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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 032. Les Suivantes

by 상겔스 2024. 6. 25.
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32 Les Suivantes


« Les Suivantes », Le Mercure de France, n° 1221-1222, juillet-août 1965, pp. 368-384.

Le tableau de Vélasquez est universellement connu sous le titre Las Meninas, ce qui signifie « les demoiselles d’honneur ». En fait, ce titre n’apparaît qu’en 1843 dans le catalogue du Prado, les inventaires de la cour de Madrid le désignant comme El Cuadro de la familia, ou « la famille royale ». Michel Foucault semble avoir hésité à inclure cet essai dans Les Mots et les Choses (Paris, Gallimard, 1966). Il avait commencé par le résumer succinctement au chapitre IX. Puis, supprimant certains passages et modifiant des tournures de l’article, il en fit le chapitre I, qu’il allégea encore sur épreuves.

Le peintre est légèrement en retrait du tableau. Il jette un coup d’œil sur le modèle ; peut-être s’agit-il d’ajouter une dernière touche, mais il se peut aussi que le premier trait encore n’ait pas été posé. Le bras qui tient le pinceau est replié sur la gauche, dans la direction de la palette ; il est, pour un instant, immobile entre la toile et les couleurs. Cette main habile est suspendue au regard ; et le regard, en retour, repose sur le geste arrêté. Entre la fine pointe du pinceau et l’acier du regard, le spectacle va libérer son volume.

Non sans un système subtil d’esquives. En prenant un peu de distance, le peintre s’est placé à côté de l’ouvrage auquel il travaille. C’est-à-dire que, pour le spectateur qui actuellement le regarde, il est à droite de son tableau, qui, lui, occupe toute l’extrême gauche. À ce même spectateur le tableau tourne le dos : on ne peut en percevoir que l’envers, avec l’immense châssis qui le soutient. Le peintre, en revanche, est parfaitement visible dans toute sa stature ; en tout cas, il n’est pas masqué par la haute toile, qui, peut-être, va l’absorber tout à l’heure, lorsque, faisant un pas vers elle, il se remettra à son travail ; sans doute vient-il, à l’instant même, d’apparaître aux yeux du spectateur, surgissant de cette sorte de grande cage virtuelle, qui projette vers l’arrière la surface qu’il est en train de peindre. On peut le voir maintenant, en un instant d’arrêt, au centre neutre de cette oscillation. Sa taille sombre, son visage clair sont mitoyens du visible et de l’invisible : sortant de cette toile qui nous échappe, il émerge à nos yeux ; mais lorsque, bientôt, il fera un pas vers la droite, en se dérobant à nos regards, il se trouvera placé juste en face de la toile qu’il est en train de peindre ; il entrera dans cette région où son tableau, négligé un instant, va, pour lui, devenir visible sans ombre ni réticence. Comme si le peintre ne pouvait à la fois être vu sur le tableau où il est représenté et voir celui où il s’emploie à représenter quelque chose. Il règne au seuil de ces deux visibilités incompatibles.

Le peintre regarde, le visage légèrement tourné et la tête penchée vers l’épaule. Il fixe un point invisible, mais que nous, les spectateurs, nous pouvons aisément assigner, puisque ce point, c’est nous-mêmes : notre corps, notre visage, nos yeux. Le spectacle qu’il observe est donc deux fois invisible : puisqu’il n’est pas représenté dans l’espace du tableau, et puisqu’il se situe précisément en ce point aveugle, en cette cache essentielle où se dérobe pour nous-mêmes notre regard au moment où nous regardons. Et pourtant, cette invisibilité, comment pourrions-nous éviter de la voir, là sous nos yeux, puisqu’elle a dans le tableau lui-même son sensible équivalent, sa figure scellée ? On pourrait en effet deviner ce que le peintre regarde, s’il était possible de jeter les yeux sur la toile à laquelle il s’applique ; mais de celle-ci on n’aperçoit que la trame, les montants noirs à l’horizontale et, à la verticale, l’oblique du chevalet. Le haut rectangle monotone qui occupe toute la partie gauche du tableau réel, et qui figure l’envers de la toile représentée, restitue sous les espèces d’une surface l’invisibilité en profondeur de ce que l’artiste contemple : cet espace où nous sommes, que nous sommes. Des yeux du peintre à ce qu’il regarde, une ligne impérieuse est tracée que nous ne saurions éviter, nous qui regardons : elle traverse le tableau réel et rejoint en avant de sa surface ce lieu d’où nous voyons le peintre qui nous observe ; ce pointillé nous atteint immanquablement et nous lie à la représentation du tableau.

