une chambre, une femme est sur le balcon, un ami est à côté de cette femme, s’il est à cinquante centimètres, je n’éprouve aucune jalousie, à trente centimètres, ça commence et à deux centimètres, je deviens fou. »

J. Thibaudeau : Oui, mais enfin, pour Robbe-Grillet, la jalousie est une façon d’écrire. Il n’écrit pas pour la jalousie.

E. Sanguineti : Non, mais ce qui est très intéressant, c’est que le fait reste que Robbe-Grillet a choisi La Jalousie, le fait reste qu’il a choisi Le Voyeur.

C. Ollier : Ce n’est pas du tout ce que dit Robbe-Grillet quand on lui demande comment il a commencé à écrire le livre. Le thème de la jalousie n’est venu que longtemps après les premières descriptions, et quand on lui demande ce qu’il a voulu faire au départ, quand il a posé son stylo sur la première feuille blanche, il répond : « Je voulais simplement décrire les gestes d’une femme se peignant », ce qu’il a fait pendant plusieurs pages. C’est longtemps après qu’a surgi, à propos de la situation particulière de cette femme, derrière telle fenêtre, dans tel angle de telle villa, un thème possible qui serait celui de la jalousie, compte tenu du fait que quelqu’un l’observait. Mais il n’y avait certainement pas au départ, chez lui, de sujet qui fût la jalousie, ou même de projet précis pour raconter une histoire.

J. Thibaudeau : Le récit n’intervient qu’à un certain moment. C. Ollier : Et je m’étonne beaucoup que vous parliez de retour en arrière, ce qui laisserait penser que vous faites une distinction entre l’histoire préexistante que voulait raconter Robbe-Grillet et, par la suite, la manière, la structure selon laquelle il l’a racontée. Il n’y a absolument pas de retour en arrière dans La Jalousie ; c’est un panorama d’émotions, le déploiement d’une obsession sans aucun repère temporel. Il n’y a que des repères spatiaux.

J. Thibaudeau : Il y a annulation des sens, enfin.

C. Ollier : Ce point est extrêmement important dans toute analyse de Robbe-Grillet.

E. Sanguineti : Sans doute. Mais il y a deux possibilités. Je considère la jalousie en tant que Robbe-Grillet écrit et, alors, c’est une anecdote ; du côté psychologique, c’est très intéressant de voir comment il connaissait, etc. Il ya une autre possibilité, c’est de regarder ce que Robbe-Grillet déclare : en effet, alors, à ce moment-là, ce n’est pas moi, c’est Robbe-Grillet qui parle de retour en arrière.

J. Thibaudeau : Oui, mais il parle après le livre, et il parle pour les lecteurs.

E. Sanguineti : Il parle, néanmoins, du retour en arrière. Le fait est que, lorsqu’il y a un épisode qui est conté plusieurs fois, comme celui de l’écrasement de l’animal sur le mur, ce fait qui revient revient justement, car on récupère – et ça, c’est pour Robbe-Grillet ou n’importe quel auteur -(j’espère aussi pour M. Ollier) une même dimension temporelle dans la conscience, c’est-à-dire que, véritablement, tout est fait, mais si je conte tout au temps présent, il y a véritablement un retour en arrière.

C. Ollier : On peut aussi bien dire qu’il n’y a aucune dimension temporelle dans La Jalousie, et ça revient au même.

E. Sanguineti : Oui, mais on peut dire tout. Mais le fait, c’est justement ce qu’il y a dans La Jalousie, c’est-à-dire que, lorsque l’animal est écrasé une fois pour Robbe-Grillet, il est écrasé une fois et une fois seulement. La répétition est dans la manière de conter ce qui va me révéler, évidemment, quelque chose de plus profond que de conter une seule fois. Mais si on demandait, à la limite, à Robbe-Grillet combien de fois cet animal a été écrasé, il répondrait : « Une. » Pourquoi contez-vous cette histoire plusieurs fois du moment que l’animal a été écrasé une fois ? Robbe-Grillet répond : « Parce que, lorsque je conte une histoire – je conte, par exemple, que j’ai tué un homme –, je ne le dis jamais une seule fois. Je conte des choses qui précèdent, qui suivent, et puis je reviens au point… »

J.-L. Baudry : Ce qui apparaît, c’est que justement cette même image apparaît toujours différemment. C’est ça qui est important. C’est ce qui montre qu’il ne s’agit pas de retour en arrière mais de « maintenant » successifs.

E. Sanguineti : De « maintenant » successifs du point de vue de la forme du conte. Enfin, je crois qu’il faut quand même distinguer ces deux points, dans le sens où Aristote les distingue lorsqu’il dit : « Il ne faut jamais commencer par le commencement », lorsqu’il loue Homère de commencer en un certain point de la guerre de Troie, et de ne pas conter toute l’histoire. Lorsqu’il y a le retour en arrière dans L’Odyssée, Homère dit : « Ça, ça c’est passé il y a un certain temps, dans une certaine succession. » Homère, dans L’Odyssée, emploie le retour en arrière. Sur ce point, je suis aristotélicien.

J.-L. Baudry : Ce qui explique votre vision, c’est que je crois que vous partez du fait que Robbe-Grillet ait voulu faire un récit. Il n’a peut-être pas voulu faire un récit, vous comprenez ? En effet, si on part du point de vue que Robbe-Grillet a voulu faire un récit, il y a effectivement des retours en arrière, mais si Robbe-Grillet n’avait pas voulu faire un récit, tout à coup, il n’y aurait peut-être pas de retours en arrière.

E. Sanguineti : Je ne me suis jamais posé une question comme ça.

C. Ollier : C’est la question primordiale à se poser à propos de La Jalousie. Il n’a pas voulu raconter d’histoire. S’il y a différentes apparitions de la scutigère écrasée sur le mur, c’est autant de réitérations, de figures d’une obsession qui ne sont absolument pas localisées dans le temps, mais uniquement dans l’espace, d’où les déformations de l’objet sur le mur. Il n’y a ni commencement ni fin dans La Jalousie. Il y a, comme en musique, plusieurs mouvements colorés de façon différente, et le thème de la scutigère, comme bien d’autres, revient comme un thème musical ou comme un élément de thème sériel, mais la notion d’histoire ou d’anecdote n’a pas à entrer en ligne de compte, à mon avis.

E. Sanguineti : Le problème que je voulais poser, c’est seulement ça. En mettant en ligne de compte que mon hypothèse soit valable, c’est-à-dire qu’il y a retour en arrière (cette hypothèse est à discuter), je me demande, lorsqu’il choisit cette structure, si ça ne revient pas à ce que disait Mme Durry, c’est-à-dire que l’écrivain adopte une certaine optique, une technique, etc. ; chez Kafka, il y a référence au rêve, à une mythologie religieuse ; chez Robbe-Grillet, cela revient au contraire à une expérience quotidienne et qui veut abolir le sens du tragique. Néanmoins, il se place dans un champ très précis, qui est celui que vous appelez de l’obsession, c’est-à-dire, cela revient à cette position-là. Ma question finale, c’est seulement ça. Par hypothèse, j’adopte une technique de ce type-là, je crois pouvoir à la limite tout décrire, je fais une phénoménologie en rapport à l’expérience commune et je dis : avec une technique comme ça, je peux décrire n’importe quelle chose. Car, dans la vérité des choses, lorsque je fais un conte, c’est fatal, je reviens en arrière… à la fin, j’ai une chance tout à fait conditionnelle, je peux seulement raconter cette petite histoire. La jalousie qui n’existe jamais comme contenu expérimental, ce n’est pas moins la forme transcendantale en tant qu’expérimentation de certains types d’obsession ou de visionnarité du seul contenu réel possible de ce type de conte. C’est ça le problème.

J.-L. Baudry : Il me paraît que si l’obsession apparaît, elle apparaît après, mais pas avant, c’est-à-dire que c’est le lecteur qui peut parler d’obsession, mais ce n’est pas le livre lui-même qui parle d’obsession.

J, Thibaudeau : Lorsque je lis La Jalousie, je ne suis pas obsédé, mais je suis émerveillé.

J’aimerais que Sanguineti nous parle plutôt de son livre, de son travail, que nous nous retrouvions d’une façon plus positive.

Pause…

M. Foucault : Je crois que la discussion en était arrivée tout à l’heure à des problèmes qui, à travers Robbe-Grillet, concernaient quelque chose qu’on pourrait appeler la morphologie du roman. Ça serait peut-être l’occasion de restituer à Faye la parole qui lui a toujours appartenu et de lui demander de nous parler de l’analogie. Ce qui au sens où il l’entend, autant que je sache, est bien un problème de morphologie.

J.P Faye : C’est un peu embarrassant parce qu’on a envie de relier les fils de tout à l’heure… Par exemple, Thibaudeau parlait de l’expérience commune et, là-dessus, j’avais envie de dire que si vraiment la mesure n’est qu’une interaction entre deux bords, deux camps opposés, à plus forte raison pourrait-on dire cela des mots, du langage. Donc un langage, fût-il descriptif, même lorsqu’il veut être très descriptif et apparemment très neutralisé, n’est jamais qu’une ligne – frontière entre des permutants en conflit, en train de tirer l’un sur l’autre. D’un côté, le but, de l’autre côté le voyant. De telle sorte que, finalement, ce qui est peut-être la ligne médiane entre l’hyperréalisme et le visionnaire, le présent et le passé, le « je » et le « il », c’est un point qui est à la fois toujours là et qui, en même temps, n’est pas saisissable, est invisible, n’est pas dans l’expérience commune ; qui – d’une certaine façon – est un point imaginaire. Mais c’est ça que l’on a envie sans doute de dire et d’attraper – ou d’« inventer ». Et, comme on ne peut l’attraper qu’au vol, on est amené à faire bouger de mille façons ce qui bouge déjà. Dans la mesure, justement, où le langage est toujours cette interférence-là, je crois qu’on est condamné à voir le réalisme s’effriter à mesure qu’il se refait.

