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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 023. Débat sur la poésie

by 상겔스 2024. 6. 25.
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23 Débat sur la poésie


« Débat sur la poésie » (avec J.-L. Baudry, M.-J. Durry, J.P Faye, M. Pleynet, E. Sanguineti, P Sollers, J. Tortel), Tel quel, n° 17, printemps 1964, pp. 69-82. (Cerisy-la-Salle, septembre 1963 ; débat organisé par le groupe de Tel quel sur le thème « Une littérature nouvelle ? ».)

J. Tortel : Toute intervention demanderait non seulement de longues périodes d’explications – et même d’explications personnelles – par rapport à ce que vient de nous dire Pleynet*, mais en même temps toute intervention mettrait en cause l’être même de celui qui interviendrait. Autrement dit, à intervenir d’une manière qui soit vraiment une intervention, on serait obligé un petit peu de se sortir les tripes, ce qui est une opération toujours délicate.

Ce qui m’a frappé, c’est que Pleynet part de l’expérience décisive de Daumal – cette espèce d’approche la plus approchée possible du néant, de la mort –, il continue par l’extase mystique, puis le délire, puis le rêve, et il s’arrête au rêve.

M. Pleynet : Non, j’introduis l’expérience commune à l’aide des lieux communs, des métaphores communes…

J. Tortel : Oui, et alors, partout, j’ai eu l’impression qu’on était devant cette espèce de « savoir non-savoir » de Thérèse d’Ávila, qu’on était devant un rien, devant un néant, devant une ignorance qui était une science. Or, et c’est le moment de se sortir les tripes, tout en restant bien entendu dans l’expérience commune, l’expérience journalière – je ne veux pas du tout entrer dans le domaine ni de Daumal, ni de Thérèse d’Ávila, ni du dément, ni du rêveur, puisque je ne rêve pas en ce moment, puisque j’espère que je ne suis pas dément, puisque je sais que je ne suis pas sainte Thérèse d’Ávila, et que je sais que je n’ai pas eu l’expérience de la mort qu’a eue Daumal –, il est certain que, en quelque sorte, spontanément, mais tout naturellement, le poète commence par être l’ignorant absolu. Il est incontestable qu’au moment de la prise de contact avec ce qui sera plus tard un poème, la prise de contact avec le langage, il est évident, pour moi, que le premier mot qui se présente à l’esprit, c’est « rien ». La première chose, c’est un rien, c’est un néant. On a l’impression – et là, je suis tout à fait d’accord avec l’analyse de Pleynet – d’être l’ignorance absolue. Je crois, comme Pleynet, que ce phénomène d’ignorance absolue n’a pas besoin de se référer au sacré, c’est une évidence, c’est une réalité. Il doit y avoir une explication à cela, c’est possible. Peut-être est-ce inexplicable. Il serait peut-être possible de tenter une explication par la nature même du langage ou plutôt par une espèce de dessin, d’anatomie des transformations du langage à partir de lui-même, depuis le langage commun, le langage que j’emploie habituellement, le langage que nous employons tout le temps, jusqu’au poème. C’est toujours du langage et pourtant nous avons l’impression, nous avons même la certitude que ce sont des langages radicalement différents, de nature différente. Là, on peut se faire une espèce de philosophie personnelle du langage. J’ai l’impression – c’est très vague, je ne suis pas philosophe pour en parler – qu’on dit que le langage des sémanticiens, le langage des linguistes est un signe. Or, dans le poème, je n’ai plus du tout l’impression que le langage est un signe, j’ai l’impression que le langage est un corps. J’ai l’impression que le langage n’est plus le signe d’une réalité quelconque, mais qu’il est l’être vivant lui-même. Et moi, à ce moment-là, je ne suis plus rien. Donc, il s’est passé quelque chose qui a modifié radicalement la nature du langage à l’intérieur de lui-même, le signe normal, le langage de la conversation, puis le langage qui se tend à l’intérieur de nous-mêmes, qui se construit, qui se structure, le langage qui s’organise pour durer le plus longtemps possible. Et nous sommes alors déjà dans le langage littéraire, et c’est là l’extrême point. Et puis, à un moment donné, il se passe quelque chose, il se passe un phénomène de transmutation à l’intérieur d’une réalité quelconque de ce qui était signe, et c’est peut-être cet instant de passage qui est le néant, qui est une espèce d’obscurité totale. Pour passer de l’état de signe à l’état de poème, pour changer non seulement de peau mais d’être, il est possible que le langage et, par conséquent, nous-mêmes soyons obligés de passer par un instant de nuit, de nuit absolue pour nous retranscender à nouveau. Ce que je dis là n’est absolument pas justifiable, ce n’est justifiable par rien, c’est purement et simplement quelque chose que je ressens assez profondément, mais, si je ne le ressentais pas, je ne verrais aucune explication possible à ce que j’appelle le « point noir ».

M. Pleynet : Aragon dit très justement, je crois, que, ce qu’il y a de merveilleux dans le langage et en poésie, c’est qu’on peut avec la syntaxe créer de telles ruptures que le lecteur a absolument l’impression de perdre l’équilibre et de tomber. Je crois que c’est peut-être ce que vous appelez ce point noir.

J. Tortel : Oui, mais qui n’est pas pour le lecteur, qui est pour moi…

M. Pleynet : Vous dites d’abord : « Le langage n’est plus un signe mais un corps. »Je crois que j’ai fait hier une petite intervention sur ce sujet. Il me semble que le langage est toujours un corps et un signe.

