24 Le langage de l’espace
« Le langage de l’espace », Critique, n° 203, avril 1964, pp. 378-382.
Écrire, pendant des siècles, s’est ordonné au temps. Le récit (réel ou fictif) n’était pas la seule forme de cette appartenance, ni la plus proche de l’essentiel ; il est même probable qu’il en a caché la profondeur et la loi, dans le mouvement qui semblait le mieux les manifester. Au point qu’en l’affranchissant du récit, de son ordre linéaire, du grand jeu syntaxique de la concordance des temps, on a cru qu’on relevait l’acte d’écrire de sa vieille obédience temporelle. En fait, la rigueur du temps ne s’exerçait pas sur l’écriture par le biais de ce qu’elle écrivait, mais dans son épaisseur même, dans ce qui constituait son être singulier – cet incorporel. S’adressant ou non au passé, se soumettant à l’ordre des chronologies ou s’appliquant à le dénouer, l’écriture était prise dans une courbe fondamentale qui était celle du retour homérique, mais celle aussi de l’accomplissement des prophéties juives. Alexandrie, qui est notre lieu de naissance, avait prescrit ce cercle à tout le langage occidental : écrire, c’était faire retour, c’était revenir à l’origine, se ressaisir du premier moment ; c’était être de nouveau au matin. De là, la fonction mythique, jusqu’à nous, de la littérature ; de là, son rapport à l’ancien ; de là, le privilège qu’elle a accordé à l’analogie, au même, à toutes les merveilles de l’identité. De là, surtout, une structure de répétition qui désignait son être.
Le XXe siècle est peut-être l’époque où se dénouent de telles parentés. Le retour nietzschéen a clos une bonne fois la courbe de la mémoire platonicienne, et Joyce refermé celle du récit homérique. Ce qui ne nous condamne pas à l’espace comme à une seule autre possibilité, trop longtemps négligée, mais dévoile que le langage est (ou, peut-être, est devenu) chose d’espace. Qu’il le décrive ou le parcoure n’est pas là non plus l’essentiel. Et si l’espace est dans le langage d’aujourd’hui la plus obsédante des métaphores, ce n’est pas qu’il offre désormais le seul recours ; mais c’est dans l’espace que le langage d’entrée de jeu se déploie, glisse sur lui-même, détermine ses choix, dessine ses figures et ses translations. C’est en lui qu’il se transporte, que son être même se « métaphorise ».
L’écart, la distance, l’intermédiaire, la dispersion, la fracture, la différence ne sont pas les thèmes de la littérature d’aujourd’hui ; mais ce en quoi le langage maintenant nous est donné et vient jusqu’à nous : ce qui fait qu’il parle. Ces dimensions, il ne les a pas prélevées sur les choses pour en restituer l’analogon et comme le modèle verbal. Elles sont communes aux choses et à lui-même : le point aveugle d’où nous viennent les choses et les mots au moment où ils vont à leur point de rencontre. Cette « courbe » paradoxale, si différente du retour homérique ou de l’accomplissement de la Promesse, elle est sans doute pour l’instant l’impensable de la Littérature. C’est-à-dire ce qui la rend possible dans les textes où nous pouvons la lire aujourd’hui.
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La Veille, de Roger Laporte[160], se tient au plus près de cette « région » à la fois pâle et redoutable. Elle y est désignée comme une épreuve : danger et probation, ouverture qui instaure mais demeure béante, approche et éloignement. Ce qui impose ainsi son imminence, mais aussitôt et aussi bien se détourne, ce n’est point le langage. Mais un sujet neutre, « il » sans visage par quoi tout langage est possible. Écrire n’est donné que si il ne se retire pas dans l’absolu de la distance ; mais écrire devient impossible quand il se fait menaçant de tout le poids de son extrême proximité. En cet écart plein de périls, il ne peut y avoir (pas plus que dans l’Empédocle de Hölderlin*) ni Milieu, ni Loi, ni Mesure. Car rien n’est donné que la distance et la veille du guetteur ouvrant les yeux sur le jour qui n’est pas encore là. Sur un mode lumineux, et absolument réservé, cet il dit la mesure démesurée de la distance en éveil où parle le langage. L’expérience racontée par Laporte comme le passé d’une épreuve, c’est cela même où est donné le langage qui la raconte ; c’est le pli où le langage redouble la distance vide d’où il nous vient et se sépare de soi dans l’approche de cette distance sur laquelle il lui appartient, et à lui seul, de veiller.