Cela dit, puisque Foucault revient sur l’analogie, je vais tenter de l’accrocher à ce qu’on disait de La Jalousie, parce que moi, ce qui me frappe dans La Jalousie, entre beaucoup d’autres choses, c’est une construction typiquement analogique. Cela heurterait peut-être Robbe-Grillet, puisqu’il a une antipathie, semble-t-il, profonde pour le mot « analogie ». Mais qu’est-ce que c’est, l’analogie ? Cela dépend du sens où on l’entend. Si on prend le mot au sens propre, c’est-à-dire au sens qu’il a chez les Grecs – puisque c’est un mot grec –, c’est le rapport, non pas entre deux choses, non pas entre deux termes, mais entre deux rapports entre deux proportions, donc entre quatre termes. L’analogie typique, c’est : A est à B ce que C est à D. Ou bien : A est à B ce que B, lui-même, est à C. (À ce moment-là, celui qui est au milieu, c’est la moyenne proportionnelle ou, comme le disaient les vieux Grecs à Alexandrie, c’est la moyenne analogue, c’est lui qui est à l’un ce que l’autre est à lui.) Pourquoi est-ce que Robbe-Grillet, lui, s’en prend à l’analogie avec cette âpreté ? C’est que Robbe-Grillet prend l’analogie au sens habituel, c’est pour lui la métaphore, c’est la comparaison romantique, c’est le vallon de Lamartine, qui est image de la solitude ; il y a tout un vocabulaire anthropomorphique, mythologique, qui s’est accumulé, qui a déposé une sorte de sédimentation, de crasse dans le langage littéraire – et plus un langage est « littéraire », plus il porte cette crasse (le langage littéraire dans le mauvais sens du mot). Or cette crasse – c’est aussi une patine, si l’on veut – en même temps porte en elle toute une charge de moralisme ; c’est la façon que l’homme a eu de se rendre le monde plus douillet, plus humain, plus confortable. Quand il voit la forêt, il se dit qu’elle est majestueuse, et cela lui rappelle de bons souvenirs, à condition qu’il soit un peu monarchiste. Quand il voit le village qui est blotti, ça le réchauffe… C’est tout cela que Robbe-Grillet poursuit dans son article de 1958, et, comme le rappelait Sanguineti, il rattache cela à la tragédie : la tragédie, c’est aussi une façon de vouloir mettre l’homme dans les choses, là où il n’est pas du tout. Cette critique, qui était perçue par Roland Barthes déjà, est tout à fait pertinente sur son plan ; ce décrassage auquel tient Robbe-Grillet a été certainement une accélération utile de quelque chose qui se faisait déjà probablement à côté, ici ou là. Mais quand Robbe-Grillet appelle cela l’analogie, c’est qu’il prend le mot analogie au sens vulgaire. Si on le prend en son sens rigoureux, c’est alors Robbe-Grillet qui est dans l’analogie. La Jalousie me semble, à cet égard, un très beau modèle d’analogie. Il n’y a peut-être pas de personnages dans La Jalousie, il n’y a pas d’intrigue, il n’y a pas de récit, il n’y a pas de temps, mais enfin, si l’on compte sur ses doigts, il y a tout de même A., la femme, il y a Franz, qui est l’homme, il y a le regard, qui n’est nulle part, qui ne parle pas, qui dit tout, puis il y a un quatrième personnage, qui est le mille-pattes, la scutigère, qui est un personnage dans la mesure où il est…

J. Thibaudeau : Il y a aussi les nègres, il y a aussi les bananiers…

J.P Faye : Oui, mais ce sont des comparses… Je crois que le mille-pattes est beaucoup plus important. C’est comme ça que je le vois. On va raconter ce drame à quatre. Tout le temps, le brave mille-pattes, l’animal, la tache est à l’un des trois autres ce que les deux autres sont entre eux, et cela bouge tout le temps. La tache est au regard impersonnel de l’homme, du voyant (du« mari ») ce que Franz est à A., et puis, dans d’autres cas, les relations changent. Cette tache est toujours là comme l’analogon de cette marque que serait le rapport de Franz à la femme. Cela peut se discuter sous mille formes, mais ce système de l’analogie à quatre, qu’est-ce que c’est en soi ? au fond, c’est l’une des clefs de la raison, parce que, depuis Thalès jusqu’à la théorie des groupes, c’est le modèle le plus simple du groupe de transformations, de permutations. Mais c’est en même temps l’un des chiffres de beaucoup de grands romans : il y a La Chartreuse ou même des œuvres littéraires non romanesques, en commençant par Andromaque. Dans La Recherche du temps perdu, il y a tout le temps des reprises de rapports symétriques.

M. de Gandillac : Les Affinités électives de Goethe en sont un exemple frappant.

J.P Faye : C’est un texte que je ne connais pas bien… Enfin, La Recherche du temps perdu est une sorte de cascade analogique. Ce que je pourrais faire, maintenant, c’est, comme Sollers hier, rêver à des livres possibles. Des livres qui non seulement recèleraient en eux-mêmes, éventuellement, des groupes de permutants à quatre (ou plus), et où les rôles seraient les uns par rapport aux autres en état de transformation quant à certaines charnières, à certains éléments neutres, à certains points invisibles et présents. Mais, également, qui seraient entre eux en réseau. Autrement dit, à la suite romanesque, qui a été le grand œuvre du roman français, anglais ou allemand depuis La Comédie humaine jusqu’à La Recherche du temps perdu en passant notamment par Zola, et qui s’est prolongée d’ailleurs dans l’entre-deux-guerres, je me demande si l’on ne peut pas substituer, pour relayer cette grande entreprise, des réseaux de romans, des treillis de romans où les personnages pourraient être les uns par rapport aux autres en rapports analogiques. Et non seulement les personnages, mais les situations, les objets qui cadrent ces situations. À ce moment-là, les entrecroisements, qui parcourent sans cesse et l’expérience commune et l’expérience imaginaire, pourraient passer d’un univers à l’autre – étant bien entendu qu’il s’agirait de récits bien distincts. Ce qui me paraît essentiel, c’est ceci : face à cette exclusion que prononçait Robbe-Grillet il y a cinq ans, on se trouve amené à voir que l’analogie s’est décrassée et ressort, re-émerge devant nos yeux. Et il me semble que c’est en liaison avec ce que Sollers disait tout à l’heure, en aparté, et qu’il devrait peut-être dire devant tous…

P. Sollers : À propos du point aveugle… de la tache aveugle… Oui, il me semble curieux que l’on parle de La Jalousie et des livres de Robbe-Grillet depuis un bon moment, or Le Voyeur et La Jalousie ont un point commun (dans La Jalousie, c’est particulièrement visible, et peut-être que c’est visible dans toute l’œuvre de Robbe-Grillet), c’est que ces livres sont construits à partir d’un manque qui est constant. Dans l’œuvre, il y a cette tache aveugle, qui est là et qui permet, justement, à ce qui est vu d’être vu, et qui est peut-être la source de la vision analogique. C’est ce point invisible et présent dont vous parliez, Jean Pierre Faye, mais il me paraît étrange que l’on parle des livres de Robbe-Grillet d’une façon absolument plate comme on l’a fait jusqu’à maintenant, qu’on les projette, qu’on les développe, sans leur donner cette dimension verticale qu’ils ont, à mon sens – qui recoupe peut-être en effet, les phénomènes d’obsession –, dimension quand même toujours irréductible. La position de Sanguineti et la position d’Ollier à propos de Robbe-Grillet me semblent inévitables l’une et l’autre, fausse chez Sanguineti, à mon avis, lorsqu’il parle de retour en arrière – parce qu’il y a, en effet, cet élément de différence constant qu’a souligné, je crois, Jean-Louis Baudry.

J.-L. Baudry : Je voudrais demander à Sollers s’il pourrait arriver à une définition plus précise de la « tache aveugle ».

P. Sollers : Ça se définit de soi-même, enfin, c’est ce qui permet devoir.

J.P Faye : Par exemple, si l’on prend les personnages, ces quatre héros de La Jalousie, d’une certaine façon, le symétrique de Franz, c’est la tache – pas aveugle, mais la tache visible –, c’est le mille-pattes, c’est la scutigère écrasée. Si on combine les deux -Franz et la tache de la scutigère sur le mur, la tache écrasée –, si on les pense ensemble, si on les voit ensemble, on obtient justement le mari, on obtient Le Voyeur ; parce que si quelqu’un pense Franz comme une tache qui abîme le mur ou le drap, etc., c’est qu’il est le mari, c’est qu’il est « le voyeur », l’homme qui s’inquiète et voit tout cela tourner sans cesse – mais autour d’une tache aveugle, elle, parce qu’il ne dit jamais tout cela.

P. Sollers : Là, cela me semble, quand même, un espace qui est délimité, mais ce qui m’étonne aussi, c’est qu’on ne parle jamais de la position du lecteur par rapport à ces livres, qui est fondamentale ; c’est-à-dire que cet espace, cette tache aveugle, cet élément manquant, au fond, est réservé pour le lecteur. Les lectures qui sont faites de La Jalousie prouvent amplement que plusieurs lectures sont possibles, qu’elles sont peut-être toutes justifiées…

J.P Faye : Dans Le Voyeur, c’est matérialisé par le blanc entre les deux parties du livre, là où se fait le crime…

P. Sollers : Oui, c’est cela, là où ce problème de la réalité s’engloutit.

M. de Gandillac : Il manque une heure…

P. Sollers : Cette notion de manque me paraît essentielle, il faut la souligner, parce qu’elle me paraît être la morphologie même des livres, leur point de fuite. Dans les romans de Faye, par exemple, dans Battement, à part ces réseaux d’analogies très visibles, de couleurs, de sons, de saveurs, etc., ce qui est passionnant, c’est encore, là aussi, non plus cette tache aveugle, mais ce que vous appelez, Faye, la frontière – qui est en même temps très concrètement ce qui sépare les deux pays, mais en même temps cette espèce de douleur qui traverse la tête du narrateur –, et où, là encore, tout semble s’engouffrer et disparaître. Cette notion de frontière me paraît être aussi l’élément morphologique le plus important du livre. Il me semble que tout le livre s’organise autour de cela, et c’est ce qui permet justement le réseau analogique dont vous parliez. Là, nous atteindrions un point de la littérature la plus intéressante aujourd’hui, qui distingue Robbe-Grillet de Faye.

