33 La prose du monde
« La prose du monde », Diogène, n° 53, janvier-mars 1966, pp. 20-41.
Prépublication, avec quelques différences, du chapitre II des Mots et les Choses, demandée par Roger Caillois. Voir infra n° 292.
Voilà plus de deux siècles que, dans notre culture, la ressemblance a cessé de former, à l’intérieur du savoir, une figure stable, suffisante et autonome. L’âge classique lui a donné congé : Bacon[175] d’abord, puis Descartes ont instauré, pour un temps dont nous ne sommes pas sortis, un ordre de connaissances où la similitude ne peut plus avoir qu’une place précaire et provisoire, au bord de l’illusion : « C’est une habitude fréquente lorsqu’on découvre quelques ressemblances entre deux choses que d’attribuer à l’une comme à l’autre, même sur les points où elles sont en réalité différentes, ce que l’on a reconnu vrai de l’une seulement des deux[176]. » Depuis le XVIIe siècle, le similaire n’offre plus au savoir qu’un visage trouble, prompt à se défaire, et qu’il appartient à la connaissance d’analyser tout de suite, pour qu’apparaissent, l’un à côté de l’autre et soigneusement séparés, l’identique et le différent.
Congédiée de la pensée rationnelle, la ressemblance ne conservera plus que des pouvoirs d’enchantement. Ceux-ci se trouveront alors, en cette époque qu’à tort ou à raison on appelle baroque, multipliés par le libre jeu, par l’espace vide qui soudain leur sont accordés : c’est le temps privilégié du trompe-l’œil, de l’illusion comique, du théâtre redoublé à l’intérieur de lui-même ; c’est le temps du quiproquo, des songes et des visions, des sens trompeurs ; c’est le temps où les métaphores, les comparaisons et les allégories définissent l’espace poétique du langage. Mais la ratio, elle, entre dans un espace où il ne sera plus question que du Même – défini par l’identité des éléments ou des rapports – et de l’Autre, avec ses codes et ses critères de discrimination : en cet espace se déploieront la mesure du quantitatif, la formalisation de ce qui ne peut pas être numériquement assigné, les méthodes générales de la pensée analytique, les philosophies de l’évidence et de l’a priori, celles également de l’identité et de l’aliénation, l’expérience enfin de la répétition ou du retour. Comme si toute la pensée occidentale moderne – celle où nous nous reconnaissons depuis le début de l’âge classique – était logée dans le vide qui fut ouvert à l’intérieur de la ressemblance, lorsqu’il fut requis, sinon de la faire disparaître, du moins d’en dissocier le dessin devenu trop précaire en un tableau discursif des identités et des différences.
Le semblable est maintenant si étranger à notre savoir, si mêlé aux seuls jeux de la perception, de l’imagination et du langage que nous oublions facilement qu’il a pu être, et pendant longtemps, une forme du savoir positif. Figure autonome, la similitude n’avait pas à avouer de quels pièces et morceaux elle était faite secrètement ; elle pouvait rendre compte, par des pouvoirs qui lui étaient propres, de la manière dont le monde était lié à lui-même : connaître donnait accès à la ressemblance et la ressemblance permettait de connaître. C’est elle qui, pour une bonne part, conduisait l’exégèse et l’interprétation des textes ; c’est elle qui organisait le jeu des symboles, autorisait la connaissance du visible à travers l’invisible, guidait l’art de le représenter. Le monde s’enroulait sur soi : la terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles et l’herbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient à l’homme. La peinture imitait l’espace. Et la représentation – qu’elle fût fête ou savoir – se donnait comme répétition : « théâtre de la vie » ou « miroir du monde », c’était là le titre de tout langage, sa manière de s’annoncer et de formuler son droit à parler.
LES QUATRE SIMILITUDES
La trame sémantique de la ressemblance est fort riche : amicitia, aequalitas (con tractus, consensus, matrimonium, societas, pax et similia), consonantia, concertus, continuum, paritas, proportio, similitudo, conjunctio, copula[177]. Et il y a encore bien d’autres notions qui, à la surface de la pensée, s’entrecroisent, se chevauchent, se renforcent ou se limitent. Qu’il suffise pour l’instant d’indiquer les principales figures qui prescrivent leurs articulations au savoir de la ressemblance. Il y en a quatre qui sont, à coup sûr, essentielles.
D’abord, la convenientia. À vrai dire, le voisinage des lieux se trouve, par ce mot, plus fortement désigné que la similitude. Sont « convenantes » les choses qui, approchant l’une de l’autre, viennent à se jouxter ; elles se touchent du bord, leurs franges se mêlent, l’extrémité de l’une désigne le début de l’autre. Par là, le mouvement se communique, les influences et les passions, les propriétés aussi. De sorte qu’en cette charnière des choses une ressemblance apparaît. Double, dès qu’on essaie de la démêler : ressemblance du lieu, du site où la nature a placé les deux choses, donc similitude des propriétés ; car, en ce contenant naturel qu’est le monde, le voisinage n’est pas une relation extérieure entre les êtres, mais le signe d’une parenté au moins obscure. Et puis, de ce contact naissent par échange de nouvelles ressemblances, un régime commun s’impose ; à la similitude comme raison sourde du voisinage se superpose une ressemblance qui est l’effet visible de la proximité. L’âme et le corps, par exemple, sont deux fois convenants : il a fallu que le péché ait rendu l’âme épaisse et lourde, et terrestre, pour que Dieu la place au plus creux de la matière. Mais, par ce voisinage, l’âme reçoit les mouvements du corps et s’assimile à lui, tandis que « le corps s’altère et se corrompt par les passions de l’âme »[178]. Dans la vaste syntaxe du monde, les êtres différents s’ajustent les uns aux autres ; la plante communique avec la bête, la terre avec la mer, l’homme avec tout ce qui l’entoure. La ressemblance prescrit des voisinages qui assurent à leur tour des ressemblances. Le lieu et la similitude s’enchevêtrent : on voit pousser des mousses sur le dos des coquillages, des plantes dans la ramée des cerfs, des sortes d’herbes sur le visage des hommes ; et l’étrange zoophyte juxtapose en les mêlant les propriétés qui le rendent semblable aussi bien à la plante qu’à l’animal[179]. Autant de formes de convenance.