J. Tortel : Tout langage est à la fois poétique et non poétique.

M. Pleynet : C’est la structure qu’on donne au langage qui en fait de la poésie ou qui en fait de la boue.

J. Tortel : Mais, est-ce qu’on n’a pas l’impression que c’est de nature différente ? Pourquoi toutes les paroles qui se disent sont-elles oubliées aussitôt que dites, autrement dit, n’existent pas, et pourquoi un certain nombre de ces paroles, un nombre très petit, un nombre infime de ces paroles durent-elles ?

M. Pleynet : Mais je crois que toute parole dure… ne serait-ce que comme mémoire d’une agression.

J. Tortel : Mais non ! absolument pas. Tout ce que j’ai dit hier, je l’ai complètement oublié.

M. Pleynet : Ah ! mais peut-être que moi je ne l’ai pas oublié.

J. Tortel : Nous parlons par formules toutes faites.

M. Pleynet : Donc, il est bien évident que ce qui distingue l’œuvre d’art, le langage poétique, c’est précisément sa structure.

M.-J. Durry : Est-ce que ce n’est pas parce que le langage, à ce moment-là, essaie vraiment d’aller au bout de lui-même et de susciter l’extrême de ce qu’un mot peut susciter ?

M. Pleynet : Je crois que c’est ce que j’ai montré avec le texte de Daumal…

J. Tortel : C’est à partir de là que les questions d’élaboration, de tension entreraient en jeu…

E. Sanguineti : En ce qui me concerne, je voudrais dire seulement cela. Je vois revenir à peu près, tout à fait intact et définitif, ce que j’ai dit l’autre jour dans la discussion à propos du texte de Sollers*. En outre, je suis comparativement un peu plus, non pas émerveillé, mais terrifié.

P. Sollers : Ah ! c’est que Pleynet a plus de chaleur que moi.

E. Sanguineti : J’ai deux questions à poser pour savoir si j’ai bien compris ou non. La première est la suivante : je n’ai pas échangé beaucoup de mots avec Sollers ni immédiatement après la discussion de l’autre jour ni par la suite, mais – si je peux confier au public une chose si simple –, en réponse à ma question concernant la démystification, il m’a dit : « Je crois que vous n’avez pas compris en effet, car vous accusez de mysticisme, de mystification, etc., ce qui est un processus, pour moi, tout à fait contraire. » Eh bien, je n’avais pas compris, je dois le dire. Le fait que j’approfondisse ce point avec Sollers était tout à fait occasionnel, mais, puisque l’occasion se présente avec vous, Pleynet, je vous demande alors si, même pour vous, votre profession de foi signifie exactement une démystification ou non. Je précise ma question. Vous refusez la vieille conception du sacré, en tant que telle, comme un certain type d’expérience fondamentale, si j’ai bien compris, et vous destinez ce type d’expérience à la poésie.

M. Pleynet : Au langage.

E. Sanguineti : Je ne sais pas… Si paradoxe est vérité, pour vous toute poésie est vérité, mais, à la fin, pour être plus sûr de la chose et pour établir le degré où tout cela devient absolument clair, c’est la poésie. Alors, je me demande, le rôle autrefois tenu par le sacré étant aujourd’hui tenu par la poésie, comment vous appelez ce type de démystification. Je crois, au contraire, que si je dois traduire ces choses avec de pauvres mots, je dirai que c’est exactement la position opposée. Dans une société évidemment dépourvue du sens véritable du sacré, vous cherchez à rétablir un certain ersatz qui, faute de mieux, est le poète, qui reste toujours le vates ; autrefois, c’était une espèce de classe sacerdotale ; aujourd’hui, ils sont payés tant à la ligne, mais ça, ce sont les conditions extérieures, tandis que leur rôle fondamental face à l’expérience fondamentale reste le même, il n’y a plus…

M. Pleynet : Il n’y a plus de qualification, cela me paraît assez important comme distinction. Il n’y a plus de qualification possible… il ne s’agit pas d’établir le poète mais la parole.

E. Sanguineti : Mais, je me demande si la qualification poétique…

M. Pleynet : Mais il ne s’agit pas de qualification poétique. Je dis d’ailleurs très précisément qu’il n’y aura plus ni de poésie, ni de roman, ni de récit. Cela n’est pas une qualification poétique et cela n’est d’ailleurs pas une qualification de l’expérience elle-même, puisque je ne considère l’expérience qu’en fonction du terrain où elle se passe et de ce qui la détermine, c’est-à-dire qu’elle est à la fois sujet et objet.

E. Sanguineti : Mais, si j’ai bien compris, le sens véritable de la chose, c’est que le type de typographie peut changer. Enfin, s’il y a un certain produit avec des mots, nommez-le comme cela vous plaît, qui remplace le vieux rôle du sacré, je ne nomme pas cela une désacralisation du sacré, mais la sacralisation de ce produit fait avec les mots. C’est la première demande mais, je voudrais tout de suite présenter la seconde.

Cette question ne s’adresse pas à vous, M. Pleynet, mais à M. Foucault. J’ai lu trente-six pages exactement de votre livre[159]. Cela me plaît. J’ai envie de lire les six cents pages dont nous parlions hier soir. Je veux vous demander seulement : quel effet vous fait, à vous, le type d’emploi de certaines de vos descriptions, hypothèses psychologiques, etc., par M. Pleynet ? En trente-six pages, je ne comprends pas évidemment avec certitude où vous voulez vraiment aboutir… Néanmoins, il y a une préface qui, comme toutes les préfaces, est la véritable conclusion… Alors, si je me suis vraiment perdu dans les trente-six pages numérotées en chiffres arabes, et dans la préface qui est numérotée en chiffres romains, je peux comprendre que le sens dernier du livre, ce qui au juste m’enthousiasme, c’est autre chose. J’attends votre réponse.