En apparence, ce lieu est simple : il est de pure réciprocité. Nous regardons un tableau d’où un peintre à son tour nous contemple. Rien de plus qu’un face à face, que des yeux qui se surprennent, que des regards droits qui, en se croisant, se superposent. Et pourtant, cette mince ligne de visibilité en retour enveloppe tout un réseau complexe d’incertitudes, d’échanges et d’esquives. Le peintre ne dirige les yeux vers nous que dans la mesure où nous nous trouvons à la place de son motif. Nous autres spectateurs, nous sommes en sus. Accueillis sous ce regard, nous sommes chassés par lui, remplacés par ce qui de tout temps s’est trouvé là avant nous : par le modèle lui-même. Mais, inversement, le regard du peintre adressé hors du tableau au vide qui lui fait face accepte autant de modèles qu’il lui vient de spectateurs ; en ce lieu précis, mais indifférent, le regardant et le regardé s’échangent sans cesse. Nul regard n’est stable, ou plutôt, dans le sillon neutre du regard qui transperce la toile à la perpendiculaire, le sujet et l’objet, le spectateur et le modèle inversent leur rôle à l’infini. Et la grande toile retournée à l’extrême gauche du tableau exerce là sa seconde fonction : obstinément invisible, elle empêche que soit jamais repérable ni définitivement établi le rapport des regards. La fixité opaque qu’elle fait régner d’un côté rend pour toujours instable le jeu des métamorphoses qui, au centre, s’établit entre le spectateur et le modèle. Parce que nous ne voyons que cet envers, nous ne savons qui nous sommes ni ce que nous faisons. Vus ou voyant ? Le peintre fixe actuellement un lieu qui, d’instant en instant, ne cesse de changer de contenu, de forme, de visage, d’identité. Mais l’immobilité attentive de ses yeux renvoie à une autre direction qu’ils ont suivie souvent déjà et que bientôt, à n’en pas douter, ils vont reprendre : celle de la toile immobile sur laquelle se trace, est tracé peut-être depuis longtemps et pour toujours un portrait qui ne s’effacera jamais plus. Si bien que le regard souverain du peintre commande un triangle virtuel qui définit en son essence ce tableau d’un tableau : au sommet – seul point visible –, les yeux de l’artiste ; à la base, d’un côté, l’emplacement invisible du modèle, de l’autre, la figure probablement esquissée sur la toile retournée.

Au moment où ils placent le spectateur dans le champ de leur regard, les yeux du peintre le saisissent, le contraignent à entrer dans le tableau, lui assignent un lien à la fois privilégié et obligatoire, prélèvent sur lui sa lumineuse et visible espèce, et la projettent sur la surface inaccessible de la toile retournée. Il voit son invisibilité rendue visible pour le peintre et transposée en une image définitivement invisible pour lui-même. Surprise qui est multipliée et rendue plus inévitable encore par un piège marginal. À l’extrême droite, le tableau reçoit sa lumière d’une fenêtre représentée selon une perspective très courte ; on n’en voit guère que l’embrasure ; toute la part invisible déborde du tableau, si bien que le flux de lumière qu’elle répand largement se trouve partagé ; où, plutôt, il baigne à la fois, d’une même générosité, deux espaces voisins, entrecroisés, mais irréductibles : la surface de la toile, avec le volume qu’elle représente (c’est-à-dire l’atelier du peintre ou le salon dans lequel il a installé son chevalet), et, en avant de cette surface, le volume réel qu’occupe le spectateur (ou encore le site irréel du modèle). Et, parcourant la pièce de droite à gauche, la vaste lumière dorée emporte à la fois le spectateur vers le peintre et le modèle vers la toile ; c’est elle aussi qui, en éclairant le peintre, le rend visible au spectateur et fait briller, comme autant de lignes d’or aux yeux du modèle, le cadre de la toile énigmatique où son image, transportée, va se trouver enclose. Cette fenêtre extrême, partielle, à peine indiquée, libère un jour entier et mixte qui sert de lieu commun à la représentation. Elle équilibre, à l’autre bout du tableau, la toile invisible : tout comme celle-ci, en tournant le dos aux spectateurs, se replie contre le tableau qui la représente et forme, par la superposition de son envers visible sur la surface du tableau porteur, le lieu, pour nous inaccessible, où scintille l’Image par excellence, de même la fenêtre, pure ouverture, instaure un espace aussi manifeste que l’autre est celé, aussi commun au peintre, aux personnages, aux modèles, aux spectateurs que l’autre est solitaire (car nul ne le regarde, pas même le peintre) ; il est partagé entre les divers moments du tableau (le cube fictif qu’il représente, la surface colorée qui représente le lieu réel où il est placé face à ses spectateurs et qui lui permet d’être une représentation), tandis que l’autre est placé au sommet le plus raréfié de la représentation (il est peint, mais de façon invisible, de la main d’un peintre représenté lui-même, dans un tableau, par un artiste qui y a fait son autoportrait). De la droite s’épanche, par une fenêtre invisible, le pur volume d’une lumière qui rend visible toute représentation ; à gauche s’étend la surface qui esquive, de l’autre côté de sa trop visible trame, la représentation qu’elle porte. La lumière, en inondant la scène (je veux dire aussi bien la pièce que la toile, la pièce représentée sur la toile, et la pièce où la toile est placée), enveloppe les personnages et les spectateurs et les emporte, sous le regard du peintre, vers le lieu où son pinceau va les représenter. Mais ce lieu nous est dérobé. Nous nous regardons regardés par le peintre et rendus visibles à ses yeux par la même lumière qui nous le fait voir. Et, au moment où nous allons nous saisir transcrits par sa main comme dans un miroir, nous ne pourrons surprendre de celui-ci que l’envers morne. L’autre côté d’une psyché.