La convenientia est une ressemblance liée à l’espace dans la forme du « proche en proche ». Elle est de l’ordre de la conjonction et de l’ajustement. C’est pourquoi elle appartient moins aux choses elles-mêmes qu’au monde dans lequel elles se trouvent. Le monde, c’est la « convenance » universelle des choses ; aux poissons dans l’eau répondent sur la terre les animaux ou les objets produits par la nature ou les hommes (n’y a-t-il pas des poissons qui s’appellent Episcopus, d’autres Catena, d’autres Priapus ?) ; dans l’eau et sur la surface de la terre, il y a autant d’êtres qu’il y en a dans le ciel, et auxquels ils répondent ; enfin tout ce qui est créé s’enchaîne à tout ce qu’on pourrait trouver éminemment contenu en Dieu, « Semeur de l’Existence, du Pouvoir, de la Connaissance et de l’Amour »[180]. Ainsi, par l’enchaînement de la similitude et de l’espace, par la force de cette convenance qui avoisine les semblables et assimile les proches, le monde forme chaîne avec lui-même. En chaque point de contact commence et finit un anneau qui ressemble au précédent et ressemble au suivant ; et de cercle en cercle les similitudes se poursuivent, retenant les extrêmes dans leur distance (Dieu et la matière), les rapprochant de manière que la volonté du Tout-Puissant pénètre jusqu’aux coins les plus endormis. C’est cette chaîne immense, tendue et vibrante, cette corde de la convenance qu’évoque Porta en un texte de sa Magie naturelle : « Quant à l’égard de sa végétation, la plante convient avec la bête brute, et par sentiment l’animal brutal avec l’homme qui se conforme au reste des astres par son intelligence ; cette liaison procède tant proprement qu’elle semble une corde tendue depuis la première cause jusqu’aux choses basses et infimes, par une liaison réciproque et continue ; de sorte que la vertu supérieure épandant ses rayons viendra à ce point que si on touche une extrémité d’icelle, elle tremblera et fera mouvoir le reste[181]. »
La seconde forme de similitude, c’est l’aemulatio : une sorte de convenance, mais qui serait affranchie de la loi du lieu et jouerait, immobile, dans la distance. Un peu comme si la connivence spatiale avait été rompue et que les anneaux de la chaîne, détachés, reproduisaient leurs cercles, loin les uns des autres, selon une ressemblance sans contact. Il y a dans l’émulation quelque chose du reflet et du miroir : par elle, les choses dispersées à travers le monde se donnent réponse. De loin, le visage est l’émule du ciel ; et tout comme l’intellect de l’homme reflète, imparfaitement, la sagesse de Dieu, de même les deux yeux, avec leur clarté bornée, réfléchissent la grande illumination que répandent, dans le ciel, le soleil et la lune ; la bouche est Vénus, puisque par elle passent les baisers et les paroles d’amour ; le nez donne la minuscule image du sceptre de Jupiter et l’oreille celle du caducée de Mercure[182]. Par ce rapport d’émulation, les choses peuvent s’imiter d’un bout à l’autre de l’univers sans enchaînement ni proximité : par sa reduplication en miroir, le monde abolit la distance qui lui est propre ; il triomphe par là du lieu qui est donné à chaque chose. De ces reflets qui parcourent l’espace, quels sont les premiers ? Où est la réalité, où est l’image projetée ? Souvent, il n’est pas possible de le dire, car l’émulation est une sorte de gémellité naturelle des choses ; elle naît d’une pliure de l’être dont les deux côtés, immédiatement, se font face. Paracelse compare ce redoublement fondamental du monde à la joute des « deux soldats également féroces et irrités », ou encore à l’image de deux jumeaux « qui se ressemblent parfaitement, sans qu’il soit possible à personne de dire lequel a apporté à l’autre la similitude »[183].
