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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 026. Pourquoi réédite-t-on l'œuvre de Raymond Roussel? Un pré curseur de notre littérature moderne

by 상겔스 2024. 6. 25.
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26 Pourquoi réédite-t-on l’œuvre de Raymond Roussel ? Un précurseur de notre littérature moderne


« Pourquoi réédite-t-on l’œuvre de Raymond Roussel ? Un précurseur de notre littérature moderne », Le Monde, n° 6097, 22 août 1964, p. 9.

L’œuvre de Raymond Roussel court au-dessous de notre langage depuis des années, et nous ne le savions guère. Il a fallu les Biffures de Leiris*, il a fallu Robbe-Grillet et Butor pour que nous devienne perceptible l’insistance de cette voix qui avait paru aux surréalistes déjà si étrange et si proche. Mais elle nous revient, à nous, bien différente de ce qu’elle était pour Breton quand il composait l’Anthologie de l’humour noir**. Différente et bien plus accessible à en juger par les rééditions massives[163], les inédits qu’on redécouvre[164], les traductions[165] et les articles[166] innombrables maintenant dans toutes les langues.

Et pourtant, cette œuvre n’est ouverte qu’à la manière de corridors qui se dédoubleraient à l’infini, ne menant à rien d’autre peut-être qu’à de nouveaux embranchements, eux-mêmes partagés. Première branche : des œuvres descriptives (La Doublure***, en 1897, et, sept ans plus tard, La Vue****) ; c’est le carnaval de Nice, c’est l’en-tête d’un papier à lettres, l’étiquette d’une bouteille d’eau d’Évian, ce qu’on voit dans la petite lentille d’un porte-plume, souvenir acheté au bazar. Tout cela en alexandrins. Le langage est posé à plat sur les choses ; méticuleusement, il en parcourt les détails, mais sans perspective ni proportions ; tout est vu de loin, mais par un regard si perçant, si souverain et si neutre que même l’invisible y fait surface dans une seule lumière immobile et lisse.

Seconde branche, les merveilles des Impressions d’Afrique* et de Locus solus**. Le même langage, tendu comme une nappe, sert à décrire l’impossible : un nain qui loge dans un tiroir, un adolescent qui, avec les caillots de son sang glauque, alimente des méduses, des cadavres gelés qui répètent mécaniquement dans des frigidaires l’instant où ils sont morts. Et puis d’autres corridors se forment : des pièces de théâtre (qui ont donné lieu à quelques beaux tapages surréalistes), un poème de parenthèses emboîtées, un court fragment autobiographique.

Pour nous orienter dans ce labyrinthe, il nous reste peu de chose – sauf quelques merveilleuses anecdotes racontées par Leiris. Il y a bien l’hypothèse paresseuse du langage ésotérique. À texte difficile, auteur initié. Mais voilà qui ne nous avance guère, ni non plus de savoir que Roussel était fou, qu’il présentait de beaux symptômes obsessionnels, que Janet l’a soigné, mais pas guéri. Folie ou initiation (les deux, peut-être), tout cela ne nous dit rien sur la part de cette œuvre qui concerne le langage d’aujourd’hui : le concerne et en même temps reçoit de lui sa lumière.

La Vue et Le Voyeur*** sont deux textes parents. Chez Roussel comme chez Robbe-Grillet, la description n’est point la fidélité du langage à l’objet, mais la naissance perpétuellement renouvelée d’un rapport infini entre les mots et les choses. Le langage en avançant soulève sans arrêt de nouveaux objets, suscite la lumière et l’ombre, fait craquer la surface, dérange les lignes. Il n’obéit pas aux perceptions, il leur trace un chemin, et dans son sillage redevenu muet les choses se mettent à scintiller pour elles-mêmes, oubliant qu’elles avaient été, au préalable, « parlées ». Tournées, d’entrée de jeu, par le langage, les choses n’ont plus de secret ; et elles se donnent l’une à côté de l’autre, sans épaisseur, sans proportions, dans un « mot à mot » qui les dépose, toutes égales, toutes semblablement dépouillées de mystère, toutes laquées, toutes aussi inquiétantes et obstinées à être là, sur la mince surface des phrases. Robbe-Grillet vient d’analyser admirablement, à propos de Roussel, ce « lieu commun » du regard et du langage, au-delà duquel il n’y a rien à dire ni à voir[167].

L’autre face de l’œuvre de Roussel découvre une forme d’imagination qui n’était guère connue. Les jeux des Impressions d’Afrique, les morts de Locus solus n’appartiennent ni au rêve ni au fantastique. Ils sont plus proches de l’« extraordinaire », à la manière de Jules Verne ; mais c’est un extraordinaire minuscule, artificiel et immobile : des merveilles de la nature hors de toute nature, et bâties par de tout-puissants ingénieurs qui n’auraient le propos que de sculpter l’histoire grecque dans l’épaisseur diaphane d’un grain de raisin. Jules Verne, qui n’a pas voyagé, a inventé le merveilleux de l’espace. Roussel, qui a fait le tour du monde (tous rideaux fermés, il est vrai, car il n’aimait pas regarder, et son œuvre ne lui en laissait pas le loisir), a voulu réduire le temps et l’espace au globule d’une monade ; et peut-être, comme Leibniz, a-t-il vu des lacs trembler dans des parcelles de marbre. On sait ce qu’il peut y avoir de pervers dans une imagination rétrécissante qui n’est pas ironique alors que le lyrisme nous a accoutumés à l’agrandissement indéfini, aux steppes, aux grands ennuis sidéraux (mais combien nobles).

Mais Roussel, peu avant son suicide, a ménagé un piège supplémentaire. Il a « révélé » comment il avait écrit ces récits merveilleux dont l’enchantement semblait pourtant ne résider qu’en lui-même. À la fois explication et conseil pour qui voudrait en faire autant : prendre une phrase au hasard – dans une chanson, sur une affiche, sur une carte de visite ; la réduire en ses éléments phonétiques, et avec ceux-ci reconstruire d’autres mots qui doivent servir de trame obligée. Tous les miracles microscopiques, toutes les vaines machineries des Impressions et de Locus solus ne sont que les produits de décomposition et de recomposition d’un matériel verbal pulvérisé, jeté en l’air, et retombant selon des figures qu’on peut dire, au sens strict, « disparates ». Mais le disparate roussellien n’est point bizarrerie de l’imagination : c’est le hasard du langage instauré dans sa toute-puissance à l’intérieur de ce qu’il dit ; et le hasard n’est qu’une manière de transformer en discours l’improbable rencontre des mots. Toute la grande inquiétude mallarméenne devant les rapports du langage au hasard anime une moitié de l’œuvre de Roussel.

Quant à l’autre moitié, à la part descriptive ? Eh bien, elle ne décrit jamais que des masques, des cartons, des images, des reproductions : c’est du langage sur des doubles. Et si l’on songe que tous les récits merveilleux font naître d’impossibles images sur du langage dédoublé, on comprend qu’il s’agit, en réalité, dans les deux parties, d’une seule et même figure inversée par le mince dédoublement d’un miroir.

Peut-être y a-t-il d’autres secrets chez Roussel. Cependant, comme en tout secret, le trésor n’est pas ce qu’on cache, mais les visibles chicanes, les défenses hérissées, les corridors qui hésitent. C’est le labyrinthe qui fait le Minotaure : non l’inverse. La littérature moderne ne cesse de nous l’apprendre. C’est pourquoi elle déchiffre l’œuvre de Roussel qui nous autorise en même temps à la lire : leurs mécanismes, comme dirait Sollers, se « remontent » l’un l’autre.

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