M. Foucault : Votre question, à la fois je la comprends mais je ne sais pas, si vous voulez, de quel lieu vous la posez. Est-ce que c’est bête et prétentieux de répondre par quelques petits points d’histoire concernant ce que j’ai pu écrire ?

Pleynet et Sollers ont fait allusion à des textes que j’avais écrits il y a, ma foi, fort longtemps et que j’avais tout à fait oubliés. Ensuite j’ai écrit cette Histoire de la folie que vous êtes en train de lire. Je suis ensuite revenu en France et j’ai continué à faire un certain nombre de choses, dont les unes sont publiées et les autres pas encore. Et voilà que j’ai trouvé, comme ça, par hasard, et grâce à la gentillesse d’ailleurs des gens de Tel quel une sorte d’extraordinaire convergence, isomorphisme, résonance – enfin, employez le mot que vous voudrez – entre ce qu’ils cherchent de leur côté et ce que moi, dans un langage discursif, c’est-à-dire sans talent, j’essaie aussi de mettre au jour. Quels sont les points communs ? Il y en a beaucoup et je vais vous répondre à deux niveaux. Bien sûr, entre l’analyse historique d’une espèce de phénomène culturel comme celui du partage de la folie et de la raison et les notions que Pleynet a pu évoquer tout à l’heure, je reconnais très volontiers qu’il n’y a pas de communication directe. Il n’en reste pas moins que, sous ces analyses, couraient un certain nombre de problèmes desquels je n’étais pas tout à fait averti et dont j’espère, actuellement, être en train de devenir conscient. Par exemple, quand Pleynet dit : « Le problème de la poésie, c’est un problème d’expérience », quand il essaie de remettre au cœur même de la poésie ce quelque chose qui est l’expérience et qu’il définit par des notions comme celles de contestation, de limite, de retour, etc., il est clair que c’est également ce que j’ai essayé de faire et que j’essaie de faire actuellement. On m’a beaucoup reproché – pas tout le monde, bien sûr – d’avoir parlé de l’expérience de la folie sans dire ce que c’était, et qui était ce sujet de l’expérience de la folie. Je n’en savais trop rien, je parlais d’une expérience qui était à la fois transgression et contestation. Si bien qu’en un sens j’aimerais reprendre votre question et la renvoyer à Pleynet, mais alors, uniquement à titre d’interrogation. Il y a quelque chose qui me préoccupe actuellement, c’est le sens que l’on peut donner à cette notion si importante de contestation qu’on trouve chez Bataille, qu’on trouve un petit peu chez Blanchot, que vous avez beaucoup utilisée, et qui m’intéresse.

M. Pleynet : Je ne la connais pas.

M. Foucault : Voyez-vous, je suis content de la réponse que vient de faire Pleynet. Je ne connaissais pas son texte, on n’est pas de mèche… Comment se fait-il que Pleynet prenne pour décrire son expérience de poète cette notion de contestation qui est précisément l’une des notions les plus problématiques, les plus difficiles, les plus obscures d’un minuscule courant philosophique – je veux dire minuscule, parce qu’il est très peu représenté – mais dont on trouverait au moins la source chez des gens comme Blanchot et Bataille ? Il y a là quelque chose qui est curieux. Vous ne trouvez pas ?

E. Sanguineti : Oui, je suis d’accord. Mais je reviens à une chose que vous avez dite et que, si peut-être vous vous l’explicitez à vous-même, vous ne savez pas dire exactement la raison pour laquelle vous l’avez dite. Lorsque vous parlez de la Folie, vous dites qu’on vous a reproché de parler d’une expérience sans connaissance du sujet…

M. Foucault : Qui fait l’expérience, où cela se situe…

E. Sanguineti : Oui. Pour reprendre l’occasion de ce reproche (je dois dire que, pour ma part, je ne le ferai aucunement), ce que je reprocherais au discours de Pleynet, si j’avais quelque chose à reprocher de ponctuel au-delà d’une espèce de création de principe, c’est qu’il y a trop de qualifications dans ce sens-là. Tandis que vous faites une précision historique qui met en question la notion dont justement on fait l’histoire (c’est-à-dire que, si vous acceptiez exactement le concept de folie, vous n’auriez jamais écrit une histoire comme telle qui justement suspend l’emploi courant du mot), vous faites une histoire de quelque chose qui a été désigné à un certain moment de l’histoire comme folie et qui a pu être interprété dans plusieurs sens ou – pour mieux dire, ce qui est plus fort – qui a trouvé plusieurs systématisations pratiques. Donc, chaque systématisation prétendait être celle qui était véritable et définitive et aucune ne l’était. Donc, et voilà le défaut qui pour moi sort de la chose, peut-être vous ne connaissez pas quelles sont les véritables destination et signification. Enfin vous faites l’histoire, c’est cela. M, Foucault : Je n’ai pas dit oui, je vous le signale…

E. Sanguineti : Vous faites une distinction qui revient à des hypothèses d’ordre anthropologique (je n’ai pas lu la conclusion du livre…), mais peut-être il n’y a pas de solution. Ce que j’aurais reproché à Pleynet, pour arriver à un point particulier, c’est qu’il sait trop de quoi il s’agit, c’est-à-dire qu’il donne une qualification historique extraordinairement déterminée à ce qui reste, par certains côtés, si vague, si indéfini, si ouvert dans le sens très positif du mot ; mais c’est trop, peut-être, dans le sens où vous saviez…

P. Sollers : Si je comprends bien, tantôt vous reprochez à Foucault et à Pleynet de ne pas savoir de quoi ils parlent, tantôt vous leur reprochez de trop savoir de quoi ils parlent.