Pourtant, l’émulation ne laisse pas inertes, l’une en face de l’autre, les deux figures réfléchies qu’elle oppose. Il arrive que l’une soit la plus faible et accueille la forte influence de celle qui vient se refléter dans son miroir passif. Les étoiles ne l’emportent-elles pas sur les herbes de la terre, dont elles sont le modèle sans changement, la forme inaltérable, et sur lesquelles il leur est donné de secrètement déverser toute la dynastie de leurs influences ? La terre sombre est le miroir du ciel semé, mais en ce tournoi les deux rivaux ne sont ni de valeur ni de dignité égales. Les clartés de l’herbe, sans violence, reproduisent la forme pure du ciel : « Les étoiles, dit Crollius, sont la matrice de toutes les herbes et chaque étoile du ciel n’est que la spirituelle préfiguration d’une herbe, telle qu’elle la représente, et tout ainsi que chaque herbe ou plante est une étoile terrestre regardant le ciel, de même aussi chaque étoile est une plante céleste en forme spirituelle, laquelle n’est différente des terrestres que par la seule matière […], les plantes et les herbes célestes sont tournées du côté de la terre et regardent directement les herbes qu’elles ont procréées, leur influant quelque vertu particulière[184]. »
Mais il arrive aussi que la joute demeure ouverte et que dans les deux miroirs opposés ne se réfléchisse plus que l’image de « deux soldats irrités ». La similitude devient alors le combat d’une forme contre une autre – ou, plutôt, d’une même forme séparée de soi par le poids de la matière ou la distance des lieux. L’homme de Paracelse est, comme le firmament, « constellé d’astres » ; mais il ne lui est pas lié comme « le voleur aux galères, le meurtrier à la roue, le poisson au pêcheur, le gibier à celui qui le chasse ». Il appartient au firmament de l’homme d’être « libre et puissant », de « n’obéir à aucun ordre », de « n’être régi par aucune des autres créatures ». Son ciel intérieur peut être autonome et ne reposer qu’en soi-même : mais à condition que, par sa sagesse, qui est aussi savoir, il devienne semblable à l’ordre du monde, le reprenne en soi et fasse ainsi basculer dans son firmament interne celui où scintillent les visibles étoiles. Alors, cette sagesse du miroir enveloppera en retour le monde où elle était placée ; son grand anneau tournera jusqu’au fond du ciel, et au-delà ; l’homme découvrira qu’il contient « les étoiles à l’intérieur de soi-même […], et qu’il porte ainsi le firmament avec toutes ses influences »[185].
L’émulation se donne d’abord sous la forme d’un simple reflet, furtif, lointain ; elle parcourt en silence les espaces du monde. Mais la distance qu’elle franchit n’est pas annulée par sa subtile métaphore ; elle demeure ouverte pour la visibilité. Et, dans ce duel, les deux figures affrontées s’emparent l’une de l’autre. Le semblable enveloppe le semblable, qui a son tour le cerne, et peut-être sera-t-il à nouveau enveloppé par un redoublement qui a le pouvoir de se poursuivre à l’infini. Les anneaux de l’émulation ne forment pas une chaîne comme les éléments de la convenance : mais plutôt des cercles concentriques, réfléchis et rivaux.
Troisième forme de similitude, l’analogie. Vieux concept familier déjà à la science grecque et à la pensée médiévale, mais dont l’usage est devenu probablement différent. En cette analogie se superposent convenientia et aemulatio. Comme celle-ci, elle assure le merveilleux affrontement des ressemblances à travers l’espace ; mais elle parle, comme celle-là, d’ajustement, de liens et de jointures. Son pouvoir est immense, car les similitudes qu’elle entraîne ne sont pas celles, visibles, massives, des choses elles-mêmes ; il suffit que ce soient les ressemblances plus subtiles des rapports. Ainsi allégée, elle peut tendre, à partir d’un même point, un nombre indéfini de parentés. Le rapport, par exemple, des astres au ciel où ils scintillent on le retrouve aussi bien : de l’herbe à la terre, des vivants au globe qu’ils habitent, des minéraux et des diamants aux rochers où ils sont enfouis, des organes des sens au visage qu’ils animent, des taches de la peau au corps qu’elles marquent secrètement. Une analogie peut aussi se retourner sur elle-même sans être pour autant contestée. La vieille analogie de la plante à l’animal (le végétal est une bête qui se tient la tête en bas, la bouche – ou les racines – enfoncée dans la terre), Césalpin ne la critique ni ne l’efface ; il la renforce au contraire, il la multiplie par elle-même, lorsqu’il découvre que la plante, c’est un animal debout, dont les principes nutritifs montent du bas vers le sommet, tout au long d’une tige qui s’étend comme un corps et s’achève par une tête – bouquets, fleurs, feuilles : ce rapport superposé, mais non contraire à l’analogie première, place « la racine à la partie inférieure de la plante, la tige à la partie supérieure, car, chez les animaux, le réseau veineux commence aussi à la partie inférieure du ventre et la veine principale monte vers le cœur et la tête »[186].
Cette réversibilité, comme cette polyvalence, donne à l’analogie un champ universel d’application. Par elle, toutes les figures du monde peuvent se rapprocher. Il existe cependant, dans cet espace sillonné en toutes les directions, un point privilégié : il est saturé d’analogies (chacune peut y trouver l’un de ses points d’appui), et, en passant par lui, les rapports s’inversent sans s’altérer. Ce point, c’est l’homme ; il est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, les métaux, les stalactites ou les orages. Dressé entre les deux faces du monde, il a rapport au firmament (son visage est à son corps ce que la face du ciel est à l’éther ; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leurs voies propres ; les sept ouvertures forment dans son visage le même dessin que les sept planètes dans le ciel) ; mais tous ces rapports, il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os, des rochers, ses veines, de grands fleuves ; sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cachent au fond des mines[187]. Le corps de l’homme est toujours la moitié possible d’un atlas universel. On sait comment Pierre Belon a tracé, et jusque dans le détail, la première planche comparative du squelette humain et de celui des oiseaux ; on y voit « l’aileron nommé appendix qui est en proportion en l’aile, au lieu du pouce en la main ; l’extrémité de l’aileron qui est comme les doigts en nous […] ; l’os donné pour jambes aux oiseaux correspondant à notre talon, tout ainsi qu’avons quatre orteils ès pieds, ainsi les oiseaux ont quatre doigts desquels celui de derrière est donné en proportion comme le gros orteil en nous »[188]. Tant de précision n’est anatomie comparée que pour un regard armé des connaissances du XIXe siècle. Il se trouve que la grille à travers laquelle nous laissons venir jusqu’à notre savoir les figures de l’isomorphisme recoupe en ce point (et presque en ce seul point) celle qu’avait disposée sur les choses le savoir du XVIe siècle.