Or, exactement en face des spectateurs – de nous-mêmes –, sur le mur qui constitue le fond de la pièce, l’auteur a représenté une série de tableaux ; on en voit deux en leur entier ; et deux autres par fragments. Leur cadre sombre contraste avec le bois clair du châssis et du chevalet qu’on peut voir au premier plan ; mais les formes très vagues qui s’y dessinent s’opposent à l’évidente monotonie de la toile dont on ne saisit que l’envers. Ici, la représentation est inaccessible parce que retournée : là-bas, elle est bien offerte, mais l’extrême distance la brouille et la retient. Au plus près, seul le support du tableau est visible ; au loin, l’épaisse couche de peinture dont il s’est orné pour devenir représentation s’est fondue dans la nuit. Entre ces deux extrêmes, la claire représentation a certainement trouvé son lieu le plus favorable, lieu intérieur au tableau, dont nous sommes exclus, nous autres spectateurs. Nous sommes là pour voir, mais la bonne distance, le point d’où nous pourrions regarder la toile en chantier et celles qui sont déjà peintes, nous est refusé ; car nous ne sommes pas du tableau. Nous lui appartenons, puisqu’il nous peint ; il nous appartient, puisque nous le contemplons. Mais on ne peut pas être dans l’espace qu’on voit ni voir ce que peut voir chaque point de cet espace visible et voyant. Un tableau nous est donné, mais non le tableau du tableau, non les tableaux qui y trouvent leur séjour.

Mais voici que, parmi routes ces toiles suspendues, l’une d’entre elles brille d’un éclat singulier. Son cadre est plus large, plus sombre que celui des autres ; cependant, une fine ligne blanche le double vers l’intérieur, diffusant sur toute sa surface un jour malaisé à assigner ; car il ne vient de nulle part, sinon d’un espace qui lui serait intérieur. Dans ce jour étrange apparaissent deux silhouettes et, au-dessus d’elles, un peu vers l’arrière, un lourd rideau de pourpre. Les autres tableaux ne donnent guère à voir que quelques taches plus pâles à la limite d’une nuit sans profondeur. Celui-là, au contraire, s’ouvre sur un espace en recul où des formes reconnaissables s’étagent dans une clarté qui n’appartient qu’à lui. Parmi tous ces éléments qui sont destinés à offrir des représentations, mais les contestent, les dérobent, les esquivent par leur position ou leur distance, celui-là est le seul qui fonctionne en toute honnêteté et qui donne à voir ce qu’il doit montrer. En dépit de son éloignement, en dépit de l’ombre qui l’entoure. Mais ce n’est pas un tableau : c’est un miroir. Il offre enfin cet enchantement du double que refusaient aussi bien les peintures éloignées que la lumière du premier plan avec la toile ironique.

De toutes les représentations que représente le tableau, il est la seule visible ; mais nul ne le regarde. Debout à côté de sa toile, et l’attention toute tirée vers son modèle, le peintre ne peut voir cette glace qui brille doucement derrière lui. Les autres personnages du tableau sont pour la plupart tournés eux aussi vers ce qui doit se passer en avant – vers la claire invisibilité qui borde la toile, vers ce balcon de lumière où leurs regards ont à voir ceux qui les voient, et non vers ce creux sombre par quoi se ferme la chambre où ils sont représentés. Il y a bien quelques têtes qui s’offrent de profil : mais aucune n’est suffisamment détournée pour regarder, au fond de la pièce, ce miroir désolé, petit rectangle luisant, qui n’est rien d’autre que visibilité, mais sans aucun regard qui puisse s’en emparer, la rendre actuelle et jouir du fruit, mûr tout à coup, de son spectacle.