M. Foucault : Il me semble qu’il y a une cache, un point aveugle, quelque chose à partir de quoi on parle et qui n’est jamais là, c’est Robbe-Grillet. Je me demande si l’on ne pourrait pas vous interroger sur vous-même par rapport à Robbe-Grillet. Il met que cette première personne émerge*. Sollers vous a demandé ce qui est, pour vous, la limite par opposition à l’absence qui est centrale chez Robbe-Grillet ; c’est-à-dire sur la morphologie même de votre œuvre.

P. Sollers : Je voudrais insister sur cette chose interdite qui permet l’œuvre, enfin. Interdite, où tout semble converger, disparaître, et qui pourtant se redéploie et donne le livre, sans cesse. Comment la sentez-vous dans votre livre ?

J. P, Faye : C’est un tout autre secteur, mais je suis d’autant plus à l’aise pour parler de Robbe-Grillet que je le vois tout à fait du dehors ; je ne me sens pas du tout concerné directement par lui, l’ayant lu tard, « trop » tard, à un moment où un processus s’était déjà déclenché qui, à travers deux livres précédents, aboutit au livre dont vous parlez. Mais ce livre-là se rattache analogiquement aux deux autres… Dans le premier, qui est le « père générateur » des suivants, la ligne qui découpait tout le récit passait en l’entamant par l’observateur lui-même, avant même qu’il observe quoi que ce soit puisque c’était un héros qui était déjà partagé au plus intime de lui-même, qui avait été atteint par une opération de psycho-chirurgie. Or le paradoxe de cette psycho-chirurgie, c’est qu’elle avait l’air de simplifier le monde – puisqu’elle faisait du personnage, guéri en apparence par cette opération, un être insouciant, un observateur qui voit les choses en « naturel » et en « tranquille », et cependant, cette ligne départage, tout le temps, ses relations avec tout ce qui interfère, avec tous les personnages qu’il rencontre. D’une certaine façon, cela le mettait d’avance hors du jeu et faisait de lui le joueur qui est en trop, qui est un intrus, qui est fictif, qui ne joue pas vraiment, mais qui va cumuler tous les mauvais rôles, finalement, et autour duquel les rôles des autres vont changer, de sorte qu’à la fin c’est lui qui assumera sans doute les inculpations des autres. À la fin, il est tout à fait neutralisé, il n’est même pas mort, il est condamné d’avance parce qu’il est enserré dans toutes les preuves qui se sont tracées autour de lui, à la fois sous ses yeux – devant des yeux qui observaient très lucidement tout ce qui se passait – et, en même temps, sans qu’il y participe, sans qu’il s’en inquiète. De sorte que le réseau s’était fait, à la fois, de façon évidente et inaperçue.

P. Sollers : Ce qui me frappe – pour reprendre cette espèce de point aveugle – c’est, par exemple, dans le livre de Foucault sur Roussel, comment, à partir de l’étude du langage de Roussel et en utilisant ce point – ce que vous appelez la mort, en somme – vous obtenez quelque chose du même ordre.

M. Foucault : Peut-être pourrait-on demander à Thibaudeau et à Baudry de parler de la morphologie de leurs œuvres.

J.-L. Baudry : Je pourrais peut-être dire d’abord que, par rapport à Robbe-Grillet, ce qui m’a toujours intrigué, c’est le fait qu’on a constamment l’impression qu’il y a une conscience qui vit quelque chose, qui subit quelque chose et que cette conscience ne prend jamais conscience d’elle-même, qu’elle ne prend jamais conscience de ce qu’elle subit. C’est-à-dire que tout se déroule parfois comme sur un plan cinématographique et qu’on n’en arrive jamais, si vous voulez, à une sorte de réflexion. C’est un premier point que je ne voudrais pas trop développer, mais qui m’a d’abord frappé.

Je pense qu’on pourrait, par rapport au problème de l’analogie, parler de la métaphore. Il me semble qu’il ne serait peut-être pas mauvais de parler de la métaphore et du fait qu’un certain nombre d’écrivains se soient méfiés à ce point-là de la métaphore.

P. Sollers : Est-ce que l’évacuation de la métaphore ne fait pas justement d’un livre qui en contient aussi peu que possible lui-même une énorme métaphore par une sorte de paradoxe ?

M. Foucault : Peut-être que le langage du monde est une métaphore.

J.-L. Baudry : Je lançais un problème, mais enfin je ne vois pas comment il est possible, personnellement, de se passer de la métaphore. Il me semble que la métaphore joue un peu le rôle de l’analogie, c’est-à-dire qu’elle établit un rapport autour d’un « X » inconnu et qu’il s’agit toujours de définir plus précisément ; en ce sens-là, il me paraît que c’est se priver d’un moyen d’expression très important. C. Ollier : Oui, mais ce n’est que contre une seule catégorie de métaphores que s’élève Robbe-Grillet.

P. Sollers : En somme, il veut que l’on fasse de bonnes métaphores.

C. Ollier : Il s’élève contre toutes les métaphores qui impliquent une prise de possession confortable de l’homme sur le monde, absolument pas contre les autres.

P. Sollers : Dans « Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales… », est-ce que cela vous paraît être possible ? C’est tout à fait le contraire du confort ?

C. Ollier : C’est quand même un confort, c’est une appropriation confortable du monde par le langage. C’est pour cela qu’il s’est élevé si vigoureusement contre toutes les métaphores qu’il a appelées « humanistes », plus ou moins justement.

J.-L. Baudry : Il reproche à la métaphore d’aboutir toujours à une sorte d’anthropocentrisme. C. Ollier : Il y a derrière tous les romans de Robbe-Grillet un arrière-plan presque métaphysique qui met en question les rapports de l’auteur avec le monde. Il estime que ces rapports ne sont plus actuellement des rapports d’appropriation, ce qu’ils étaient durant ce qu’il appelle la période classique du roman des cent cinquante dernières années. Il constate une brisure totale entre le monde, d’un côté, l’homme, donc l’écrivain, de l’autre, et, pour essayer d’analyser cette cassure, d’en prendre la mesure, il lui a semblé que l’opération clinique la plus simple et la plus immédiate consistait à purger la littérature, à purger l’écriture de toutes les métaphores anthropomorphiques qui, sans cesse, réintroduisaient cette notion d’habitabilité du monde. Le monde lui apparaît comme fondamentalement inhabitable, il essaye de comprendre pourquoi, c’est la raison de ses livres, à mon avis. Il faut bien voir l’arrière-plan sur lequel son écriture se détache. Il faut voir les significations des analogies chez Robbe-Grillet. Ce que disait Jean Pierre Faye des quatre personnages de La Jalousie est très intéressant, et probablement très juste bien que la scutigère, pour moi, fasse partie de l’espace et ne soit pas un personnage, mais elle peut aussi s’analyser comme personnage. L’analyse est une première étape, la seconde est la suivante : qu’est-ce que cela signifie ? Quels sont les rapports que Robbe-Grillet veut établir entre lui et le monde, les rapports nouveaux qu’il veut établir entre l’homme et le monde, c’est de cela qu’il s’agit. Il ne s’agit pas vraiment d’écrire, au fond.

M. Foucault : Vous m’avez dit, tout à l’heure, Claude Ollier, que vous aimeriez parler de ce qu’est pour vous le roman, de ce que c’est que d’écrire un roman. Vous ne pensez pas que ce serait le moment de le faire ?

C. Ollier : Je ne pense pas, actuellement, avoir d’idées très claires sur la question. J’essaye de comprendre ce que j’ai fait depuis quelques années et cela reste bien obscur. Je m’aperçois que tout tourne autour de la notion d’événement et de signe. Les événements, les apparitions sont-ils des signes ? n’en sont-ils pas ? Ces signes se réfèrent-ils à un monde préexistant, à un document, à un parchemin à déchiffrer ? ou ne se réfèrent-ils à rien du tout ? S’ils se réfèrent à quelque chose, ce quelque chose, ce monde qui peut-être existe est-il cohérent ? Il me semble que ce que j’ai écrit tourne autour de cela, mais ce n’est pas sûr, je n’ai pas encore assez de recul. Une dernière question serait : quelle valeur positive cette triple interrogation présente-t-elle littérairement ? quelle valeur positive nos livres peuvent-ils fonder ? Je ne le sais évidemment pas. Mais, pour moi, cela tourne autour de la notion de signe, de signification, relativement à un monde qui existe peut-être, et lequel ? En tout cas, il me semble que j’essaye d’en imaginer un pour le comparer à l’autre, et peut-être qu’il surgirait une réalité tangible de leurs relations. Peut-être aussi que ni l’un ni l’autre n’existent, mais que la relation existera. Tout cela, bien sûr, est à mettre au futur.

M. Foucault : Je ne regrette pas, au fond, à propos de la métaphore, de vous avoir posé cette question que nous avions évoquée tout à l’heure, parce que je crois qu’on arrive là à quelque chose qui devait être fatalement – au milieu de notre débat – effleuré et qui est le problème du signe. Il me semble, cela dit d’une façon très empirique, que toute une littérature qui a eu une prétention humaniste, aussitôt après la guerre, depuis 1945 jusqu’à 1955 peut-être, a été essentiellement une littérature de la signification. Qu’est-ce que signifie le monde, l’homme, etc. ? De même qu’il y a eu, correspondant à cela, une philosophie de la signification – dont Merleau-Ponty a été le représentant. Et puis, voilà que maintenant surgit quelque chose qui est étrangement différent, qui est comme résistant à la signification, et qui est le signe, le langage lui-même. Je me demande si pas mal de questions qui ont été posées ici n’étaient pas soulevées par des difficultés intérieures à ce problème du rapport entre ce que l’on a appelé – depuis une certaine phénoménologie les significations et ce qu’on est en train de découvrir maintenant comme le champ du signifiant et du signifié, le domaine du signe. Peut-être pourrait-on parler de cela ?