E. Sanguineti : Oui.

P. Sollers : Alors, j’aimerais savoir de quoi nous parlons…

Il me semble que vous pourriez nous dire, ce serait intéressant, comment vous entendez, vous, cette expression d’expérience en tant que poète. Comment, pour vous, la poésie pourrait se rattacher à cette notion d’expérience et par là nous dire comment vous situez cette chose vague ou trop précise, enfin, je ne sais pas… comment vous la comprenez dans votre poésie, si elle y est et comment elle y est, et s’il y a un rapport quelconque avec ce dont nous a parlé Pleynet. Je crois que ce serait intéressant de déterminer ce rapport vis-à-vis de votre poésie et puis ensuite le rapport de forme avec ce dont nous a parlé Pleynet.

E. Sanguineti : Auparavant, je voudrais expliquer seulement le double type de reproche que je fais à Pleynet : c’est-à-dire de trop savoir et de trop peu savoir. Le trop peu, cela provient pour moi d’une insuffisance – je m’excuse d’employer toujours des mots aussi négatifs, plus négatifs que je ne voudrais, mais mon dictionnaire français est plus faible que je ne le voudrais – d’historicité, ce qui serait drôle, car il a en effet ébauché toute une histoire. Mais, pour moi, ce qui est frappant et ce que je désigne comme « insuffisance d’historicité », c’est ceci : il y a un sens donné, et ce sens change de nom, c’est-à-dire change d’interprétation, change même dans son essence. Alors, il y a des relations historiques qui permettent qu’on établisse des sens pour les comprendre dans une continuité. C’est-à-dire qu’il y a une histoire que je nommerais « institutionnalisée » qui permet d’établir une continuité, des points de repères…

P. Sollers : Cela, c’est une question de langage… de méthode…

E. Sanguineti : Justement, c’est en disant ce que j’ai dit que je pense que c’est une question de méthode, de la manière dont on fait l’histoire. Lorsque je dis : « C’est trop peu », je dis la bonne méthode, où les essences s’échangent avec trop de continuité, avec cette espèce de « mettre au même niveau », et changent pour analogie ce qui doit être passage…

Le second reproche, c’est-à-dire de trop savoir, revient justement, pour celui qui procède avec ces méthodes-là, à ce qu’on peut désigner une chose une fois pour toutes. C’est ce pour quoi, justement, je disais que je comprends très bien (même s’il n’est pas d’accord, cela n’a aucune importance, à l’occasion) ce qu’on pouvait vous reprocher, mais je serais beaucoup plus d’accord avec Foucault peut-être que je ne peux l’être aujourd’hui s’il refusait en principe de savoir ce que c’est dans le sens au moins où Pleynet le sait.

P. Sollers : Oui, vous voudriez que Foucault décide qu’il ne sait rien.

M. Foucault : En gros, est-ce qu’on ne pourrait pas dire ceci : il n’y a pas de culture qui ne se pose à elle-même ses limites ? Par exemple, une culture ne peut pas admettre une entière liberté des conduites sexuelles. Il y en a toujours qui sont éliminées, quelles qu’elles soient, c’est l’inceste, c’est… Une culture, de même, se pose des limites en ce qui concerne, disons en termes très simples, le comportement des gens. Il y a un certain nombre de comportements qui sont exclus. Donc, si vous voulez, sans cesse, c’est une structure fondamentale de toute culture d’exclure, de limiter, d’interdire, etc.

Ce que j’ai voulu faire, puisque vous en parlez, mais on va revenir à Pleynet, car c’est lui qui est important et pas moi, ce que j’ai voulu faire, c’est l’histoire pour un moment donné d’une de ces limites. Dans quel corps institutionnel de limitations – qui au fond ne sont pas historiques, car elles sont constitutives de toute histoire possible –, dans quel corps historique, dans quel corps institutionnel, dans quel corps culturel, dans quelle littérature, ce partage a pu se faire. Il y a donc ce partage et, sans cesse, la contestation de ce partage par ceux qui sont précisément des éléments de transgression.

Or, selon les cultures, il y a des limites qui sont plus vives, des arêtes mieux marquées, des gens par conséquent, ceux qui les transgressent, qui sont plus transgressifs que les autres, des domaines et des champs où le jeu de la limite, de la contestation, de la transgression est plus particulièrement violent et éclatant. Je crois que le problème raison-déraison à l’âge classique, c’est précisément cela. Actuellement, et c’est en ceci, si vous voulez, que l’expérience de Sollers ou de Pleynet m’intéresse, c’est actuellement – et d’ailleurs depuis le XIXe siècle, mais ce sont eux probablement qui le montrent avec le plus de pureté maintenant – dans le domaine du langage que le jeu de la limite, de la contestation et de la transgression apparaît avec le plus de vivacité. Le problème raison-déraison – en tout cas, la violence du problème raison-déraison –, nous le trouvons maintenant à l’intérieur du langage, et ce qu’a voulu faire Pleynet, j’ai l’impression, c’est montrer qu’actuellement on ne peut plus distinguer poésie, roman, etc., parce que dans le champ rendu à la fois tout à fait pur et tout à fait homogène du langage se joue totalement ce qui est probablement la possibilité de contestation de notre culture.