Il faut reconnaître que cette indifférence n’a d’égale que la sienne. Il ne reflète rien, en effet, de ce qui se trouve dans le même espace que lui ; ni le peintre qui lui tourne le dos ni les personnages au centre de la pièce. En sa claire profondeur, ce n’est pas le visible qu’il mire. Dans la peinture hollandaise, il était de tradition que les miroirs jouent un rôle de redoublement : ils répétaient ce qui était donné une première fois dans le tableau, mais à l’intérieur d’un espace irréel, modifié, rétréci, recourbé. Réfléchissant, il était de leur jeu de fléchir et de multiplier : on y voyait la même chose que dans la première instance du tableau, mais décomposée et recomposée selon une autre loi. Ils étaient comme un autre regard qui pouvait saisir les objets en arrière ou de biais, regard imprévu, subreptice, et cependant pas tout à fait autonome, car il se subordonnait au regard souverain du peintre, auquel il offrait le déjà vu, mais contemplé d’ailleurs. Ils faisaient basculer la visibilité des choses pour la restituer à l’ordre du tableau. Ici, le miroir ne dit rien de ce qui a été déjà dit. Sa position, pourtant, est à peu près centrale : son bord supérieur est exactement sur la ligne qui partage en deux la hauteur du tableau, il occupe sur le mur du fond (ou, du moins, sur la part de celui-ci qui est visible) une position médiane ; il devrait donc être traversé par les mêmes lignes perspectives que le tableau lui-même ; on pourrait s’attendre qu’un même atelier, un même peintre, une même toile se disposent en lui selon un espace identique ; il pourrait être le double parfait. Par sa position, il détient un droit de multiplication que rien ne devrait arrêter.

Or il ne fait rien voir de ce que le tableau lui-même représente. Son regard immobile va saisir au-devant du tableau, dans cette région nécessairement invisible qui en forme la face extérieure, les personnages qui y sont disposés. Au lieu de tourner autour des objets visibles, ce miroir traverse tout le champ de la représentation, négligeant ce qu’il pourrait y capter et restitue la visibilité à ce qui demeure hors de tout regard. Mais cette invisibilité qu’il surmonte n’est pas celle du caché : il ne contourne pas un obstacle, il ne détourne pas une perspective. Il s’adresse à ce qui est invisible à la fois par la structure du tableau et par son existence comme peinture. Ce qui se reflète en lui, c’est ce que tous les personnages de la toile sont en train de fixer, le regard droit devant eux ; c’est donc ce qu’on pourrait voir si la toile se prolongeait vers l’avant, descendant plus bas, jusqu’à envelopper les personnages qui servent de modèles au peintre. Mais c’est aussi, puisque la toile s’arrête là, donnant à voir le peintre et son atelier, ce qui est extérieur au tableau, dans la mesure où il est tableau, c’est-à-dire fragment rectangulaire de lignes et de couleurs chargé de représenter quelque chose aux yeux de tout spectateur possible. Au fond de la pièce, ignoré de tous, le miroir inattendu fait luire les figures que regarde le peintre (le peintre en sa réalité représentée, objective, de peintre au travail) ; mais aussi bien les figures qui regardent le peintre (en cette réalité matérielle que les lignes et les couleurs ont déposée sur la toile). Ces deux figures sont aussi inaccessibles l’une que l’autre, mais de façon différente : la première, par un effet de composition qui est propre au tableau ; la seconde, par la loi qui préside à l’existence même de tout tableau en général. Ici, le jeu de la représentation consiste à amener l’une à la place de l’autre, dans une superposition instable, ces deux formes de l’invisibilité – et à les rendre aussitôt à l’autre extrémité du tableau, à ce pôle qui est le plus hautement représenté : celui d’une profondeur de reflet au creux d’une profondeur de tableau. Le miroir assure une métathèse de la visibilité qui entame à la fois l’espace représenté dans le tableau et sa nature de représentation ; il fait voir, au centre de la toile, ce qui du tableau est deux fois nécessairement invisible.

Étrange façon d’appliquer au pied de la lettre, mais en le retournant, le conseil que le vieux Pacheco avait donné, paraît-il, à son élève, lorsqu’il travaillait dans l’atelier de Séville : « L’image doit sortir du cadre. »

*

Mais peut-être est-il temps de nommer enfin cette image qui apparaît au fond du miroir et que le peintre contemple en avant du tableau. Peut-être vaut-il mieux fixer une bonne fois l’identité des personnages présents ou indiqués, plutôt que de s’embrouiller à l’infini dans ces désignations flottantes, un peu abstraites, toujours susceptibles d’équivoques et de dédoublements : « le peintre », « les personnages », « les modèles », « les spectateurs », « les images ». Au lieu de poursuivre sans terme un langage fatalement inadéquat au visible, il suffirait de dire que Vélasquez a composé un tableau ; qu’en ce tableau il s’est représenté lui-même, dans son atelier, ou dans un salon de l’Escurial, en train de peindre deux personnages que l’infante Marguerite vient contempler, entourée de duègnes, de suivantes, de courtisans et de nains ; qu’à ce groupe on peut très précisément attribuer des noms : la tradition reconnaît ici doña Maria Agustina Sarmiente, là-bas Niéto, au premier plan Nicolaso Pertusato, bouffon italien. Il suffirait d’ajouter que les deux personnages qui servent de modèle au peintre ne sont pas visibles, au moins directement ; mais qu’on peut les apercevoir dans une glace ; qu’il s’agit, à n’en pas douter, du roi Philippe IV et de son épouse, Marianna.