Mais la description de Belon ne relève à vrai dire que de la positivité qui l’a rendue, à son époque, possible. Elle n’est ni plus rationnelle ni plus scientifique que telle observation d’Aldrovandi, lorsqu’il compare les parties basses de l’homme aux lieux infects du monde, à l’Enfer, à ses ténèbres, aux damnés qui sont comme les excréments de l’Univers[189] ; elle appartient à la même cosmographie analogique que la comparaison, classique à l’époque de Crollius, entre l’« apoplexie » et la tempête : l’orage commence quand l’air s’alourdit et s’agite, la crise, au moment où les pensées deviennent lourdes, inquiètes ; puis les nuages s’amoncellent, le ventre se gonfle, le tonnerre éclate et la vessie se rompt ; les éclairs fulminent, tandis que les yeux brillent d’un éclat terrible, la pluie tombe, la bouche écume, la foudre se déchaîne, tandis que les esprits font éclater la peau ; mais voilà que le temps redevient clair et que la raison se rétablit chez le malade[190]. L’espace des analogies est au fond un espace de rayonnement. De toutes parts, l’homme est concerné par lui ; mais ce même homme, inversement, transmet les ressemblances qu’il reçoit du monde. Il est le grand foyer des proportions, le centre où les rapports viennent s’appuyer et d’où ils sont réfléchis à nouveau.
Enfin, la quatrième forme de ressemblance est assurée par le jeu des sympathies. Là nul chemin n’est déterminé à l’avance, nulle distance n’est supposée, nul enchaînement prescrit. La sympathie joue à l’état libre dans les profondeurs du monde. Elle parcourt en un instant les espaces les plus vastes : de la planète à l’homme qu’elle régit, la sympathie tombe de loin comme la foudre ; elle peut naître au contraire d’un contact précis – comme ces « roses de deuil et desquelles on se sera servi ès obsèques », qui, par le seul voisinage de la mort, rendront toute personne qui en respire le parfum « triste et mourante »[191]. Mais tel est le pouvoir de la sympathie qu’elle ne se contente pas de jaillir d’un unique contact et de parcourir les espaces ; elle incite le mouvement des choses dans le monde et provoque le rapprochement des plus distantes. Elle est principe de mobilité ; elle attire les lourds vers la lourdeur du sol, et les légers vers l’éther sans poids, elle pousse les racines vers l’eau, et elle fait virer avec la courbe du soleil la grande fleur jaune du tournesol. Bien plus, en attirant les choses les unes vers les autres, par un mouvement extérieur et visible, elle suscite en secret un mouvement intérieur, un déplacement des qualités qui prennent la relève les unes des autres : le feu parce qu’il est chaud et léger s’élève dans l’air, vers lequel ses flammes inlassablement se dressent ; mais il perd sa propre sécheresse (qui l’apparentait à la terre) et acquiert ainsi une humidité (qui le lie à l’eau et à l’air) ; il disparaît alors en légère vapeur, en fumée bleue, en nuage : il est devenu air. La sympathie est une instance du Même si forte et si pressante qu’elle ne se contente pas d’être l’une des formes du semblable ; elle a le dangereux pouvoir d’assimiler, de rendre les choses identiques les unes aux autres, de les mêler, de les faire disparaître en leur individualité – donc, de les rendre étrangères à ce qu’elles étaient. La sympathie transforme. Elle altère, mais dans la direction de l’identique, de sorte que, si son pouvoir n’était pas balancé, le monde se réduirait à un point, à une masse homogène, à la morne figure du Même : toutes ses parties se tiendraient et communiqueraient entre elles sans rupture ni distance comme ces chaînes de métal suspendues par sympathie à l’attirance d’un seul aimant[192].
C’est pourquoi la sympathie est compensée par sa figure jumelle, l’antipathie. Celle-ci maintient les choses en leur isolement et empêche l’assimilation ; elle enferme chaque espèce dans sa différence obstinée et sa propension à persévérer en ce qu’elle est : « Il est assez connu que les plantes ont haine entre elles […] on dit que l’olive et la vigne haient le chou ; le concombre fuit l’olive […]. Entendu qu’elles croissent par la chaleur du soleil et l’humeur de la terre, il est nécessaire que tout arbre opaque et épais soit pernicieux aux autres et aussi celui qui a plusieurs racines[193]. » Ainsi à l’infini, à travers le temps, les êtres du monde se haïront et contre toute sympathie maintiendront leur féroce appétit. « Le rat d’Inde est pernicieux au crocodile, car Nature le lui a donné pour ennemi ; de sorte que lorsque ce violent s’égaie au soleil, il lui dresse embûche et finesse mortelle, apercevant que le crocodile, endormi en ces délices dort la gueule bée, il entre par là et se coule par le large gosier dans le ventre d’icelui, duquel rongeant les entrailles, il sort enfin par le ventre de la bête occise ». Mais à son tour les ennemis du rat le guettent ; car il est en discord avec l’araignée, et « combattant souventes fois avec l’aspic, il meurt »[194]. Par ce jeu de l’antipathie qui les disperse, mais tout autant les attire au combat, les rend meurtrières et les expose à leur tour à la mort, il se trouve que les choses et les bêtes et toutes les figures du monde demeurent ce qu’elles sont.