J.P. Faye : Il y a un paradoxe qui m’a toujours frappé. Robbe-Grillet a été pensé, pour la première fois, de façon critique et de façon très profonde et pénétrante par Barthes – qui est un des théoriciens du signe et de cette relation signifiant-signifié, un de ceux qui ont introduit dans la critique littéraire cette opposition du signifiant et du signifié, héritée de Saussure et de la linguistique structurale. Or, Robbe-Grillet, lui-même, au contraire, a tenté d’évacuer le signifié de son univers romanesque. Ce n’est pas par hasard. Cela semble, apparemment, contradictoire. Mais cette neutralisation du signe, de la signification du monde, chez Robbe-Grillet, c’est justement une sorte de tabou, d’expérience préliminaire, de nettoyage qui dessine une toile de fond, sur laquelle l’imminence du signe devient particulièrement menaçante et inquiétante. Il y a un renversement singulier chez Robbe-Grillet. Robbe-Grillet a donc voulu déshumaniser le monde des choses pour le rendre inconfortable et s’épargner cette trop facile habitation par l’homme…

C. Ollier : Non, pour le rendre inconfortable.

J.P. Faye :… pour le rendre à son inconfort véritable, pour le montrer comme il est, c’est-à-dire pas du tout accueillant pour l’homme et pas du tout préparé pour l’homme et très étranger, très extérieur. Or, à force d’accroître cette distance homme-chose, il est arrivé dans Le Labyrinthe* à une présentation où l’observateur est curieusement immunisé. Dans Le Labyrinthe, le voyant n’est plus un homme qui a tué, comme dans Le Voyeur, ce n’est plus un potentiel mari, un mari virtuel, c’est à la fois un narrateur et un soldat. L’impression initiale, c’est celle d’un narrateur absolument immunisé, une sorte d’« Ego » pur et husserlien. Le côté vulnérable de l’observateur n’est présenté que tout à fait à la fin. L’oscillation du voyant-qui-est-visible, de celui qui manipule et qui peut être manipulé se passe sur une fréquence tellement longue qu’elle est à peine saisissable. C’est en cela, il me semble, qu’elle s’oppose au livre d’Ollier. Dans Le Maintien de l’ordre, au contraire, à chaque instant, celui qui voit est vu, à chaque instant, celui qui peut se défendre peut être abattu – donc, il est déjà virtuellement descendu (au sens le plus matériel). Il y a une sorte d’écart croissant entre l’univers du Labyrinthe et l’univers du Maintien de l’ordre. Peut-être est-ce en raison de cet écart que Ricardou s’est senti mal à l’aise.

C. Ollier : Ce qui gênait surtout Ricardou, c’est que j’aie donné l’impression de raconter une histoire qui préexistait au premier geste de l’écriture. Il a pris mon livre pour un roman traditionnel, et même pour un roman « engagé » du type sartrien – ce qu’il a évidemment trouvé scandaleux.

P. Sollers : Ce qui est curieux, dans Le Labyrinthe, c’est que le premier mot du livre est« je » et le dernier est« moi ». Je crois que c’est Morissette qui parle du Labyrinthe en le réduisant à une simple allégorie du livre lui-même. On pourrait presque dire que tantôt l’un des protagonistes de ce dédoublement principal est écrit et que tantôt il écrit. En somme, c’est cela qui me paraît être le centre du livre lui-même. Tantôt le narrateur est écrit – et, à ce moment-là, il devient le soldat qui est projeté dans l’espace qui est celui du récit et tantôt il écrit – et, à ce moment-là, il est retiré dans cette chambre immunisée qui est celle de la pratique au fond du langage.

C. Ollier : Mais il me semble que, dans Le Labyrinthe, il y a un dédoublement de la subjectivité au niveau de l’auteur, et non du personnage. Cela indique un enfoncement dans la subjectivité créatrice qu’on retrouve ensuite, très prononcé, dans Marienbad* et dans L’Immortelle**. C’est un enfouissement progressif dans la subjectivité créatrice. Alors que peut-être, à l’origine, le projet de Robbe-Grillet était de sortir de cette subjectivité.

J.P Faye : Quand il parlait de ses romans, il parlait d’objectivité, et quand il parle de films, il parle de subjectivité.

C. Ollier : Il a commencé dans la pure subjectivité à partir du Labyrinthe, je crois. Quant au mot « objectal », c’est Roland Barthes qui l’a employé, ce n’est pas Robbe-Grillet. Il prête à pas mal de confusions. Maintenant, Robbe-Grillet insiste sur la subjectivité généralisée de ses œuvres. Mais, au départ, il est possible qu’il ait voulu faire autre chose, et La Jalousie serait le point de rencontre de ce qu’il aurait réussi de mieux dans son projet, et aussi le commencement d’une chute dans la double subjectivité, dont on voit l’aboutissement dans L’Immortelle.

M, de Gandillac : Peut-être pourrait-il être question d’autres écrivains que de Robbe-Grillet. Nous l’aimons beaucoup, mais enfin…

M. Foucault : Est-ce que l’on pourrait demander à l’un de vous ce qu’est pour lui le problème du langage, puisque c’était à propos de la métaphore que cette discussion s’est amorcée ?

P. Sollers : À propos de la métaphore, et pour en venir à Breton, il a toujours insisté sur l’importance de la métaphore et il s’est violemment élevé contre Fourier et Toussenel, qui, dit-il, ont vainement préféré à l’usage de la métaphore celui de l’analogie préfabriquée. La différence entre la métaphore et l’analogie, c’est, pour Breton, celle « qui sépare le haut vol du terre à terre ». On pourrait trouver la même défense de la métaphore chez Hugo, par exemple, dans le William Shakespeare, où il explique pourquoi – même à l’époque – il y avait toute une catégorie de personnes qui prétendaient qu’il ne fallait absolument pas employer des métaphores ; le grand poète était Chénier, parce qu’il n’employait pas de métaphores, de comparaisons – ou bien, Juvénal était rejeté au « fumier romantique » parce qu’il employait des métaphores ; ou bien la Bible était, elle-même, rejetée au fumier parce qu’elle était toute dans le mot« comme » pour un professeur de l’époque. Même dans Lautréamont, on pourrait trouver une très belle défense de la métaphore en tant, dit-il, qu’« aspiration vers l’infini ». Et Baudelaire, dans une lettre à Toussenel*, justement, oppose à l’analogie du type Fourier l’« universelle analogie » où entrerait sans doute la métaphore.

M. Foucault : Mais, est-ce que je pourrais vous demander ce qu’est pour vous la métaphore ?

P. Sollers : Ce qui m’a alerté, avant tout, c’est que la contestation de Robbe-Grillet se soit portée sur la métaphore ; comme s’il y avait un scandale particulier à ce que la métaphore soit mauvaise…

Changement de bobine…

M. Foucault : Si je comprends bien, je crois que, pour Robbe-Grillet, la métaphore a été expurgée, pas tout à fait rendue « tabou », dans la mesure où il la concevait comme un certain rapport du sujet écrivant au monde. Métaphoriser, c’était s’approprier le monde, comme si la métaphore était entre le sujet écrivant et le monde – alors que la métaphore, c’est une structure intérieure au langage. Par conséquent, je crois que la liberté que vous redonnez à la métaphore, dans vos textes, c’est cette redécouverte que finalement les figures du langage ne peuvent se comprendre qu’à partir du langage et pas du tout à partir du monde.

P. Sollers : Absolument. C’est tout à fait fondamental.

M, Foucault : Est-ce que quelqu’un, dans le public, voudrait poser une question ?

E. Sanguineti : Je ne veux pas enlever la parole au public, mais, à propos de la métaphore, je me demande si l’on ne pourrait pas faire l’hypothèse que la métaphore soit le côté historique du langage. Dans la mesure où, dans le cas de Robbe-Grillet, on a ce refus de la métaphore, on a, je ne dis pas le refus de l’histoire, ce serait trop simpliste, mais au moins le refus d’une très précise position historique. Le langage est tellement figé dans certaines métaphores, qui conditionnent tellement dans une perspective historique, que, si l’on veut sortir d’une projection désormais tout à fait figée, inexpressive, il faut abolir la métaphore. C’est évidemment impossible, même si on limite la chose au côté humanisant, car, à ce moment-là, on propose d’autres métaphores. Je suis aristotélicien. Or, pour Aristote, la métaphore, c’est le sens de la poésie. À ce moment-là, lorsque je fais la proportion qui est la base (A-B comme C-D) de la métaphore, le langage prend sa responsabilité, j’établis des liaisons. Je voudrais savoir de Sollers dans quel sens il dit que la métaphore est intérieure au langage, et non pas un rapport. Si j’analyse le langage en tant que tel, je ne trouve aucune métaphore ou, comme vous disiez tout à l’heure, tout est métaphore, ce qui revient au même. Je ne comprends qu’une métaphore est une métaphore que lorsque j’établis une relation, non entre les mots, mais entre signifiant et signifié, c’est-à-dire lorsque j’entre dans l’histoire ; si la métaphore se consume, ça veut dire que ce n’est évidemment pas intérieur au langage – lorsque je dis « la tête du train », j’emploie une métaphore, la tête est au corps humain comme la locomotive est au train, mais à ce moment-là je fais un choix, et ce choix, c’est moi qui l’ai fait ; mais ça se consume, c’est-à-dire qu’à la limite, lorsque je dis « la tête du train », je ne pense aucunement à une tête d’homme, c’est l’humanisation contre laquelle proteste Robbe-Grillet. C’est le refus de la tragédie, comme je le disais tout à l’heure.