En ce sens, l’œuvre de Laporte, au voisinage de Blanchot, pense l’impensé de la Littérature et approche de son être par la transparence d’un langage qui ne cherche pas tant à le rejoindre qu’à l’accueillir.
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Roman adamite, Le Procès-Verbal[161] est une veille lui aussi, mais dans la lumière du plein midi. Étendu dans la « diagonale du ciel », Adam Pollo est au point où les faces du temps se replient l’une sur l’autre. Peut-être est-il, au début du roman, un évadé de cette prison où il est enfermé à la fin ; peut-être vient-il de l’hôpital dont il retrouve aux dernières pages la coquille de nacre, de peinture blanche et de métal. Et la vieille femme essoufflée qui monte vers lui, avec la terre entière en auréole autour de la tête est sans doute, dans le discours de la folie, la jeune fille qui, au début du texte, a grimpé jusqu’à sa maison abandonnée. Et dans ce repli du temps naît un espace vide, une distance pas encore nommée où le langage se précipite. Au sommet de cette distance qui est pente, Adam Pollo est comme Zarathoustra : il descend vers le monde, la mer, la ville. Et quand il remonte jusqu’à son antre, ce ne sont point l’aigle et le serpent, inséparables ennemis, cercle solaire, qui l’attendent ; mais le sale rat blanc qu’il déchire à coups de couteau et qu’il envoie pourrir sur un soleil d’épines. Adam Pollo est un prophète en un sens singulier ; il n’annonce pas le Temps ; il parle de cette distance qui le sépare du monde (du monde qui « lui est sorti de la tête à force d’être regardé »), et, par le flot de son discours dément, le monde refluera jusqu’à lui, comme un gros poisson remontant le courant, l’avalera et le tiendra enfermé pour un temps indéfini et immobile dans la chambre quadrillée d’un asile. Refermé sur lui-même, le temps se répartit maintenant sur cet échiquier de barreaux et de soleil. Grillage qui est peut-être la grille du langage.
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L’œuvre entière de Claude Ollier est une investigation de l’espace commun au langage et aux choses ; en apparence, exercice pour ajuster aux espaces complexes des paysages et des villes de longues phrases patientes, défaites, reprises et bouclées dans les mouvements même d’un regard ou d’une marche. À vrai dire, le premier roman d’Ollier, La Mise en scène*, révélait déjà entre langage et espace un rapport plus profond que celui d’une description ou d’un relevé : dans le cercle laissé en blanc d’une région non cartographiée, le récit avait fait naître un espace précis, peuplé, sillonné d’événements où celui qui les décrivait (en les faisant naître) se trouvait engagé et comme perdu ; car le narrateur avait eu un « double » qui, en ce même lieu inexistant jusqu’à lui, avait été tué par un enchaînement de faits identiques à ceux qui se tramaient autour de lui : si bien que cet espace jamais encore décrit n’était nommé, relaté, arpenté qu’au prix d’un redoublement meurtrier ; l’espace accédait au langage par un « bégaiement » qui abolissait le temps. L’espace et le langage naissaient ensemble, dans Le Maintien de l’ordre*, d’une oscillation entre un regard qui se regardait surveillé et un double regard obstiné et muet qui le surveillait et était surpris le surveillant par un jeu constant de rétrovision.