L’identité des choses, le fait qu’elles peuvent ressembler aux autres et s’approcher d’elles, mais sans s’y engloutir et en se maintenant distinctes, c’est le balancement constant de la sympathie et de l’antipathie qui en répond. Il explique que les choses croissent, se développent, se mélangent, disparaissent, meurent mais indéfiniment se retrouvent ; bref, qu’il y ait un espace (qui pourtant n’est pas sans repère ni répétition, sans havre de similitude) et un temps (qui pourtant laisse réapparaître indéfiniment les mêmes figures, les mêmes espèces, les mêmes éléments). « Combien que d’eux-mêmes les quatre corps (eau, air, feu, terre) soient simples et ayant leurs qualités distinctes toutefois d’autant que le Créateur a ordonné que des éléments mêlés seront composés les corps élémentaires, voilà pourquoi leurs convenances et discordances sont remarquables, ce qui se connaît par leurs qualités. L’élément du feu est chaud et sec ; il a donc antipathie avec ceux de l’eau qui est froide et humide. L’air chaud est humide, la terre froide et sèche, c’est antipathie. Pour les accorder, l’air a été mis entre le feu et l’eau, l’eau entre la terre et l’air. En tant que l’air est chaud, il voisine bien avec le feu et son humidité s’accommode avec celle de l’eau. Derechef, pour ce que son humidité est tempérée, elle modère la chaleur du feu et en reçoit aide aussi, comme d’autre part par sa chaleur médiocre, il attiédit la froidure humide de l’eau. L’humidité de l’eau est chauffée par la chaleur de l’air et soulage la froide sécheresse de la terre[195]. » La souveraineté du couple sympathie-antipathie, le mouvement et la dispersion qu’il prescrit donnent lieu à toutes les formes de ressemblance. Ainsi se trouvent reprises et expliquées les trois premières similitudes. Tout le volume du monde, tous les voisinages de la convenance, tous les échos de l’émulation, tous les enchaînements de l’analogie sont supportés, maintenus et doublés par cet espace de la sympathie et de l’antipathie qui ne cesse de rapprocher les choses et de les tenir à distance. Par ce jeu, le monde demeure identique ; les ressemblances continuent à être ce qu’elles sont et à se ressembler. Le même reste le même, et verrouillé sur soi.
LES SIGNATURES
Et pourtant, le système n’est pas clos. Une ouverture demeure : par elle, tout le jeu des ressemblances risquerait de s’échapper à lui-même, ou de demeurer dans la nuit, si une figure nouvelle ne venait achever le cercle, le rendre à la fois parfait et manifeste.
Convenientia, aemulatio, analogia et sympathia nous disent comment le monde doit se replier sur lui-même, se redoubler, se réfléchir ou s’enchaîner pour que les choses puissent se ressembler. Elles nous disent les chemins de la similitude et par où ils passent ; non là où elle est, ni comment on la voit, ni à quelle marque on la reconnaît. Or peut-être nous arriverait-il de traverser tout ce foisonnement merveilleux des ressemblances sans même nous douter qu’il est préparé depuis longtemps par l’ordre du monde, et pour notre plus grand bienfait. Pour savoir que l’aconit guérit nos maladies d’yeux et que la noix pilée avec de l’esprit-de-vin soigne les maux de tête, il faut bien qu’une marque nous en avertisse : sans quoi ce secret resterait immédiatement en sommeil. Saurait-on jamais qu’il y a d’un homme à sa planète un rapport de gémellité ou de joute, s’il n’y avait sur son corps et parmi les rides de son visage le signe qu’il est rival de Mars ou apparenté à Saturne ? Il faut que les similitudes enfouies soient signalées à la surface des choses ; il est besoin d’une marque visible des analogies invisibles. Toute ressemblance n’est-elle pas, d’un même coup, ce qui est le plus manifeste et ce qui est le mieux caché ? Elle n’est pas composée en effet de morceaux juxtaposés, les uns identiques, les autres différents : elle est d’un seul tenant une similitude qu’on voit ou qu’on ne voit pas. Elle serait donc sans critère, s’il n’y avait en elle – ou au-dessus ou à côté – un élément de décision qui transforme son scintillement douteux en claire certitude.