Ce qui me frappe, c’est que, chez Kafka, c’est la même chose. Car, même dans le langage de Kafka, sans être théorisé, il y a le refus de la métaphore. Ce qui me frappe encore c’est que – et c’est cela toute la différence – néanmoins il y a de la tragédie. Quelle est la différence ? Je crois que c’est dans le point aveugle. Pour Kafka, le point aveugle est bien signifiant, il signifie quelque chose par rapport à quoi j’établis toujours une référence. Je sais, même si cela n’est pas déclaré, même si j’ai beaucoup de doutes sur l’identification définitive particulière, je sais exactement ce que c’est. Tandis que, dans Robbe-Grillet, je ne le sais pas, ni Robbe-Grillet non plus, ni personne. Qu’est-ce que la tache sur le mur ? C’est le point mort ; ce n’est pas dit, absolument. Mais ce que c’est, on ne le sait pas. Pourquoi le nouveau roman emploie-t-il tellement volontiers la forme du policier ? Il y a aussi, dans les romanciers anglais, beaucoup de théorisations sur la forme du policier ; Kafka, c’est tout à fait policier ; si je prends Le Procès, je me demande tout de suite qu’a donc fait cet homme pour être arrêté, ou quelle est l’erreur qui conduit à cette arrestation ? Je lis tout le roman et je ne l’apprends pas, je ne peux pas l’apprendre. Mais la technique avec laquelle je procède est celle du roman policier. Je m’attends toujours à découvrir quel est le crime. Si je prends la théorie de Ferguson sur les drames modernes, je vois qu’il aurait fait à peu près cette histoire : il découvre, par exemple, que l’Oedipe de Sophocle est un drame policier – il y a le type qui a commis le crime et qui ne sait pas qu’il l’a commis, tout le drame se déroule dans la mesure où je sais, où le public sait, les autres ont conscience de la chose, mais le héros justement ne le sait pas. Je crois qu’il y a une analogie frappante, car la forme sublime de la tragédie, c’est Oedipe roi ; c’est la forme soit policière, soit tragique – qui est le mot de Robbe-Grillet –, qu’on trouve dans Le Procès ou même dans Le Château ; mais, lorsque j’arrive à Robbe-Grillet, je me trouve évidemment en présence de quelqu’un qui emploie exactement le même système, avec les mêmes réductions du point aveugle, l’abolition des métaphores, la déshumanisation de l’appropriation du réel ; seulement, il n’y a plus de tragédie, car ce qui manque – et ce n’est pas moi qui le dit, c’est Ferguson –, dans ce cas-là, c’est le sacrifice pour la collectivité ; ce qui veut dire que la véritable forme de la tragédie, c’est le fait qu’Oedipe a commis le crime, qu’il s’est sacrifié pour la cité, comme dans l’Hamlet de Shakespeare, où il faut découvrir le malaise qui règne dans le royaume de Danemark, et, lorsque le héros se sacrifie, lorsqu’il meurt à la fin, le malaise est fini comme la peste dans Thèbes. Tandis que, dans Kafka, on voit bien le passage ; il n’y a pas de conclusion dans Le Procès mais, à la fin du Procès, le héros est tué ; il dit une phrase qui est très significative : « Il meurt comme un chien » ; cette mort n’est plus la rédemption, c’est véritablement quelque chose qui est absolument insignifiant. On pourrait dire que c’est pour en finir que le héros meurt comme un chien. Dans Kafka, il y a l’ambiguïté fondamentale – et c’est toujours un passage de l’ordre social à la subjectivité, c’est-à-dire que K. est évidemment Kafka, de la même manière que Kafka joue lorsqu’il écrit La Métamorphose ; il y a Samsa qui est la transcription de Kafka, il y a K., etc. ; c’est-à-dire que le héros ne peut plus être la victime rédemptrice dans la mesure où il est l’écrivain, c’est un moi tout à fait privé, le sacrifice n’est signifiant que comme allégorie.

Je ne pose pas ici le problème très complexe des rapports métaphoreanalogie-allégorie, mais ce qui est évidemment, c’est que l’Oedipe roi n’est pas une allégorie, que Hamlet n’est pas une allégorie, mais que Le Château et Le Procès sont des allégories, véritablement. Lorsque j’arrive à Robbe-Grillet, j’ai une allégorie de rien, c’est-à-dire que je me trouve devant quelque chose qui évidemment doit avoir une signification, mais qui n’a pas une signification qui puisse être rapportée au réel. La déshumanisation, le refus de la métaphore, c’est le refus de l’histoire dans ce sens-là. Dans le sens où il y a une histoire tragique possible – c’est-à-dire une victime qui rachète le monde –, mais, à ce moment-là, le moi de l’écrivain prend toute la place, il est son regard, il est au-delà des choses, avec toutes les ambiguïtés possibles, mais le dernier lien qui était dans le passage de Kafka, c’est-à-dire que le héros est identifié avec le sujet, mais maintenu en quelque manière également distinct ; K., c’est Kafka, mais pas tout à fait, c’est-à-dire que c’est une allégorie – moi je suis une allégorie pour le monde –, et alors on peut lire, dans le même sens, aussi bien le Journal de Kafka que l’un de ses romans, car c’est toujours la même histoire. Chez Robbe-Grillet, évidemment, il n’y a pas de journal possible.

J. Tortel : À un moment donné, il me semblait avoir envie de dire quelque chose, au moment où Sanguineti commençait à parler de la métaphore, et puis ensuite, vous avez parlé de tout autre chose et je ne sais plus du tout… Mais je crois me souvenir. C’est au moment où vous avez donné l’exemple d’une métaphore, une métaphore figée, « la tête du train », vous auriez pu dire « la feuille de papier ». Vous avez dit, je crois, « je choisis tout de même ». Il a été parlé de la métaphore comme d’une entité. Au moment où vous dites « la tête du train » ou « la feuille de papier », vous ne choisissez plus. La métaphore est entrée dans le langage commun, dans le langage figé, elle n’est plus une invention verbale. Tandis que la métaphore que vous choisissez, c’est la métaphore que vous inventez, c’est la nouvelle métaphore, c’est celle qui n’a jamais été dite, ou qui n’a jamais été dite exactement sous cette forme, c’est, si vous voulez, la métaphore poétique. Il me semble que, quand on parle de la métaphore, il faudrait distinguer ; il y a des métaphores entièrement ancrées dans le langage, on ne sait même plus que ce sont des métaphores – la feuille de papier, le jour se lève –, et des métaphores dont on sait encore un peu qu’elles sont des métaphores, et ce sont très probablement ces métaphores qui furent inventées, mais qui ont été affadies, répétées, adoucies, confortabilisées, etc. Ce sont peut-être celles-là contre lesquelles s’élève Robbe-Grillet, je n’en sais rien, mais enfin il me semble que ce doit être contre celles-là.

Quant à la métaphore qui réinvente le monde, et qui le réinvente pour son propre compte et avec le risque absolu de ne rien dire, contre celle-là, il me semble qu’il est impossible que l’on puisse s’élever. Si l’on s’élève contre celle-là, maintenant, il est certain que le langage de Robbe-Grillet est un langage plat, au sens où Sollers, tout à l’heure, employait le mot « plat », comme le plat de Valéry. Je comprends très bien que la métaphore étant devenue, à un moment donné, envahissante à un point extraordinaire – c’est devenu l’image surréaliste, c’est devenu le langage lui-même –, je comprends très bien qu’il y ait eu cette espèce de réaction que nous avons plus ou moins tous – car le poète actuel fait la poésie avec beaucoup moins d’images qu’il y a vingt-cinq ans. Et alors là, je crois qu’il faudrait entreprendre une histoire de la métaphore, une anatomie de la métaphore ou une psychose de la métaphore, car, enfin, la question de la métaphore se pose depuis que la littérature existe. Rappelez-vous Boileau, quand il s’insurge contre les mauvais poètes :


… Huer la métaphore et la métonymie

(Grands mots que Pradon croit des termes de chimie)…

Le problème de la métaphore, ce n’est pas un problème actuel. Il est actuel parce qu’il est perpétuel, et ce n’est pas un problème différent de ce qu’il était chez Baudelaire et chez Boileau.

M. Pleynet : Je suis surpris de la différence que Sanguineti établit entre le monde des signes et le langage. Je voudrais aussi faire remarquer que, lorsqu’il dit « la tête du train », en réalité il ne choisit pas. Binswanger dit justement dans Le Rêve et l’Existence* que, lorsque nous employons certaines métaphores dans le langage courant, nous ne les choisissons pas. Lorsque nous accusons, par exemple, une rupture avec autrui, nous disons « j’en suis tombé des nues » ; alors nous ne choisissons pas la métaphore, nous sommes la métaphore. Cela me paraît assez important, et cela me paraît contester ce que disait Sanguineti à propos…

J. Tortel : Je voudrais ajouter autre chose. Je pense qu’on est d’accord, que nous ne choisissons plus, que nous ne pouvons plus choisir parce que la métaphore est devenue langage figé, elle est devenue langage qui ne nous appartient plus, langage qui est de la monnaie.

J.-L. Baudry : Elle n’est pas langage figé…

J. Tortel : Si nous la repensons vivement, elle reprend toute sa nouveauté. Disons par exemple « le jour se lève », et, comme disait Breton : « Songez à cette expression, je vous prie », songez à ce que veut dire « le jour se lève ».

E. Sanguineti : Je suis parfaitement d’accord qu’il faut faire l’histoire de la métaphore, car justement je disais : « La métaphore est le seul côté historique du langage » ; pour moi, à la fin, la métaphore, c’est le langage. Je me suis mal expliqué, peut-être, mais lorsque j’ai dit que je choisis toujours c’est que, tacitement, sans le dire, je fais l’apologie de Robbe-Grillet. Car la découverte par Robbe-Grillet (ou par Kafka, bien davantage, évidemment) du refus de l’analogie humanisante, c’est la découverte que le langage n’est jamais innocent en ce sens que, si j’emploie – sans choisir – la métaphore connue qui me rend habitable le monde, je crois ne pas choisir, je crois donner l’image véritable du monde, tandis que, pour dire une vérité, jusqu’à un certain point, il est absolument nécessaire de refuser le langage tel qu’il s’est bâti historiquement.

J. Thibaudeau : Il faut aussi se servir du langage…

E. Sanguineti : Mais oui, évidemment, il faut créer une autre métaphore. J. Thibaudeau : Il faut remettre la même métaphore en situation…

E. Sanguineti : Mais la remettre en situation cela peut vouloir dire deux choses : ou bien ce que je fais maintenant – si vous permettez –, c’est-à-dire réfléchir sur la nature de la métaphore, faire l’histoire de la métaphore et de sa signification, etc., ou bien, si je suis en train d’écrire un livre, refuser, par exemple – c’est une solution, c’est la solution Kafka –, la métaphore en tant que telle. Dans cette mesure, il est fatal que, lorsque je refuse la métaphore, j’emploie l’allégorie.