Ces noms propres formeraient d’utiles repères, éviteraient des désignations ambiguës ; ils nous diraient en tout cas ce que regarde le peintre, et avec lui la plupart des personnages du tableau. Mais le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. Non pas que la parole soit imparfaite, et, en face du visible, dans un déficit qu’elle s’efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles l’un à l’autre : on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir par des images, des métaphores, des comparaisons ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe. Or le nom propre dans ce jeu, n’est qu’un artifice : il permet de montrer du doigt, c’est-à-dire de faire passer subrepticement de l’espace où l’on parle à l’espace où l’on regarde, c’est-à-dire de les refermer commodément l’un sur l’autre comme s’ils étaient adéquats. Mais si on veut maintenir ouvert le rapport du langage et du visible, si on veut parler non pas à l’encontre, mais à partir de leur incompatibilité, de manière à rester au plus proche de l’un et de l’autre, alors il faut effacer les noms propres et se maintenir dans l’infini de la tâche. C’est peut-être par l’intermédiaire de ce langage gris, anonyme, toujours méticuleux et répétitif, parce que trop large, que la peinture, petit à petit, allumera ses clartés.

Il faut donc feindre de ne pas savoir qui se reflétera au fond de la glace et interroger ce reflet au ras de son existence.

D’abord, il est l’envers de la grande toile représentée à gauche. L’envers ou plutôt l’endroit, puisqu’il montre de face ce qu’elle cache par sa position. De plus, il s’oppose à la fenêtre et la renforce. Comme elle, il est un lieu commun au tableau et à ce qui lui est extérieur. Mais la fenêtre opère par le mouvement continu d’une effusion qui, de droite à gauche, réunit aux personnages attentifs, au peintre, au tableau le spectacle qu’ils contemplent ; le miroir, lui, par un mouvement violent, instantané, et de pure surprise, va chercher en avant du tableau ce qui est regardé, mais non visible, pour le rendre, au bout de la profondeur fictive, visible mais indifférent à tous les regards. Le pointillé impérieux qui est tracé entre le reflet et ce qu’il reflète coupe à la perpendiculaire le flux latéral de la lumière. Enfin – et c’est la troisième fonction de ce miroir –, il jouxte une porte qui s’ouvre comme lui dans le mur du fond. Elle découpe elle aussi un rectangle clair dont la lumière mate ne rayonne pas dans la pièce. Ce ne serait qu’un à-plat doré, s’il n’était creusé vers l’intérieur, par un battant sculpté, la courbe d’un rideau, et l’ombre de plusieurs marches. Là commence un corridor ; mais, au lieu de se perdre parmi l’obscurité, il se dissipe dans un éclatement jaune où la lumière, sans entrer, tourbillonne sur elle-même et repose. Sur ce fond, à la fois proche et sans limites, un homme détache sa haute silhouette ; il est vu de profil ; d’une main, il retient le poids d’une tenture ; ses pieds sont posés sur deux marches différentes ; il a le genou fléchi. Peut-être va-t-il entrer dans la pièce ; peut-être se borne-t-il à épier ce qui se passe à l’intérieur, content de surprendre sans être observé. Comme le miroir, il fixe l’envers de la scène ; comme le miroir, nul ne prête attention à lui. On ne sait d’où il vient ; on peut supposer qu’en suivant d’incertains corridors il a contourné la pièce où les personnages sont réunis et où travaille le peintre ; peut-être était-il lui aussi, tout à l’heure, sur le devant de la scène dans la région invisible que contemplent tous les yeux du tableau. Comme les images qu’on aperçoit au fond du miroir, il se peut qu’il soit un émissaire de cet espace évident et caché. Il y a cependant une différence : il est là en chair et en os ; il surgit du dehors, au seuil de l’aire représentée ; il est indubitable non pas reflet probable, mais irruption. Le miroir, en faisant voir, au-delà même des murs de l’atelier, ce qui se passe en avant du tableau, fait osciller, dans sa dimension sagittale, l’intérieur et l’extérieur. Un pied sur la marche, et le corps entièrement de profil, le visiteur ambigu entre et sort à la fois, dans un balancement immobile. Il répète sur place, mais dans la réalité sombre de son corps, le mouvement instantané des images qui traversent la pièce, pénètrent le miroir, s’y réfléchissent et en rejaillissent comme des espèces visibles, nouvelles et identiques. Pâles, minuscules, ces silhouettes dans la glace sont récusées par la haute et solide stature de l’homme qui surgit dans l’embrasure de la porte.