Il n’y a pas de ressemblance sans signature. Le monde du similaire ne peut être qu’un monde marqué. « Ce n’est pas la volonté de Dieu, dit Paracelse, que ce qu’il crée pour le bénéfice de l’homme et ce qu’il lui a donné demeure caché… Et même s’il a caché certaines choses, il n’a rien laissé sans signes extérieurs et visibles avec des marques spéciales – tout comme un homme qui a enterré un trésor en marque l’endroit afin qu’il puisse le retrouver[196]. » Le savoir des similitudes se fonde sur le relevé de ces signatures et sur leur déchiffrement. Inutile de s’arrêter à l’écorce des plantes pour connaître leur nature : il faut aller droit à leurs marques, « à l’ombre et image de Dieu qu’elles portent ou à la vertu interne, laquelle leur a été donnée du ciel comme par dot naturel […], vertu, dis-je, laquelle se reconnaît plutôt par la signature »[197]. Le système des signatures renverse le rapport du visible à l’invisible. La ressemblance était la forme invisible de ce qui, du fond du monde, rendait les choses visibles ; mais, pour que cette forme à son tour vienne jusqu’à la lumière, il faut une figure visible qui la tire de sa profonde invisibilité. C’est pourquoi le visage du monde est couvert de blasons, de « caractères », de chiffres, de mots obscurs – de hiéroglyphes, disait Turner. Et l’espace des immédiates ressemblances devient comme un grand livre ouvert ; il est hérissé de graphismes ; on voit, tout au long de la page, des figures étranges qui s’entrecroisent et parfois se répètent. Il n’est plus que de les déchiffrer : « N’est-il pas vrai que toutes les herbes, plantes, arbres et autres, provenant des entrailles de la terre, sont autant de livres et de signes magiques[198] ? » Le grand miroir calme au fond duquel les choses se miraient et se renvoyaient, l’une l’autre, leurs images est en réalité tout bruissant de paroles. Les reflets muets sont doublés par des mots qui les indiquent. Et, par la grâce d’une dernière forme de ressemblance qui enveloppe toutes les autres et les enferme en un cercle unique, le monde peut se comparer à un homme qui parle : « De même que les secrets mouvements de son entendement sont manifestés par la voix, de même ne semble-t-il pas que les herbes parlent au curieux médecin par leur signature, lui découvrant […] leurs vertus intérieures cachées sous le voile du silence de la nature[199] ? »
Mais il faut s’attarder un peu sur ce langage lui-même. Sur les signes dont il est formé. Sur la manière dont ces signes renvoient à ce qu’ils indiquent.
Il y a sympathie entre l’aconit et les yeux. Cette affinité imprévue resterait dans l’ombre, s’il n’y avait sur la plante une signature, une marque et comme un mot disant qu’elle est bonne pour les maladies des yeux. Ce signe, il est parfaitement lisible dans ses graines : ce sont de petits globes sombres enchâssés dans des pellicules blanches, qui figurent à peu près ce que les paupières sont aux yeux[200]. De même pour l’affinité de la noix et de la tête ; ce qui guérit « les plaies du péricrâne », c’est l’épaisse écorce verte qui repose sur les os – sur la coquille – du fruit : mais les maux intérieurs de la tête sont prévenus par le noyau lui-même « qui montre tout à fait le cerveau »[201]. Le signe de l’affinité, et ce qui la rend visible, c’est tout simplement l’analogie ; le chiffre de la sympathie réside dans la proportion.
Mais la proportion elle-même, quelle signature portera-t-elle pour qu’il soit possible de la reconnaître ? Comment pourrait-on savoir que les plis de la main ou les rides du front dessinent sur le corps des hommes ce que sont les penchants, les accidents ou les traverses dans le grand tissu de la vie ? Sinon parce que la sympathie fait communiquer le corps et le ciel, et transmet le mouvement des planètes aux aventures des hommes. Sinon aussi parce que la brièveté d’une ligne est l’image simple d’une vie courte, le croisement de deux plis, la rencontre d’un obstacle, le mouvement ascendant d’une ride, la montée d’un homme vers le succès. La largeur est signe de richesse et d’importance ; la continuité marque la fortune, la discontinuité, l’infortune[202]. La grande analogie du corps et du destin est signée par tout le système des reflets et des attirances. Ce sont les sympathies et les émulations qui signalent les analogies.
Quant à l’émulation, on peut la reconnaître à l’analogie : les yeux sont des étoiles parce qu’ils répandent la lumière sur les visages comme les astres dans l’obscurité, et parce que les aveugles sont dans le monde comme les clairvoyants au plus sombre de la nuit. On peut la reconnaître aussi à la convenance : on sait, depuis les Grecs, que les animaux forts et courageux ont l’extrémité des membres large et bien développée. L’ampleur de la main, chez un homme, est comme l’image de sa vigueur. Mais cette image n’est signe que dans la mesure où elle est soutenue par la connaissance d’un enchaînement constant. « Comme toute l’espèce des lions – les extrémités remarquables en force ou grandeur ; et que dans toutes les autres espèces d’animaux, il se trouve que chevaux ou taureaux, ou homme qui étant fort ont les extrémités de la sorte, par conséquent ceux qui n’ont pas les extrémités fortes et grandes sont tenus en effet pour faibles et débiles : ce sera donc le signe de la force, avoir les extrémités grandes[203]. » La reconnaissance des similitudes les plus visibles se fait donc sur fond d’une découverte qui est celle de la convenance des choses entre elles. Et si l’on songe maintenant que la convenance n’est pas toujours définie par une localisation actuelle, mais que bien des êtres se conviennent qui sont séparés (comme il arrive entre la maladie et son remède, entre l’homme et ses astres, entre la plante et le sol dont elle a besoin), il va falloir à nouveau un signe de la convenance. Or quelle autre marque y a-t-il que deux choses sont l’une à l’autre enchaînées, sinon qu’elles s’attirent réciproquement, comme le soleil la fleur du tournesol ou comme l’eau la pousse du concombre[204] ? Sinon qu’il y a entre elles affinité et comme sympathie ?