Été indien** obéit à une structure octogonale. L’axe des abscisses, c’est la voiture qui, du bout de son capot, coupe en deux l’étendue d’un paysage, c’est la promenade à pied ou en auto dans la ville ; ce sont les tramways ou les trains. Pour la verticale des ordonnées, il y a la montée au flanc de la pyramide, l’ascenseur dans le gratte-ciel, le belvédère qui surplombe la ville. Et dans l’espace ouvert par ces perpendiculaires, tous les mouvements composés se déploient : le regard qui tourne, celui qui plonge sur l’étendue de la ville comme sur un plan ; la courbe du train aérien qui s’élance au-dessus de la baie puis redescend vers les faubourgs. En outre, certains de ces mouvements sont prolongés, répercutés, décalés ou figés par des photos, des vues fixes, des fragments de films. Mais tous sont dédoublés par l’œil qui les suit, les relate ou de lui-même les accomplit. Car ce regard n’est pas neutre ; il a l’air de laisser les choses là où elles sont ; en fait, il les « prélève », les détachant virtuellement d’elles-mêmes dans leur épaisseur, pour les faire entrer dans la composition d’un film qui n’existe pas encore et dont le scénario même n’est pas choisi. Ce sont ces « vues » non décidées mais « sous option » qui, entre les choses qu’elles ne sont plus et le film qui n’est pas encore, forment avec le langage la trame du livre.
En ce lieu nouveau, ce qui est perçu abandonne sa consistance, se détache de soi, flotte dans un espace et selon des combinaisons improbables, gagne le regard qui les détache et les noue, si bien qu’il pénètre en elles, se glisse dans cette étrange distance impalpable qui sépare et unit leur lieu de naissance et leur écran final. Entré dans l’avion qui le ramène vers la réalité du film (les producteurs et les auteurs), comme s’il était entré dans ce mince espace, le narrateur disparaît avec lui – avec la fragile distance instaurée par son regard : l’avion tombe dans un marécage qui se referme sur toutes ces choses vues sur cet espace « prélevé », ne laissant au-dessus de la parfaite surface maintenant calme que des fleurs rouges « sous nul regard », et ce texte que nous lisons – langage flottant d’un espace qui s’est englouti avec son démiurge, mais qui reste présent encore et pour toujours dans tous ces mots qui n’ont plus de voix pour être prononcés.
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Tel est le pouvoir du langage : lui qui est tissé d’espace, il le suscite, se le donne par une ouverture originaire et le prélève pour le reprendre en soi. Mais à nouveau il est voué à l’espace : où donc pourrait-il flotter et se poser, sinon en ce lieu qui est la page, avec ses lignes et sa surface, sinon en ce volume qui est le livre ? Michel Butor, à plusieurs reprises, a formulé les lois et paradoxes de cet espace si visible que le langage couvre d’ordinaire sans le manifester. La Description de San Marco[162] ne cherche pas à restituer dans le langage le modèle architectural de ce que le regard peut parcourir. Mais elle utilise systématiquement et à son propre compte tous les espaces de langage qui sont connexes de l’édifice de pierres : espaces antérieurs que celui-ci restitue (les textes sacrés illustrés par les fresques), espaces immédiatement et matériellement superposés aux surfaces peintes (les inscriptions et légendes), espaces ultérieurs qui analysent et décrivent les éléments de l’église (commentaires des livres et des guides), espaces voisins et corrélatifs qui s’accrochent un peu au hasard, épinglés par des mots (réflexions des touristes qui regardent), espaces proches mais dont les regards sont tournés comme de l’autre côté (fragments de dialogues). Ces espaces ont leur lieu propre d’inscription : rouleaux des manuscrits, surface des murs, livres, bandes de magnétophones qu’on découpe aux ciseaux. Et ce triple jeu (la basilique, les espaces verbaux, leur lieu d’écriture) distribue ses éléments selon un système double : le sens de la visite (lui-même est la résultante enchevêtrée de l’espace de la basilique, de la marche du promeneur et du mouvement de son regard), et celui qui est prescrit par les grandes pages blanches sur lesquelles Michel Butor a fait imprimer son texte, avec des bandes de mots découpées par la seule loi des marges, d’autres disposées en versets, d’autres en colonnes. Et cette organisation renvoie peut-être à cet autre espace encore qu’est celui de la photographie… Immense architecture aux ordres de la basilique, mais différente absolument de son espace de pierres et de peintures – dirigé vers lui, collant à lui, traversant ses murs, ouvrant l’étendue des mots enfouis en lui, lui rapportant tout un murmure qui lui échappe ou s’en détourne, faisant jaillir avec une rigueur méthodique les jeux de l’espace verbal aux prises avec les choses.
La « description » ici n’est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement : entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l’emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d’inscription. Et c’est là sans doute l’être du livre, objet et lieu de la littérature.
프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권
Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 024. Le langage de l'espace
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