Et pourtant, leur fragilité même est d’un redoutable pouvoir. Si ces images sont petites, au point d’être à la limite de l’effacement, c’est qu’elles viennent de loin, de beaucoup plus loin que l’homme d’à côté. Lui arrive de l’extérieur, mais d’un extérieur tout prochain, que le tableau n’a pas de peine à représenter : un corridor, l’escalier, une lumière compacte. Les faces improbables qui sont renvoyées par le miroir viennent d’un lieu autrement distant ; il échappe en effet à toute représentation possible, parce qu’il marque le point à partir duquel et pour lequel il y a une représentation. Si bien que le visiteur noir enveloppe dans son regard toute la scène du tableau qu’il surprend, mais le mirage gris qui se loge au centre de la toile enveloppe à son tour la scène ; en tant que reflet, il la saisit, comme le personnage imprévu, par-derrière ; mais en tant que regard reflété et venant d’ailleurs, il l’accueille sans aucun résidu, de face, avec tous les personnages, avec le mur du fond, avec les tableaux qui y sont accrochés, avec le miroir et ses pâles images, avec la porte ouverte et l’homme lui-même saisissant la scène. Aux yeux de ce non-représentable reflété dans la représentation, tout, même l’extérieur, même la lumière étrangère, même le regard de l’intrus, est un jeu visible d’ombre et de clarté. Finalement, dans l’ordre de la représentation, le reflet irréel est plus enveloppant que le regard habile et détourné qui y pénètre. Plus enveloppant, donc plus souverain ; et c’est à lui que, du moment où nous l’avons pour la première fois aperçu, nous sommes fatalement ramenés.

Il faut donc redescendre du fond du tableau vers le devant de la scène ; il faut quitter ce pourtour dont on vient de parcourir la volute. En partant du regard du peintre, qui, à gauche, constitue comme un centre décalé, on aperçoit d’abord l’envers de la toile, puis les tableaux exposés, avec au centre le miroir, puis la porte ouverte, de nouveaux tableaux, mais dont une perspective très aiguë ne laisse à voir que les cadres dans leur épaisseur, enfin à l’extrême droite la fenêtre, ou plutôt l’échancrure par où se déverse la lumière. Cette coquille en hélice offre tout le cycle de la représentation : le regard, la palette et le pinceau, la toile innocente de signes (ce sont les instruments matériels de la représentation), les tableaux, les reflets, l’homme réel (la représentation achevée, mais comme affranchie de ses contenus illusoires ou véritables qui lui sont juxtaposés) ; puis la représentation se dénoue : on n’en voit plus que les cadres, et cette lumière qui baigne de l’extérieur les tableaux, mais que ceux-ci en retour doivent reconstituer en leur espèce propre tout comme si elle venait d’ailleurs, traversant leurs cadres de bois sombre. Et cette lumière, on la voit en effet sur le tableau qui semble sourdre dans l’interstice du cadre ; et de là elle rejoint le front, les pommettes, les yeux, le regard du peintre qui tient d’une main la palette, de l’autre le fin pinceau… Ainsi se ferme la volute, ou plutôt par cette lumière elle s’ouvre.

Cette ouverture, ce n’est plus, comme dans le fond, une porte qu’on a tirée ; c’est la largeur même du tableau, et les regards qui y passent ne sont pas d’un visiteur lointain. La frise qui occupe le premier et le second plan du tableau représente – si on y comprend le peintre – huit personnages. Cinq d’entre eux, la tête plus ou moins inclinée, tournée ou penchée, regardent à la perpendiculaire du tableau. Le centre du groupe est occupé par la petite infante, avec son ample robe gris et rose. La princesse tourne la tête vers la droite du tableau, alors que son buste et les grands volants de la robe fuient légèrement vers la gauche ; mais le regard se dirige bien d’aplomb dans la direction du spectateur qui se trouve en face du tableau. Une ligne médiane partageant la toile en deux volets égaux passerait entre les deux yeux de l’enfant. Son visage est au tiers de la hauteur totale du tableau. Si bien que là, à n’en pas douter, réside le thème principal de la composition ; là, l’objet même de cette peinture. Comme pour le prouver et le souligner mieux encore, l’auteur a eu recours à une figure traditionnelle : à côté du personnage central, il en a placé un autre, agenouillé et qui le regarde. Comme le donateur en prière, comme l’Ange saluant la Vierge, une gouvernante à genoux tend les mains vers la princesse. Son visage se découpe selon un profil parfait. Il est à la hauteur de celui de l’enfant. La duègne regarde la princesse et ne regarde qu’elle. Un peu plus sur la droite, une autre suivante, tournée elle aussi vers l’infante, légèrement inclinée au-dessus d’elle, mais les yeux clairement dirigés vers l’avant, là où regardent déjà le peintre et la princesse. Enfin deux groupes de deux personnages : l’un est en retrait, l’autre, composé de nains, est au tout premier plan. Dans chaque couple, un personnage regarde en face, l’autre à droite ou à gauche. Par leur position et par leur taille, ces deux groupes se répondent et forment doublet : derrière, les courtisans (la femme, à gauche, regarde vers la droite) ; devant, les nains (le garçon qui est à l’extrême droite regarde à l’intérieur du tableau). Cet ensemble de personnages, ainsi disposé, peut constituer, selon l’attention qu’on porte au tableau ou le centre de référence que l’on choisit, deux figures. L’une serait un grand X ; au point intérieur gauche, il y aurait le regard du peintre et, à droite, celui du courtisan ; à la pointe inférieure, du côté gauche, il y a le coin de la toile représentée à l’envers (plus exactement le pied du chevalet) ; du côté droit, le nain (sa chaussure posée sur le dos du chien). Au croisement de ces deux lignes, au centre de l’X, le regard de l’infante. L’autre figure serait plutôt celle d’une vaste courbe ; les deux sommets seraient déterminés par le peintre à gauche et le courtisan de droite – extrémités hautes et reculées ; le creux, beaucoup plus rapproché, coïnciderait avec le visage de la princesse et avec le regard que la duègne dirige vers lui. Cette ligne souple et concave forme comme une vasque, qui tout à la fois enserre et dégage, au milieu du tableau, l’emplacement du miroir.