Ainsi le cercle se ferme. On voit cependant par quel système de redoublements. Les ressemblances exigent une signature, car nulle d’entre elles ne pourrait être remarquée si elle n’était lisiblement marquée. Mais quels sont ces signes ? À quoi reconnaît-on, parmi tous les aspects du monde et tant de figures qui s’entrecroisent, qu’il y a ici un caractère auquel il convient de s’arrêter, parce qu’il indique une secrète et essentielle ressemblance ? Quelle forme constitue le signe dans sa singulière valeur de signe ? C’est la ressemblance. Il signifie dans la mesure où il a ressemblance avec ce qu’il indique (c’est-à-dire a une similitude). Mais il n’est pas cependant l’homologie qu’il signale ; car son être distinct de signature s’effacerait dans le visage dont il est signe ; il est une autre ressemblance, une similitude voisine, et d’un autre type, qui est décelée à son tour par une troisième. Toute ressemblance reçoit une signature ; mais cette signature n’est qu’une forme mitoyenne de la ressemblance. Si bien que l’ensemble des marques fait glisser sur le cercle des similitudes un second cercle qui redoublerait exactement et point par point le premier, n’était ce petit décalage qui fait que le signe de la sympathie réside dans l’analogie, celui de l’analogie dans l’émulation, celui de l’émulation dans la convenance, qui requiert à son tour pour être reconnue la marque de la sympathie… La signature et ce qu’elle désigne sont exactement de même nature ; ils n’obéissent qu’à des lois ou à des distributions différentes ; le découpage est le même.
Forme signante et forme signée sont des ressemblances, mais d’à côté. Et c’est en cela sans doute que la ressemblance dans le savoir du XVIe siècle est ce qu’il y a de plus universel ; à la fois ce qu’il y a de plus visible, mais qu’on doit cependant chercher à découvrir, car c’est le plus caché ; ce qui détermine la forme de la connaissance (car on ne connaît qu’en suivant les chemins de la similitude), et ce qui lui garantit la richesse de son contenu (car, dès qu’on soulève les signes et qu’on regarde ce qu’ils indiquent, on laisse venir au jour et étinceler dans sa propre lumière la ressemblance elle-même).
Appelons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens ; appelons sémiologie l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de distinguer ce qui est signe, de définir ce qui les institue comme signes, de connaître leurs liens et les lois de leur enchaînement. Le XVIe siècle a superposé sémiologie et herméneutique dans la forme de la similitude. Chercher le sens, c’est mettre au jour ce qui se ressemble. Chercher la loi des signes, c’est découvrir les choses qui sont semblables. La grammaire des êtres, c’est leur exégèse. Et le langage qu’ils parlent ne raconte rien d’autre que la syntaxe qui les lie. La nature des choses, leur coexistence, l’enchaînement qui les attache et par quoi elles communiquent ne sont pas différentes de leur ressemblance. Et celle-ci n’apparaît que dans le réseau des signes qui, d’un bout à l’autre, parcourt le monde. La « nature » est prise dans la mince épaisseur qui tient, l’une au-dessus de l’autre, sémiologie et herméneutique ; elle n’est mystérieuse et voilée, elle ne s’offre à la connaissance qu’elle déroute parfois que dans la mesure où cette superposition ne va pas sans un léger décalage des ressemblances. Du coup, la grille n’est pas claire ; la transparence se trouve brouillée dès la première donne. Un espace sombre apparaît qu’il va falloir progressivement éclairer. C’est là qu’est la « nature » et c’est cela qu’il faut s’employer à connaître. Tout serait immédiat et évident si l’herméneutique de la ressemblance et la sémiologie des signatures coïncidaient sans la moindre oscillation. Mais, parce qu’il y a un « cran » entre les similitudes qui forment graphisme et celles qui forment discours, le savoir et son labeur infini reçoivent là l’espace qui leur est propre : ils auront à sillonner cette distance en allant, par un zigzag indéfini, du semblable à ce qui lui est semblable.
LES LIMITES DU MONDE
Telle est, dans son esquisse la plus générale, l’épistémè du XVIe siècle. Cette configuration emporte avec soi un certain nombre de conséquences.
Et d’abord, le caractère à la fois pléthorique et absolument pauvre de ce savoir. Pléthorique, puisqu’il est illimité. La ressemblance ne reste jamais stable en elle-même ; elle n’est fixée que si elle renvoie à une autre similitude, qui en appelle à son tour de nouvelles ; de sorte que chaque ressemblance ne vaut que par l’accumulation de toutes les autres ; et le monde entier doit être parcouru pour que la plus mince des analogies soit justifiée et apparaisse enfin comme certaine. C’est donc un savoir qui pourra, qui devra procéder par entassement infini de confirmations s’appelant les unes les autres. Et par là, dès ses fondations, ce savoir sera sablonneux. La seule forme de liaison possible entre les éléments du savoir, c’est l’addition. De là, ces immenses colonnes, de là, leur monotonie. En posant comme lien entre le signe et ce qu’il indique la ressemblance (à la fois tierce puissance et pouvoir unique, puisqu’elle habite de la même façon la marque et le contenu), le savoir du XVIe siècle s’est condamné à ne connaître toujours que la même chose, mais à ne la connaître qu’au terme jamais atteint d’un parcours indéfini.