P. Sollers : Ou l’allusion…

E. Sanguineti : L’allégorie. C’est le problème.

Je voudrais reprendre le point de départ de Jean Pierre Faye, c’est-à-dire l’opposition Proust-Kafka. D’un côté, soit chez Proust, soit chez Joyce, on voit que tout devient métaphore ; à la limite, j’obtiens un work in progress où il n’y a plus le langage, sinon sous la forme de la métaphore : tout est métaphore de tout. Le livre s’est constitué dans la mesure où il provoque dans le temps cette réaction limite, c’est le devenir, et c’est la grande image du flux universel de la chose ; c’est si vrai qu’à la base de la construction de work in progress, c’est-à-dire au fond de la conception de l’histoire au sens moderne du mot, donc du flux perpétuel, on trouve la grande image fondamentale de l’eau : tout coule ; il s’agit bien d’une métaphore. Vous voyez que, dans Proust, cette hyperbolique construction métaphorique revient soit dans le langage, soit dans les choses ; c’est-à-dire que, jusqu’à un certain point, il y a une crise dans l’équilibre de la métaphore telle que la tradition de l’expérience commune de la société l’avait constituée ; d’une part, il y a un refus de la réalité, car la réalité est toujours transformable en métaphore…

M. Pleynet : Qu’est-ce que c’est cette réalité ? Quelle différence faites-vous entre ce monde de signes et le langage ? Qu’est-ce que cette réalité qui n’est pas un langage ?

M.-J. Durry : Je ne vous comprends pas quand vous dites que c’est le refus de quelques chose que la société a constitué ; mais non ! l’univers de Proust, c’est encore un univers symboliste, symbolique, c’est dans ce sens-là également, je pense, que l’analogie est refusée, le sens d’un microcosme, macrocosme, c’est cela qui est refusé, mais la métaphore, c’est aussi autre chose. Ce dont on ne peut pas se passer.

E. Sanguineti : Je veux seulement recourir à un exemple pour expliquer ce que j’essaie de faire, depuis un moment, sans toutefois y parvenir. Soit « la tête du train ». C’est l’exemple donné, je peux, à la limite, refuser l’image et dire seulement c’est la locomotive. Ça, c’est l’opération Robbe-Grillet. Si cette opération – qui est assez banale en ce sens, si l’on veut – devient systématique, elle n’est plus ni banale, ni simple. Quand je donne une image très conditionnée, très établie, très cohérente du monde, je pose alors, pour simplifier, que la réalité, c’est la tête du train – réalité, cela veut dire le milieu social dans lequel j’habite, je ne connais que cette réalité. De l’autre côté, je prends la tête du train, je lui donne des cheveux, je lui donne des yeux, etc. Ce sont les deux processus fondamentaux pour refuser la tête du train. Si, pour moi, le problème de la métaphore se pose aujourd’hui, il ne se pose que de cette manière. Je ne peux et ce sera ma myopie – que le comprendre à partir de cela : la tête du train : d’un côté, les cheveux, et, de l’autre, la locomotive. M, Pleynet : Alors, nous ne pouvons pas nous comprendre.

M. Foucault : Peut-être pouvez-vous nous dire, exactement pourquoi vous ne pouvez pas le comprendre.

M. Pleynet : Parce que, depuis le début de cette décade, il a été question de réalité. Sollers a lu un texte, on a ensuite beaucoup parlé de réalité autour de ce texte, puis on a fait une différence ; comment faites-vous passer la réalité dans le langage ? Je voudrais bien savoir comment ceux qui se posent des questions sur la réalité parviennent à la trouver ailleurs que dans le langage, et comment ils vont me le dire. S’il y a une réalité hors du langage, je voudrais bien savoir où elle s’exprime, comment elle s’exprime et où est-ce que je vais la trouver ?

M.-J. Durry : Peut-être qu’un sourd-muet n’a pas l’impression de la réalité.

M. Foucault : Je crois que l’exemple du sourd-muet n’est tout de même pas pertinent parce que, malgré tout, nous vivons dans un monde de signes et de langage, c’est précisément cela, je crois, le problème. Pleynet considère, et un certain nombre, je crois, d’entre nous, moi-même après tout, que la réalité n’existe pas, qu’il n’existe que le langage, et ce dont nous parlons, c’est du langage, nous parlons à l’intérieur du langage, etc. Je crois que, pour Sanguineti, le langage est un phénomène historique, social, dans lequel les choix individuels peuvent s’opérer, choix qui renvoient à une histoire, choix qui renvoient à un style, etc.

E. Sanguineti : Je veux dire seulement à Pleynet que, pour la réalité du train, je n’ai pas d’autre expérience à suggérer – et c’est peut-être une allégorie – que celle même qui remettait en cause Joyce dans Ulysse lorsqu’il décrit la promenade de Stéphane sur la plage, et où il est question du visible et de l’invisible. Alors, comment vérifier la réalité du mur ? En se cognant la tête contre lui…

M. Pleynet : Jusqu’à un certain point.

E. Sanguineti : Jusqu’à un certain point, c’est cela qui m’intéresse. Lorsque je donne un grand coup – un petit coup, c’est mieux – avec la tête contre le mur, je ne peux prendre conscience de ce phénomène très simple, mais très fondamental, qu’en me le vérifiant à l’intérieur du langage.

M. Pleynet : Vous pensez qu’une machine lancée contre un mur affronte la réalité, que cette locomotive, lancée contre une autre locomotive, et dont les chauffeurs ont sauté entre-temps, que ces deux locomotives affrontent la réalité ? qu’elles sont brusquement conscientes de la réalité ?

E. Sanguineti : Conscientes… c’est évidemment trop, mais les locomotives… Je ne crois pas qu’il n’y a pas de réalité, je crois en la réalité, je suis matérialiste…

M. Foucault : Mais nous aussi. Je suis matérialiste, puisque je nie la réalité…

E. Sanguineti : Des deux locomotives qui se rencontrent, je ne sais rien, si je ne vois ou si je n’apprends, de quelque manière, le fait de rencontre des locomotives…

J.-L. Baudry : Vous voulez dire, si cet événement ne passe pas dans le langage.

E. Sanguineti : Oui, à la fin, au moins dans la condition historique où nous vivons. Je ne sais pas si le primitif faisait beaucoup de réflexions sur les animaux qu’il allait tuer, mais lorsque homo sapiens intervient, alors commence ce bric-à-brac du langage. Lorsque cela commence, c’est fini, c’est-à-dire que je commence à métaphoriser. Même pour Vico, dont justement je parlais, car c’est le point de départ de la vision du monde de Joyce, il y a identification du poétique avec la métaphore, comme chez Aristote. Le langage est poétique dans la mesure où il est métaphorique. Ce qui est bien plus intéressant, c’est que chez Vico cela devient conditionné historiquement, c’est-à-dire que, pour lui, la poésie est destinée à finir, car survient ensuite l’âge de raison, pour tous les hommes, soit individuellement, soit dans le découlement historique des nations ; alors, à ce moment-là, la métaphore finit, la poésie finit.

M. Pleynet : Ce n’est pas la métaphore qui est conditionnée pour Vico, me semble-t-il, mais la poésie.

E. Sanguineti : Pour lui, c’est exactement la même chose.

M. Pleynet : Ah ! mais je crois que non.

M. Foucault : Nous sommes là, je crois, au cœur même d’un débat assez important et il me semble qu’il y a un domaine – la culture – où le problème du signe matériel a été abordé avec des techniques qui sont (on peut le dire si la métaphore, elle-même, n’est pas absurde) en avance sur ce que la littérature et la philosophie ont pu faire – c’est le domaine de la musique. Maurice Roche ou Gilbert Amy pourraient-ils nous dire si, pour eux, dans l’utilisation de ce qu’on appelle le langage musical, dans l’utilisation qu’ils en font, il n’y a pas quelque chose qui pourrait répondre, correspondre aux problèmes qui ont été évoqués par les romanciers ?

G. Amy : Oui, je crois, dans une certaine manière, mais je n’ai pas vu, à ce propos, l’analogie durant ce débat.

M. Foucault : Si je comprends bien le débat tel qu’il s’est à peu près déroulé, il me semble que la thèse de Sanguineti consiste à dire qu’il y a eu, à un moment donné, liaison entre un certain langage – qui était essentiellement métaphorique – et, d’autre part, une certaine perception tragique ; maintenant – et c’est ce que Faye a bien voulu dire – nous avançons vers un monde d’universelle analyse où la métaphore comme telle n’a pas une place particulière, n’est pas la ressource du langage, mais que le langage se découvre comme milieu universel d’analogies avec tout un système de répercussions, de structures qui se retrouvent, se modifient, etc. et ce monde-là est pour vous un monde non tragique, donc non signifiant, donc insignifiant.

E. Sanguineti : J’ai dit seulement ceci : je faisais une constatation historique, ou je cherchais à la faire ; je me demandais le sens que comporte le refus de la métaphore ; je disais (toujours mal) chez Robbe-Grillet, je dis, mieux, chez Kafka. Je me demande si les deux projections, c’est-à-dire l’abus de la métaphore Proust-Joyce, ou le refus de la métaphore – la solution Kafka –, qui sont évidemment symétriques, qui désignent une crise de communication avec la société, qui évidemment, à la limite, est un refus de la condition de la société, projetée dans la forme du langage, ne sont pas tout à fait équivalentes. Quelle est la véritable différence entre les deux positions ? Je vais me référer, une fois de plus, à l’hypothèse d’Adorno, et c’est peut-être une suggestion que je propose aux musiciens : n’y a-t-il pas justement cette analogie entre les processus de Schönberg, d’un côté, et de Stravinski, de l’autre, et justement cette différence entre les deux ? Quant à la valeur, je suspends tout jugement ; il faudrait auparavant voir exactement… Ce que je constate, c’est qu’il y a une très grande différence. Nous sommes à la limite – si vous me permettez de reprendre un terme d’hier quand je disais que la bourgeoisie, c’est le romantisme – de la forme romantique ; car, je crois que c’est une allégorie ; à l’instant où Robbe-Grillet prend conscience de ce qui est implicite dans Kafka, c’est-à-dire de la possibilité, à partir du refus de la métaphore, du refus du tragique, il y a évidemment, à ce moment-là, le refus du romantisme ; nous sommes vraiment à la limite possible du romantisme en tant que tel. Je ne dis pas que je crois que le romantisme soit la métaphore ; la chose n’est pas si simple, n’est-ce pas, mais certaines possibilités de tragique qui sont liées absolument aux conceptions romantiques bourgeoises ne sont possibles qu’à partir de certaines conditions données. Ce qui me frappe, par exemple, chez Robbe-Grillet, c’est que cette espèce de suspension, de mise entre parenthèses du monde en général, ou de l’humanisation du monde en particulier, implique absolument, auparavant, une mise entre parenthèses des rapports sociaux. Ce qui n’est pas du tout le cas de Kafka.