Il y a donc deux centres qui peuvent structurer le tableau, selon que l’attention du spectateur papillote et s’attache ici et là. La princesse se tient debout au milieu d’une croix de Saint-André qui tourne autour d’elle, avec le tourbillon des courtisans, des suivantes, des animaux et des bouffons. Mais ce pivotement est figé. Figé par un spectacle qui serait absolument invisible si ces mêmes personnages, soudain immobiles, n’offraient comme dans une coupe la possibilité de regarder au fond d’un miroir le double imprévu de leur contemplation. Dans le sens de la profondeur, la princesse se superpose au miroir ; dans celui de la hauteur, c’est le reflet qui se superpose au visage. Mais la perspective les rend très voisins l’un de l’autre. Or de chacun d’eux jaillit une ligne inévitable ; l’une, issue du miroir, franchit toute l’épaisseur représentée (et même davantage, puisque le miroir troue le mur du fond et fait naître derrière lui un autre espace) ; l’autre est plus courte ; elle vient du regard de l’enfant et ne traverse que le premier plan. Ces deux lignes sagittales sont convergentes, selon un angle très aigu, et le point de leur rencontre, jaillissant de la toile, se fixe à l’avant du tableau, là à peu près d’où nous le regardons. Point douteux puisque nous ne le voyons pas ; point inévitable et parfaitement défini cependant, puisqu’il est prescrit par ces deux figures maîtresses, et confirmé de plus par d’autres pointillés adjacents qui naissent du tableau et eux aussi s’en échappent. Leurs divers points d’origine balaient toute l’étendue représentée dans un zigzag qui, de droite à gauche, s’éloigne d’abord et finalement se rapproche : ce sont les yeux du peintre (dans le plan moyen), ceux du visiteur (au fond), ceux de la suivante (à droite, à peine en retrait de l’infante), ceux du courtisan (beaucoup plus en arrière dans l’ombre) et, au tout premier plan, ceux de la naine qui joint les mains. Tous ces regards se dirigent là où la princesse a les yeux tournés et là où retournent les images du miroir.

Qu’y a-t-il enfin en ce lieu parfaitement inaccessible, puisqu’il est extérieur au tableau, mais prescrit par toutes les lignes de sa composition ? Quel est ce spectacle, qui sont ces visages qui se reflètent d’abord au fond des prunelles de l’infante, puis des courtisans et du peintre, et, finalement, dans la clarté lointaine du miroir ? Mais la question aussitôt se dédouble : le visage que réfléchit le miroir, c’est également celui qui le contemple ; ce que regardent tous les personnages du tableau, ce sont encore des personnages aux yeux de qui ils sont offerts comme une scène à contempler. Le tableau en son entier regarde une scène pour qui il est à son tour une scène. Pure réciprocité que manifeste le miroir regardant et regardé, et dont les deux moments sont dénoués aux deux angles du tableau : à gauche, la toile retournée, par laquelle le point extérieur devient pur spectacle ; à droite, le chien allongé, seul élément du tableau qui ne regarde ni ne bouge, parce qu’il n’est fait, avec ses gros reliefs d’ombre et la lumière qui joue dans ses poils soyeux, que pour être un objet à regarder.

Ce spectacle-en-regard, le premier coup d’œil sur le tableau nous a appris de quoi il est fait. Ce sont les souverains. On les devine déjà dans le regard respectueux de l’assistance, dans l’étonnement de l’enfant et des nains. On les reconnaît, au bout du tableau, dans les deux petites silhouettes que fait miroiter la glace. Au milieu de tous ces visages attentifs, de tous ces corps parés, ils sont la plus pâle, la plus irréelle, la plus compromise de toutes les images : un mouvement, un peu de lumière suffiraient à les faire s’évanouir. De tous ces personnages en représentation, ils sont aussi les plus négligés, car nul ne prête attention à ce reflet qui se glisse derrière tout le monde et s’introduit silencieusement par un espace insoupçonné ; dans la mesure où ils sont visibles, ils sont la forme la plus frêle et la plus éloignée de toute réalité. Inversement, dans la mesure où, résidant à l’extérieur du tableau, ils sont retirés en une invisibilité essentielle, ils ordonnent autour d’eux toute la représentation ; c’est à eux qu’on fait face, vers eux qu’on se tourne, à leurs yeux qu’on présente la princesse parée de sa robe de fête ; de la toile retournée à l’infante et de celle-ci au nain jouant à l’extrême droite, une courbe se dessine (ou encore, la branche inférieure de l’X s’ouvre) pour ordonner à leur regard toute la disposition du tableau ; et faire apparaître ainsi le véritable centre de la composition auquel le regard de l’infante et l’image dans le miroir sont finalement soumis.