Je ne sais pas, je trahis peut-être entièrement ce que fait Sollers, ce que fait Pleynet, c’est au fond ce jeu qui a été joué autrefois par des fous, qui a été joué autrefois par des rêveurs, et, par conséquent, ce n’est pas un irrationalisme qu’ils sont en train de reprendre. Ils reprennent, au contraire, toutes ces formes dont vous savez bien qu’elles ont été précisément celles de la plus vive raison, ces formes de la contestation.

E. Sanguineti : Pour reprendre votre point de vue et revenir, en même temps, à Pleynet – car la pire des responsabilités que je prends, c’est de détourner la conversation de sa route –, si je devais dire tout cela comme dans une épigramme, je dirais que je suis d’accord avec vous dans la mesure où pour vous comme pour moi – évidemment, il faudrait faire des différences – l’histoire est relation. Je ne suis pas d’accord avec Pleynet dans la mesure où, chez Pleynet, je ne trouve pas une suffisante quantité de relations. Je n’ai pas aperçu, comme vous l’avez aperçu, chez Pleynet ou chez Sollers – ce sont peut-être des questions purement verbales, mais c’est ce qu’il faudrait justement approfondir et c’est la raison pour laquelle j’insiste sur le côté irrationaliste quand même –, s’ils faisaient une description relationnelle soit de leur propre travail, soit des rapports historiques, c’est-à-dire dans ce cadre des contestations ; si oui, je serais d’accord. Je n’ai pas peur de l’irrationnel en tant que tel, mais d’une certaine façon de le regarder. Je comprends bien lorsque vous dites que le rôle du problème d’aujourd’hui est peut-être semblable au rôle que pouvaient avoir autrefois la folie ou le sacré, mais justement – et je reviens à ce que je disais le premier jour – il y a péril si cette position est prise sans la « relationner », c’est-à-dire avec toute la possibilité que je sens très vive dans leur position de jouer ce rôle en le prenant comme une espèce de rôle capital… je ne sais pas comment m’expliquer… un rôle fatal…

P. Sollers : Les deux exposés* ont été analytiques, ils ont fait preuve d’une continuité analytique assez froide, et il me semble – si je dois me comparer à Pleynet – que le problème de la variation a toujours été visible. C’est même le constituant de l’exposé.

E. Sanguineti : À la limite je pourrais dire cela – et maintenant, je crois avoir compris le point sur lequel je ne suis pas d’accord avec vous – c’est-à-dire : pour vous – je suis toujours dans Pleynet, mais c’est le même problème de ce point de vue-là –, ou bien il faut défendre l’irrationnel en tant que tel (nommez-le comme vous voulez), car, à la fin, c’est cela le moteur de l’histoire, c’est cela le manque de liberté de l’homme, ou bien le problème est autre. Je suis d’accord que l’irrationnel en tant que tel peut être une arme qu’on emploie, qu’on a employée beaucoup de fois, mais ce n’est pas cela la valeur. C’est à peu près le problème. La question véritable pour moi n’est pas là. Ce n’est pas que la liberté se désigne de cette manière, elle n’est jamais placée au même lieu.

M. Foucault : Je crois qu’il faut rendre maintenant la parole aux poètes. Je voudrais seulement vous suggérer une chose – ne croyez pas que ce soit que je veuille boucler une conversation qui serait beaucoup plus compliquée, je vais d’ailleurs prendre ce que je vais dire à mon nom personnel. Je vous dirais que l’histoire dont vous vous réclamez, qui est de teinture proprement marxiste, a bien effectivement, à un moment donné de l’histoire – dans l’autre sens –, joué ce rôle de limite, de l’extrême de la contestation et de la transgression, mais c’était au XIXe siècle. Le rôle qu’a joué alors l’histoire, c’est le langage qui le joue maintenant.

E. Sanguineti : Je ne peux pas m’empêcher de vous demander, pour terminer, si véritablement vous pouvez croire que, lorsque le marxisme a joué son rôle, c’est-à-dire pour vous, il y a un siècle, à ce moment-là, c’était l’irrationnel ; vous pouvez identifier une histoire dans laquelle le marxisme joue le rôle que vous avez attribué auparavant à la folie, aujourd’hui au langage… Je crois que non.

M. Foucault : C’est là le problème, enfin c’est le point de notre divergence.

P. Sollers : Je voudrais tout de même dire à Sanguineti qu’il n’a pas répondu à ma question…

E. Sanguineti : En ce qui concerne la poésie en rapport avec l’expérience, je parlerai à titre personnel, finalement. Cela rejoint peut-être mon intervention d’hier à propos du roman. Je connais des réalités par la médiation du langage. Entre les médiations du langage dont je me sers, il y a soit l’expérience, soit la poésie. Je fais mon autobiographie. Dans le champ de mon expérience, lorsque j’étais plus jeune… [changement de bobine]… Je vous donne cela tout directement, c’est la véritable histoire.

P. Sollers : En somme, l’expérience vous est uniquement fournie, si je comprends bien, et aurait uniquement pour lieu, pour terrain, votre rapport social, c’est-à-dire la situation où vous vous trouvez dans une société donnée.