M. Foucault : On vient de parler, essentiellement, de ce problème de la métaphore qui est, je crois, central, car c’est, finalement, le statut même que l’on donne au langage qui s’y trouve engagé. N’y a-t-il pas, sur d’autres problèmes de morphologie, ou sur des problèmes voisins, des questions qui pourraient être abordées, ou alors le public veut-il, lui-même, poser ses questions ?

X… : Je voudrais revenir sur l’impression qu’a exprimée Mme Durry, tout à l’heure, impression que je partage, l’impression que l’effort de réalisme d’une certaine partie du nouveau roman nous donne une impression d’irréalité. Il me semble qu’on a insuffisamment analysé cette impression et qu’on l’a insuffisamment expliquée, qu’on a simplement rejeté Alain Robbe-Grillet d’un autre côté, alors que la première impression – lorsqu’on lit un nouveau roman, quel qu’il soit –, c’est cette impression d’irréalité. Il me semble que cette impression d’irréalité vient du fait que les écrivains refusent de mettre des accents. Ce qui les distingue, au contraire, ce qui distingue Robbe-Grillet de certains d’entre vous, de Thibaudeau, par exemple, c’est peut-être que vous attendez que les lecteurs mettent les accents ; tandis que si nous mettons les accents dans Robbe-Grillet, peut-être que nous ne comprenons rien à Robbe-Grillet, tandis que si je lis dans Thibaudeau « dormir » à un certain endroit de la page, « dormir » dans une autre page, il faut que je lui donne un accent différent, que je comprenne qu’à un certain moment Thibaudeau me fait rêver, qu’à un certain moment il situe simplement le sommeil en tant que fait et qu’à un autre moment « dormir » est un passé, un phénomène de mémoire. Est-ce que je comprends bien ?

P. Sollers : Qu’est-ce que vous appelez « impression » quand vous opposez l’impression d’irréalité à l’impression de réalité ? J’aimerais vous l’entendre dire.

X… : Je veux dire que, comme Mme Durry, j’ai l’impression que dans la vie nous mettons des accents – si j’accorde une importance affective à ce tabouret, je ne vais voir que le tabouret dans la pièce, ou, en tout cas, il va se distinguer au milieu des autres choses –, tandis que dans les romans de Robbe-Grillet tout est sur le même plan ; et quel que soit le nouveau roman que je lis – je dis que c’est une impression, n’est-ce pas, elle est peut-être mauvaise, elle est peut-être fausse, je dois changer mon point de vue –, j’ai une impression « plane » ; et, après coup, je me dis dans certains cas que je dois le relire pour mettre les accents, et comprendre justement les perspectives de l’écrivain.

P. Sollers : Pour le réaliser, en somme.

X… : Pour le réaliser. Je pense aussi que l’impression d’irréalité vient d’autre chose. Dans la vie, nous vivons à la fois dans le temps et dans l’espace ; souvent, les nouveaux romanciers – enfin, faute d’un autre terme – nous font vivre ou uniquement dans le temps, ou uniquement dans l’espace.

M. de Gandillac : Il faudrait peut-être ajouter une question – qui va tout à fait dans le sens de ce qui vient d’être dit, qui le complète simplement. Je me suis demandé si ce sentiment d’irréalité – pour reprendre l’expression – ne tiendrait pas tout simplement, dans un certain nombre de cas, à l’utilisation de la juxtaposition. Cela revient à peu près à ce que vous avez dit, mais que je précise en me référant à une phrase de Sartre, à propos de Camus, et à propos de ce que l’on a appelé, à un certain moment, l’absurde. Sartre disait à peu près ceci : ce qu’on appelle l’absurde, c’est tout simplement la suppression (quand vous dites « des accents », je ne sais pas si c’est exactement le mot « accent » qui conviendrait, mais enfin c’est un aspect des choses) de ce qui est normalement le véhicule de la signification, c’est-à-dire, par exemple, les prépositions, les conjonctions, mais surtout les prépositions, les à cause de, les donc, etc. Si vous juxtaposez des objets, les uns à côté des autres, les uns à la suite des autres, il y a ceci, et puis il y a cela, nous tombons tout de suite dans ce que nous appelons l’absurde. Il y a l’œuf, il y a la poule et il y a l’œuf. Dès le moment où nous disons que la poule a pondu l’œuf, cela devient d’une clarté parfaite, et il n’y a plus rien d’absurde. Tandis que si l’on juxtapose des faits à la suite les uns des autres : il y a ce bout de cigarette, il y a cette vague – et alors, si l’on parlait de Butor, il y a des pages et des pages sur ce que l’on trouve dans les rainures du wagon de chemin de fer –, si tout cela est simplement mis bout à bout, si l’on ne nous explique pas pourquoi cela y est – pourquoi, au double sens, hénéka, ou télos, à partir de quoi et en vue de quoi, s’il y a une vue quelconque, une totalité, une finalité ou, en tout cas, une causalité qui est déjà un premier commencement d’une signification, ou une référence à une certaine signification déjà beaucoup plus subjective qui peut être d’ordre affectif, peu importe –, si nous refusons justement ce recours au langage traditionnel de la signification par la causalité, la finalité, la totalité, etc., il me semble que nous avons nécessairement une impression d’irréalité.

X… : Oui, c’est ce qu’il me semblait, qu’il ne fallait pas opposer trop vite.

J. Thibaudeau : Chez Robbe-Grillet, il y a une sensation de réalité double, il n’y a pas de sensation d’irréalité du tout.

X… : Oui, mais alors, à ce moment-là, il faudrait expliquer ce que vous entendez par réalité. On en revient aux définitions. Je suis d’accord avec Pleynet pour penser que nous nous jetons des mots à la tête…

J. Tortel : Est-ce que vous entendez le mot « irréalité » dans le sens d’« insolite », de « non-habituel », de « qui rompt nos habitudes », etc. ?

M. Pleynet : Je crois que, simplement, la réalité, celle dans laquelle vous vivez…

X… : Dans laquelle nous vivons tous…

M. Pleynet : Ah ! mais non !

X… : Vous vivez dans un monde plat, au premier abord…

M. Pleynet : Cela ne signifie rien, un monde plat…

X… : Mais si, c’est un monde plat…

M. Pleynet : Alors, c’est un monde plat pour vous, encore une fois, vous comprenez.

X… : Je veux bien penser qu’il faut rétablir des accents dans Robbe-Grillet, mais l’impression première de quiconque lit Robbe-Grillet, sans snobisme, c’est un « monde plat ».

M. Pleynet : Cette autre réalité dont vous parlez signifie très nettement que ce n’est pas la vôtre, c’est une autre réalité – vous l’appelez réalité, je veux bien –, mais ce n’est pas la vôtre. Peut-être que l’œuvre de Robbe-Grillet se construit précisément sur la rupture qui se passe entre votre réalité et la sienne. Peut-être que c’est ça, sa verticalité.

X… : À ce moment-là, nous avons tous un monde différent.

M. de Gandillac : Disons, si vous voulez, que c’est sa réalité comme écrivain. Même quand il écrit, il oublie qu’il est Robbe-Grillet, il écrit comme tout le monde. Quand il touche ses droits d’auteur, quand il signe son contrat d’édition, il est dans la réalité de tout le monde.

M. Pleynet : Vous êtes en train de dire, précisément, que lorsqu’il n’écrit pas il écrit comme tout le monde ; mais, précisément, c’est un écrivain.

M. de Gandillac : Donc, il y a une réalité de tout le monde, et on a le droit de la comparer à celle de l’écrivain.

M. Foucault : Je crois que le mot de « réalité » qui a été lancé on proteste dans différentes directions – n’est peut-être pas exactement celui qu’il aurait fallu employer. Ce que l’on disait, tout à l’heure, à propos de l’insolite, m’a paru pertinent ; ce n’est pas parce que c’est insolite que ce n’est pas réel. On a donc là, si vous voulez, à propos de la réalité, une première distinction. La seconde est celle-ci : ce n’est pas parce qu’un monde est plat qu’il n’est pas réel.

La réponse que je ferai à la question de Pleynet : qu’est-ce donc que cette réalité dont on peut parler à propos de quelqu’un qui écrit ? Est-ce qu’à partir du moment où quelqu’un écrit comme écrivain sa réalité est comparable à la réalité quotidienne, à la vie quotidienne ?

M.-J. Durry : Je ne sais pas si j’arriverai à exprimer ce que je veux dire. Il me semble que nous avons tous – moi, je le sens très violemment, mais je ne sais si je pourrai arriver à le décrire – des moments où – mais ça peut être au milieu des choses les plus épaisses, les plus denses, ça pourrait être au milieu de nous tous –, des moments de vertige (je ne sais pas si c’est l’expression qui conviendrait), des moments, véritablement, où tout se met à bouger comme si c’était dépourvu d’épaisseur, comme si ça devenait une espèce de fumée, enfin – j’ai recours à des métaphores dont aucune, peut-être, ne dit tout –, quand je me meus dans ces univers d’objets décrits pourtant d’une façon si précise, j’ai très souvent, exactement, cette sensation-là ; seulement, je ne sais pas si je peux la faire partager, parce que je ne sais pas si je l’exprime convenablement.

X… : C’est le mot « réalité » qui est mauvais. Je voulais parler du « monde commun ».