Ce centre est symboliquement souverain dans l’anecdote, puisqu’il est occupé par le roi Philippe IV et son épouse. Mais, surtout, il l’est par la triple fonction qu’il occupe par rapport au tableau. En lui viennent se superposer exactement le regard du modèle au moment où on le peint, celui du spectateur qui contemple la scène et celui du peintre au moment où il compose son tableau (non pas celui qui est représenté mais celui qui est devant nous et dont nous parlons). Ces trois fonctions « regardantes » se confondent en un point extérieur au tableau : c’est-à-dire idéal par rapport à ce qui est représenté, mais parfaitement réel, puisque c’est à partir de lui que devient possible la représentation comme modèle, comme spectacle et comme tableau. Dans cette réalité même, il ne peut pas ne pas être invisible. Et, cependant, cette réalité est projetée à l’intérieur du tableau – projetée et diffractée en trois figures qui correspondent aux trois fonctions de ce point idéal et réel. Ce sont : à gauche, le peintre avec sa palette à la main (autoportrait de l’auteur du tableau) ; à droite, le visiteur, un pied sur la marche, prêt à entrer dans la pièce ; il prend à revers toute la scène, mais voit de face le couple royal, qui est le spectacle même ; au centre, enfin, le reflet du roi et de la reine, parés, immobiles, dans l’attitude de modèles patients.

Reflet qui montre naïvement, et dans l’ombre, ce que tout le monde regarde au premier plan. Il restitue comme par enchantement ce qui manque à chaque regard : à celui du peintre, le modèle que recopie là-bas sur le tableau son double représenté ; à celui du roi, son portrait qui s’achève sur ce versant de la toile qu’il ne peut percevoir d’où il est ; à celui du spectateur le centre réel de la scène, dont il a pris la place comme par effraction. Mais peut-être cette générosité du miroir est-elle feinte ; peut-être cache-t-il autant et plus qu’il ne manifeste. La place où trône le roi avec son épouse est aussi bien celle de l’artiste et celle du spectateur : au fond du miroir pourraient apparaître – devraient apparaître – le visage anonyme du passant et celui de Vélasquez. Car la fonction de ce reflet est d’attirer à l’intérieur du tableau ce qui lui est intimement étranger : le regard qui l’a organisé et celui pour lequel il se déploie. Mais parce qu’ils sont présents dans le tableau à droite et à gauche, l’artiste et le visiteur ne peuvent être logés dans le miroir : tout comme le roi apparaît au fond de la glace dans la mesure même où il n’appartient pas au tableau.

Dans la grande volute qui parcourait le périmètre de l’atelier, depuis le regard du peintre, sa palette et sa main en arrêt jusqu’aux tableaux achevés, la représentation naissait, s’accomplissait pour se définir à nouveau dans la lumière ; le cycle était parfait. En revanche, les lignes qui traversent la profondeur du tableau sont incomplètes ; il leur manque à toutes une partie de leur trajet. Cette lacune est due à l’absence du roi – absence qui est un artifice du peintre. Mais cet artifice recouvre et désigne une vacance qui, elle, est immédiate : celle du peintre et du spectateur quand ils regardent ou composent le tableau. C’est que peut-être, en ce tableau comme en toute représentation dont il est comme l’essence manifestée, l’invisibilité profonde de ce qu’on voit est solidaire de l’invisibilité de celui qui voit – malgré les miroirs, les reflets, les imitations, les portraits. Tout autour de la scène sont déposés les signes et les formes successives de la représentation ; mais le double rapport de la représentation à son modèle et à son souverain, à son auteur comme à celui à qui on en fait offrande, ce rapport est nécessairement interrompu. Jamais il ne peut être présent sans reste, fût-ce dans une représentation qui se donnerait elle-même en spectacle. Dans la profondeur qui traverse la toile, la creuse fictivement, et la projette en avant d’elle-même, il n’est pas possible que le pur bonheur de l’image offre jamais en pleine lumière le maître qui représente et le souverain qu’on représente.

Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous ses éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’offre, les visages qu’elle rend visibles, les gestes qui la font naître. Mais là, dans cette dispersion qu’elle recueille et étale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la fonde – de celui à qui elle ressemble et de celui aux yeux de qui elle n’est que ressemblance. Ce sujet même – qui est le Même – a été élidé. Et libre, enfin, de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation.

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