E. Sanguineti : Oui, si j’y réfléchis, en effet. Je vous ai dit auparavant que je ne connais pas d’autre type d’expérience, ni même, je prétends, de problème. Je connais des langages, des phénomènes sociaux, etc., j’y travaille à l’intérieur et, dans ce jeu de rapports, je fais ce que je veux. Mais une autre expérience au départ, cette expérience fondamentale, je veux m’en confesser, je fais de la poésie, mais je ne la connais pas. Je ne l’ai jamais recherchée ni n’espère la retrouver. Pour moi, c’est seulement tout un jeu à l’intérieur de tout cela.

P. Sollers : Il faudrait vraiment aller à l’intérieur de tout cela pour en venir à parler de choses comme l’érotisme…

J.-L. Baudry : Pourrait-on vous demander dans quel type institutionnel vous vous placez ? E. Sanguineti : Lorsque j’étais tout enfant et que je faisais des rêves, qu’est-ce que je connaissais ? J’avais des expériences drôles…, je dois dire que je ne sais pas comment les expériences de mes premiers rêves se sont présentées à moi pour m’aider à les mettre en place de quelque manière, c’est-à-dire pour leur donner une signification. Je crois que c’était assez facile autant que je puisse l’imaginer à peu près ; lorsque je rêvais, j’avais des cauchemars même pendant le jour. Je peux rêver que j’ai tué une personne et l’oublier dix minutes après, tandis qu’il y a d’autres occasions où je fais un rêve absolument absurde et insignifiant et, pendant un mois, je suis conditionné par ce rêve, j’y reviens toujours. Pour résoudre cette eau trouble, on m’aura peut-être expliqué que le rêve, c’est rien, c’est le vide, c’est l’insignifiant. Comme tout le monde, un jour, je suis tombé sur Freud, et alors on m’a expliqué que le rêve avait une certaine signification. J’ai étudié Freud. Il m’a beaucoup convaincu. J’étais obsédé par le freudisme. À un autre moment, j’ai lu Jung qui m’a aidé aussi. Si, lorsque j’explique mes rêves et les rêves de mes amis, je suis plutôt jungien ou plutôt freudien, c’est une question privée, mais pour ce qui revient à mon expérience – qui devrait être vraiment publique, puisque je la manifeste – dans la poésie, j’emploie véritablement le rêve dans mes romans. Plusieurs scènes de mes romans dérivent des rêves soit réels, soit imaginaires. Si vous me demandez quel est le critère suivant lequel j’emploie, je manipule ou je transcris, en l’attribuant aux personnages de mes romans, certains rêves ou certaines situations, je vous répondrais que j’ai un critère… Je suis d’accord avec certaines théories qui sont celles de Propp qui soutient que les rêves, dans leur signification la plus profonde, ne dérivent ni de certains rapports privés de l’individu, c’est-à-dire le résidu de la journée, ni des archétypes fondamentaux à la manière de Jung, mais d’une espèce de dépôt qui est tout à fait historique et non transcendantal, qui est le dépôt du grand mythe de l’initiation primitive, dépôt qui est dans les rêves, qui revit dans le langage sous une forme qui est plus proche au fond que l’originelle, ce qui ne veut pas dire la meilleure, mais plus proche accidentellement, plus vérifiable enfin. Puisque je sais que l’homme moderne ne connaît le mythe que dans la forme du rêve, alors, délibérément, je prends justement cette matière grouillante d’irrationnel qu’est le rêve et je le rationalise. Je donne une certaine interprétation qui, pour moi, a une base scientifique très sûre, je choisis, modifie, emploie le rêve en tant qu’il peut évoquer certaines interprétations fondamentales qui appartiennent au passé de l’homme, qui ont été dégradées, mystifiées justement, parce que l’on ne connaissait pas leur véritable origine et signification. Puisque cela a pour moi un pouvoir très fort de communication de certaines vérités – je l’ai vérifié lorsque j’ai pratiqué cela, auparavant j’espérais le vérifier, mais je le vérifie désormais –, c’est cela que je fais.

J.-L. Baudry : Je ne sais pas si je vous ai bien compris, mais j’ai d’une certaine façon l’impression que vous historialisez un contenu qui est non historique et que vous le vivez de cette façon-là, d’abord comme contenu non historique, comme quelque chose qui n’est pas encore intégré dans l’histoire et que vous-même, par votre vie privée, par votre acte, vous introduisez dans l’histoire.

E. Sanguineti : Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris

J.-L. Baudry : C’est-à-dire que vous dites que le contenu de l’acte d’après Propp, c’est un contenu mythique qui ne paraît pas s’inclure au départ dans une donnée historique…