M. Pleynet : Je suis aussi étonné qu’on soulève ce problème de réalité – il est vrai qu’on l’a soulevé à la fin de la semaine –, mais je crois qu’il va se poser d’une façon très aiguë en face de la peinture contemporaine. Quelle réalité éprouvez-vous en face de la peinture contemporaine ?

X… : Mais j’aime beaucoup la peinture abstraite. Vous ne me comprenez pas, elle fait partie de la réalité, bien entendu. Ce que j’entendais par réalité, tout à l’heure, c’était le monde commun. C’est pourquoi je cherchais des définitions.

M. de Gandillac : Je crois que dans la peinture abstraite il y a autant de corrélations que dans la peinture concrète. Je crois que le phénomène auquel pense Mme Durry, c’est le problème de la suppression des corrélations. Lorsqu’un mot n’a plus pour nous de signification, c’est qu’il a perdu sa figure, c’est d’abord – au sens de la psychologie de la forme – qu’il n’a plus de forme, qu’il n’est plus saisi comme forme ; c’est ce qui arrive quand nous ne savons plus l’orthographe, par exemple, et que le mot n’est plus qu’une juxtaposition de lettres indifférentes ; à ce moment-là, il n’y a plus aucune raison qu’il y ait deux « r » ou deux « l » ; le mot s’est dissous, il lui manque alors les corrélations internes qui lui permettent de former une totalité, d’être une « bonne forme » au sens de la Gestalttheorie ; et, deuxièmement, cet univers est aussi un univers où les choses n’ont plus entre elles de lien signifiant. Je crois que c’est un tout autre problème que celui de la « réalité » au sens vulgaire, ou au sens raffiné, parce que toute réalité, qu’elle soit celle du poète, qu’elle soit celle de l’écrivain, qu’elle soit celle du peintre – et que ce peintre soit abstrait ou concret – est une réalité structurée, qui possède une certaine forme de structure.

M. Foucault : Ce problème de la réalité se poserait bien en effet – comme vous le dites – dans une esthétique qui serait une esthétique de la perception. Mais je crois que tout ce qui a été dit tend à prouver que le problème des gens qui écrivent pour Tel quel est celui d’une esthétique du langage, intérieure au langage. Dans cette mesure-là, les questionner, les mettre à la question, avec des problèmes comme ceux de la perception n’apporte pas…

M. de Gandillac : C’est à Mme Durry que j’ai essayé d’apporter un petit élément de réponse, ce n’est pas à Tel quel.

M. Foucault : Je réponds d’un point de vue qui n’est pas entièrement le mien. En philosophie, je ne suis pas seulement matérialiste, Je suis…

M. Pleynet : Je crois que c’était très curieux cet exemple du mot qui n’a pas de sens, parce qu’il me semble que cela présente plutôt un cas pathologique qu’autre chose.

M. de Gandillac : Mais, qu’est-ce que vous appelez « pathologique », qu’est-ce que la pathologie ? Tout simplement, le mot a perdu, à un moment donné, sa signification de symbole. Ce serait très grave, par exemple, si cela se produisait pour le mécanicien d’un train ; brusquement, il ne reconnaîtrait pas le feu rouge, ou tout simplement dans le cas d’un automobiliste pour qui le feu rouge ne serait qu’une tache, il se dirait : mais qu’est-ce qu’elle est ? oui, elle a peut-être une certaine couleur, etc., mais elle n’est pas signifiante, elle ne joue plus son rôle de signal à un moment donné, elle ne produit pas le déclenchement d’un réflexe conditionné, or le langage met en jeu, à chaque moment, des réflexes conditionnés ; sans être un pavlovien de stricte obédience, on peut admettre cela ; et je pense que c’est ce qui se produit continuellement dans notre rapport avec l’univers, dès le moment où ces connexions sont pour ainsi dire coupées, où le signal ne joue plus, où le mot ou le feu apparaissent comme sans signification.

M. Pleynet : Que ferez-vous de ce mécanicien ? Vous ne le mettrez certainement pas sur une locomotive.

M. de Gandillac : C’est un problème qui regarde les ingénieurs de la S.N C.F

M. Pleynet : Mais non ! c’est un problème qui regarde les hommes de lettres, me semble-t-il ; ils se servent du langage…

M. de Gandillac : Pour l’écrivain qui fera des choses qui me paraîtront sans signification, je me contenterai de ne pas le lire ; tout cela n’a aucune importance.

G. Amy : Pour revenir à ce que vous disiez tout à l’heure, j’ai réfléchi entre-temps et puis M. de Gandillac apporte un élément aussi. Effectivement, dans le langage musical, les rapports sont très scabreux à établir, mais il s’est produit une dissociation d’un certain nombre d’éléments qu’on ne peut pas rapprocher de la métaphore, mais qui sont plutôt des hiérarchies, ces hiérarchies qui étaient des symboles – au sens où une chaise est un symbole –, la tierce majeure ou la quinte dans la tonalité, et que ces symboles avaient quelque chose d’intangible…

Admettons un langage où la métaphore ait disparu, ce serait peut-être un certain langage de stricte obédience sérielle, peut-être par exemple certains Webern, où ne compte plus que le rapport des intervalles entre eux, des sons entre eux, c’est-à-dire sans référence à un système de hiérarchie. Je pense que, dans Sanguineti, il y a une analyse marxiste assez curieuse – un peu infantile, il faut dire – de la tonalité comme représentante de l’impérialisme, le ton principal étant le roi, le quart (la sous-dominante) étant le Premier ministre, tout un système de hiérarchie, et la chute de la tonalité ayant correspondu à l’épanouissement…

M. Foucault : Si bien que – et c’est cette question que nous voulions vous poser –, en musique, vous êtes dans un monde de rapports, un monde d’analogies qui est complètement dépouillé de tout symbolisme : c’est-à-dire une métaphore qui serait pure analogie.

G. Amy : Enfin, ce serait peut-être d’autres analogies, mais qui ne sont plus les mêmes. X…, : Mais la musique atonale n’est pas admise dans les pays marxistes.

G. Amy : Ça, c’est un autre problème. C’est là une contradiction, d’ailleurs.

M. Foucault : On pourrait peut-être demander à Faye de revenir au problème de l’analogie qui a servi finalement, d’une façon très curieuse d’ailleurs, de thème commun à ces propos sur la morphologie.

J.P. Faye : Il est certain que c’est là un thème excitant, mais, pour le purifier un peu, on pourrait le soumettre à deux éclairages successifs. Nous avons parlé tour à tour de l’analogie au sens rigoureux, au sens des géomètres, et de l’analogie qui se balade à travers les univers esthétiques du langage, et qui est quelque chose d’infiniment plus plastique, de beaucoup plus malléable, et apparemment en décalage par rapport à nous. Peut-être serait-ce un moyen de rassembler les difficultés qui ont été semées çà et là.

Qu’est-ce qui distingue l’analogie rigoureuse, « géométrique », comme disaient les Grecs, de l’analogie approximative, celle qui poursuit des formes esthétiques à travers des langages littéraires, picturaux ou musicaux ? Dans la géométrie se poursuivent des rapports entre les traces imprimées par un observateur qui, lui-même, demeure intact. L’objet géométrique dont nous parle Valéry, dans Eupalinos, est tracé par un homme qui est un démiurge souverain. Comme le narrateur du Labyrinthe, il est absolument immunisé, et il grave des figures qui ne l’entament pas ; de toute façon, il n’est pas lui-même compromis par le fait d’avoir tracé en peu de paroles un cercle autour d’un point, ou d’avoir déplacé une droite pour en faire un angle ou un triangle. À partir de là, ces analogies se construisent sans le modifier. Tandis que dans l’existence (je ne dirai pas « réelle », parce que je soulèverais des tempêtes de nouveau), celle que nous vivons tant bien que mal, chaque manipulation de quoi que ce soit entraîne notre propre déformation, et peut-être est-ce là ce qui donne aux mesures que le langage cherche à donner de ses univers, et de lui-même, cette propriété d’être perpétuellement impropres à la poursuite d’elles-mêmes, perpétuellement décalées. Précisément, pourquoi le héros de Butor remesure-t-il perpétuellement le losange de fer strié qui revient comme une sorte de refrain, refrain qui rythme presque la roue du train ? C’est que lui-même, au moment où il voit ce losange, ne le mesure pas par rapport à la finalité du chauffage central du train, bien entendu, mais comme pour donner un repère et une « mesure » à sa propre modification. C’est peut-être ce qui fait que l’analogie esthétique, l’analogie artistique – mais le mot « artistique » est gênant –, l’analogie qui relève de l’« art » (entre guillemets), par opposition à celle de la science, est perpétuellement enserrée dans cette oscillation du déformant-déformé. Et par là même l’art se trouve d’autant plus matérialiste qu’il cherche à saisir l’esprit. Il y a une sorte de relation inverse entre science et art de ce fait. La science – depuis la géométrie jusqu’à la physique, qui s’applique à des objets dits matériels, c’est-à-dire ceux dont justement les déplacements sont bien distincts de celui qui les pratique – suppose que l’observateur soit « esprit » et soit en quelque sorte lavé de tout soupçon de connivence avec cette matière.

M. de Gandillac : C’est la physique cartésienne que vous décrivez…

J.P Faye : Non, car même le principe d’indétermination suppose que, si l’observateur déforme ce qu’il voit, s’il le voit déformé, lui-même demeure inattaqué – tandis que les poursuites effectuées par les formes artistiques à travers le langage littéraire sont d’autant plus perméables elles-mêmes aux déformations qu’elles cherchent à saisir cette sorte d’invariant qui est tout de même la communication. Malgré tout, à travers tout ce qui se meut et s’entrecroise, il y a tout de même quelque chose qui passe entre les observateurs, quelque chose qui est la communication elle-même, qu’on peut appeler l’« esprit ». Le commun dénominateur de tout langage, c’est qu’il passe entre deux parlants, et c’est cela même, à nouveau, que l’analogie artistique cherche à resserrer.

Pour conclure, je crois qu’on pourrait dire : c’est là le mouvement permanent dans lequel nous sommes tous enserrés.

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