E. Sanguineti : Non, le mythique dans le sens de Propp, c’est une donnée historique, c’est-à-dire que ce sont les fables. Propp a démontré que l’on retrouve toujours le grand mythe dans les contes de fées, par exemple, et on retrouve également dans la mythologie grecque à peu près les mêmes histoires. Ces histoires, ce sont les fables qu’on raconte aux enfants. J’ajoute un exemple personnel qui montre comment j’ai modifié ma position. Lorsque j’ai dû donner une certaine éducation à mes enfants, je me suis posé le problème de savoir si je devais ou ne devais pas leur raconter des histoires. Il est bon, pour la psychologie de l’homme, de maintenir une tradition, mais l’enfant éprouve de la peur quant au mythe et on lui donne des complexes. Vous savez qu’il y a un monde de théories là-dessus. Mon premier enfant n’a absolument pas connu les fables, mais, lorsque j’ai connu Propp, j’ai modifié complètement ma position. Maintenant, il connaît les fables ; il ne les a pas connues aussitôt, d’une manière irréfléchie, comme c’est l’usage, mais un peu plus tard. J’insiste là-dessus, car je crois que c’est quelque chose de précieux à conserver et à maintenir. C’est mon opinion. On peut faire tout autre chose. C’est seulement pour vous dire dans quelle mesure tout cela est véritablement intégré à la vie quotidienne. Je fais une opération d’historien, comme vous dites – je n’ai pas très bien compris ce que vous avez dit, je m’excuse, mais je cherche à vous répondre d’après ce que j’ai compris –, je fais opération d’historien sur moi-même quand je parle avec vous. Je me regarde avec le maximum d’objectivité en vous disant ce que je fais, etc. Vis-à-vis de moi-même, comment puis-je me comprendre, sinon de cette façon ? Je cherche à faire mon histoire, à voir comment j’en suis arrivé là justement, d’une part, en employant les rêves dans le roman, d’autre part, en faisant lire à mes enfants les fables.

M. Pleynet : Mais, dites-moi, est-ce qu’il n’y a pas d’autre façon d’apprendre ces fables que de les entendre au coin du feu ?

E. Sanguineti : Oh oui ! il y en a beaucoup…

M. Pleynet : Alors, cet enfant, vous ne lui avez pas plus appris dix ans plus tard, il lui suffisait d’ouvrir les yeux pour les apprendre.

E. Sanguineti : Je n’ai pas compris, je m’excuse…

M. Pleynet : Ces fables dont vous parlez ne sont pas essentiellement des choses qu’on se raconte au coin du feu…

E. Sanguineti : Pas nécessairement, mais…

M. Pleynet : Bon. Il suffit que l’enfant se promène dans la rue, surtout en Italie, pour les voir. Il ouvre les yeux, le monde est plein de fables. Que vous les lui racontiez ou non, cela n’a aucune importance, puisqu’il les voit, il les invente.

E. Sanguineti : Ce n’est pas vrai.

X… : Non, parce que les fables donnent une vision fausse du monde par définition, alors que l’enfant qui se promène dans la rue a la vision du monde tel qu’il est.

E. Sanguineti : À l’âge de cinq ans, peut-être même à six ans, non seulement mon enfant ne connaissait pas une seule fable, mais encore, je vous assure, qu’il ignorait même qu’il pût y avoir des fables…

J. Tortel : Il faut savoir pourquoi il y a une différence de nature entre la fable -Cendrillon, ou je ne sais pas quoi – et la vie…

M. Pleynet : Non, mais une chaise ! une fourchette !… À partir du moment où on prend une fourchette, on entre dans un monde mythique.

M.-J. Durry : J’aurais voulu prendre autre chose dans ce qu’a dit Pleynet ; je ne sais pas du tout si c’est une expérience que vous rejetteriez ou qui rejoindrait la vôtre. Au départ vous repoussez, si j’ai bien compris, comme synonyme d’orgueil et de chose à rejeter complètement, cette divinisation du poète qui se croit un Inspiré avec un I majuscule. Pour résumer en un mot, c’est la phrase de Claudel : « Quelqu’un qui soit en moi plus moi-même que moi. » Toutes les citations que vous avez faites pourraient se résumer ainsi. Vous avez essayé d’arriver à une espèce de conception de la poésie, à la fois excessivement générale et précise, et où la prose se trouve enfermée, et je suis tout à fait de votre avis à cet égard-là. Mais, est-ce que cela ne vient pas peut-être de ceci. Tout se passe pour, disons, le poète qui se pense un inspiré, un vates, un mage, tout se passe comme s’il était le traducteur d’une parole divine qui a été prononcée en dehors de lui et, pour un idéaliste au sens platonicien, comme s’il remontait à un monde d’idées qui existent en dehors de lui. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Je pense que pour tous ceux qui appartiennent à cette catégorie-là, tout ce qu’un être humain peut imaginer comme beauté, comme grandeur, comme perfection, n’est jamais qu’un très, très, très faible reflet d’une beauté en soi, d’une perfection en soi, qui existerait en dehors de lui. Il se peut très bien, au contraire, qu’il n’y ait pas autre chose que ce que l’être humain peut appréhender de beauté et de grandeur. Et alors, il me semble que la poésie par le moyen de mots, et même tout art par le moyen, par le langage qui est le sien (car je vais plus loin que votre définition selon laquelle la poésie englobe la prose) essaie d’atteindre le maximum de ce que l’homme peut atteindre de cette grandeur, de cette beauté, et de cette perfection. Alors, le croyant dira que c’est un reflet d’autre chose, le non-croyant dira que c’est cela seul qui existe, et ne se considérera plus comme un interprète de la divinité.

M. Pleynet : Je crois qu’il y a tout de même un point sur lequel je ne suis pas tout à fait d’accord, c’est que je n’ai pas tenté de définir la beauté.

M.-J. Durry : Ah oui ! mais moi non plus.

M. Pleynet : Parler du langage et faire intervenir la beauté, c’est précisément ce que je n’ai pas voulu.

M.-J. Durry : D’accord. Vous essayez d’aller au bout – ne disons pas de la beauté – de vos possibilités ?

J.P Faye : Je suis très passionné par la conviction idéologique de Sanguineti, mais ce qui m’intrigue beaucoup plus encore, ce sont ses poèmes et j’aimerais bien qu’un jour – peut-être pas dans les vingt minutes qui vont suivre – il nous dise comment le texte publié dans le recueil des Novissimi a été vécu et parcouru par lui. Peu de poèmes donnent moins que ce texte-là l’impression d’être une sorte de transcription didactique pour une vérité à communiquer à l’humanité. Je crois qu’il y aurait là un terrain où ce serait très utile de le suivre. Comme il doit en reparler dans quelques jours, c’est simplement une petite provocation que je lui décochais.

Puisque c’est aujourd’hui Pleynet qui a parlé, ce qui me saisissait dans son développement, c’était tout ce qui gravitait autour de ce texte admirable de Daumal* et, finalement, le fait qu’on voyait le mouvement de son « récit » converger vers une sorte d’instantané, qui semblait être le secret de ce qu’il dit. À propos de cet instantané, je pensais à un fait très simple, qui serait peut-être intéressant à soumettre à Sanguineti. Hier, on parlait de la couleur. Je m’excuse de revenir sur cette leçon de choses élémentaire. La couleur, c’est quoi ? C’est une vibration qui arrive d’un monde face à nous et qui produit cette sorte d’éclaboussure. Donc, il y a un instant qui n’est même pas dans le temps, qui n’est même pas comptable, où cela se passe. Il y a donc là quelque chose qui n’est pas limitable et qui se passera quel que soit le monde historique, quel que soit le mode de production, quelle que soit l’heure de la vie quotidienne ou du siècle où cela aura lieu, et cela se passe, d’ailleurs, à chaque élément d’instant. Or là, que s’est-il passé ? Il y a eu cette espèce de traduction – cette transcription d’une vibration en quelque chose d’autre. Pour la musique, si vous voulez, le passage se fait d’une façon beaucoup moins instantanée, en un sens beaucoup moins mystérieuse, parce que nous pouvons toucher du doigt le gong chinois qui vibre et l’entendre en même temps. Donc, nous avons à la fois la mesure de cette fréquence qu’on peut presque compter à la rigueur, et ce qu’on entend en même temps. Il y a un texte très extraordinaire de Maurice Roche, que peu d’entre nous connaissent, qui est un texte de musicien mais qui essaie de transcrire cela en langage littéraire, dans le langage des mots.

Or il y a une chose qui n’a pas été dite : il me semble qu’on n’a pas parlé de prosodie. Car même la poésie en prose a une prosodie. Les Lignes de la prose**, qui est un titre étonnant de Pleynet, cela tourne autour des énigmes de la prosodie : c’est une prose, ce n’est pas une prose, ce sont des lignes qui ne sont pas celles de la prose et qui cependant tournent autour de la prose, qui font la chasse à la prose. Que se passe-t-il dans la prosodie ? Pourquoi la poésie s’est-elle obstinée à prosodifier ou, tout en supprimant la prosodie, à la retrouver. Eh bien, dans la prosodie, il y a ce double versant de l’énigme dont on parlait, tout à l’heure. Il y a une mesure, il y a des syllabes que l’on compte, ou des quantités, ou bien quelque chose d’autre dans des prosodies qui n’en sont pas et qui en sont cependant. Et puis, il y a un moment où la ligne de la prose – mot prosaïque – est coupée, apparemment de façon arbitraire ; que ce soit chez Pindare ou chez Pleynet, il y a une coupure qui épate le bourgeois… Pourquoi Pindare va-t-il à la ligne, il n’a même pas fini son mot ? Là, la mesure s’arrête et puis, tout à coup, elle a l’air de nous donner l’occasion d’entendre. Qu’est-ce que fait la mesure ? Elle donne quelque chose d’autre, une sorte de point qu’on appelle communément « esprit » ou « conscience », mais qui est ici au bout de la métrique : le rejet. Je crois que toute poésie a une mesure et que toute poésie a un rejet, avec certaines insistances sur l’un ou l’autre aspect. Selon les types de styles poétiques et selon les époques, il y a prédominance de la mesure sur le rejet ou inversement. Shakespeare, c’est une prosodie du rejet. Racine, une prosodie de la mesure ; le rejet, chez lui, est une exception. Mais il y a toujours les deux. Et c’est cela qui nous rapproche peut-être de cet instant où Daumal est tout à coup réduit au son. Dans ce texte de Daumal – je ne l’avais pas présent à l’esprit et après ce que nous a dit Gilbert Amy tout cela me revient d’une façon très percutante (percutante est précisément le mot) –, tout à coup, voilà une conscience qui est en train de s’abolir, qui approche de la mort, ce qui est le moment le moins institutionnel de notre vie (tant qu’on n’est pas dans les pompes funèbres). Et, juste avant la mort puisqu’il n’est tout de même pas mort ce jour-là –, il a approché du moment où il est tout entier un son et, en même temps, alors la couleur éclate. Alors là, c’est évidemment la poésie, s’il en est. À son commencement.

P. Sollers : En sorte que Faye voudrait dire par là que Daumal parlerait de l’absence de parole et que cette absence de parole serait remplacée, au fond, par un langage.

M. Pleynet : Il parle de l’absence de parole, mais il ne parle pas de l’absence de langage. Je le signale très soigneusement.

J.P Faye : Il est dans l’instantané du langage.

M. Pleynet : C’est-à-dire qu’il est dans le langage.

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