Et c’est là que fonctionne la catégorie, trop illustre, du microcosme. Cette vieille notion a sans doute été ranimée, à travers le Moyen Âge et dès le début de la Renaissance, par une certaine tradition néoplatonicienne. Mais elle a fini par jouer au XVIe siècle un rôle fondamental dans le savoir. Peu importe qu’elle soit ou non, comme on disait jadis, vision du monde ou Weltanschauung. En fait, elle a une ou plutôt deux fonctions très précises dans la configuration épistémologique de cette époque. Comme catégorie de pensée, elle applique à tous les domaines de la nature le jeu des ressemblances redoublées ; elle garantit à l’investigation que chaque chose trouvera sur une plus grand échelle son miroir et son assurance macrocosmique ; elle affirme en retour que l’ordre visible des sphères les plus hautes viendra se mirer dans la profondeur plus sombre de la terre. Mais, entendue comme configuration générale de la nature, elle pose des limites réelles, et pour ainsi dire tangibles, au cheminement inlassable des similitudes qui se relaient. Elle indique qu’il existe un grand monde et que son périmètre trace la limite de toutes les choses créées ; qu’à l’autre extrémité il existe une créature de privilège qui reproduit, dans ses dimensions restreintes, l’ordre immense du ciel, des astres, des montagnes, des rivières et des orages ; et que c’est entre les limites effectives de cette analogie constitutive que se déploie le jeu des ressemblances. Par ce fait même la distance du microcosme au macrocosme a beau être immense, elle n’est pas infinie ; les êtres qui y séjournent ont beau être nombreux, on pourrait à la limite les compter ; et, par conséquent, les similitudes qui, par le jeu des signes qu’elles exigent, s’appuient toujours les unes sur les autres ne risquent plus de s’enfuir indéfiniment. Elles ont, pour s’appuyer et se renforcer, un domaine parfaitement clos. La nature, comme jeu des signes et des ressemblances, se referme sur elle-même selon la figure redoublée du cosmos.
Il faut donc se garder d’inverser les rapports. Sans aucun doute, l’idée du microcosme est, comme on dit, « importante » au XVIe siècle ; parmi toutes les formulations qu’une enquête pourrait recenser, elle serait probablement l’une des plus fréquentes. Mais il ne s’agit pas ici d’une étude d’opinions, que seule une analyse statistique du matériau écrit permettrait de mener. Si, en revanche, on interroge le savoir du XVIe siècle à son niveau archéologique c’est-à-dire dans ce qui l’a rendu possible –, les rapports du macrocosme et du microcosme apparaissent comme un simple effet de surface. Ce n’est pas parce qu’on croyait à de tels rapports qu’on s’est mis à rechercher toutes les analogies du monde. Mais il y avait au cœur du savoir une nécessité : il fallait ajuster l’infinie richesse d’une ressemblance introduite en tiers entre les signes et leur sens, et la monotonie qui imposait le même découpage de la ressemblance au signifiant et à ce qu’il désignait. Dans une épistémè où signes et similitudes s’enroulaient réciproquement selon une volute qui n’avait pas de terme, il fallait bien qu’on pensât dans le rapport du microcosme au macrocosme la garantie de ce savoir et le terme de son épanchement.
Par la même nécessité, ce savoir devait accueillir à la fois et sur le même plan magie et érudition. Nous croyons facilement que les connaissances du XVIe siècle étaient constituées d’un mélange instable de savoir rationnel, de notions dérivées des pratiques de magie et de tout un héritage culturel dont la redécouverte des textes anciens avait multiplié les pouvoirs d’autorité. Ainsi conçue, la science de cette époque apparaît dotée d’une structure faible ; elle ne serait que le lieu libéral d’un affrontement entre la fidélité aux Anciens, le goût pour le merveilleux, et une attention déjà éveillée sur cette souveraine rationalité en laquelle nous nous reconnaissons. Et cette époque trilobée se réfléchirait au miroir de chaque œuvre et de chaque esprit partagé… En fait, ce n’est pas d’une insuffisance de structure que souffre le savoir du XVIe siècle. Nous avons vu au contraire combien sont méticuleuses les configurations qui définissent son espace. C’est cette rigueur qui impose le rapport à la magie et à l’érudition – non pas contenus acceptés, mais formes requises. Le monde est couvert de signes qu’il faut déchiffrer, et ces signes, qui révèlent des ressemblances et des affinités, ne sont eux-mêmes que des formes de la similitude. Connaître sera donc interpréter : aller de la marque visible à ce qui se dit à travers elle et demeurerait, sans elle, parole muette, ensommeillée dans les choses. « Nous autres hommes nous découvrons tout ce qui est caché dans les montagnes par des signes et des correspondances extérieures ; et c’est ainsi que nous trouvons toutes les propriétés des herbes et tout ce qui est dans les pierres. Il n’y a rien dans la profondeur des mers, rien dans les hauteurs du firmament que l’homme ne soit capable de découvrir. Il n’y a pas de montagne qui soit assez vaste pour cacher au regard de l’homme ce qu’il y a en elle ; cela lui est révélé par des signes correspondants[205]. » La divination n’est pas une forme concurrente de la connaissance ; elle fait corps avec la connaissance elle-même. Or ces signes qu’on interprète ne désignent le caché que dans la mesure où ils lui ressemblent ; et on n’agira pas sur les marques sans opérer en même temps sur ce qui est, par elles, secrètement indiqué. C’est pourquoi les plantes qui représentent la tête, ou les yeux, ou le cœur, ou le foie auront efficacité sur un organe ; c’est pourquoi les bêtes elles-mêmes seront sensibles aux marques qui les désignent. « Dis-moi donc, demande Paracelse, pourquoi le serpent en Helvétie, Algorie, Suédie comprend les mots grecs Osy, Osya, Osy… Dans quelles académies les ont-ils appris pour que, le mot à peine entendu, ils retournent aussitôt leur queue, afin de ne pas l’entendre de nouveau ? À peine ont-ils ouï le mot nonobstant leur nature et leur esprit, ils restent immobiles et n’empoisonnent personne de leur blessure venimeuse. » Et qu’on ne dise pas que c’est là seulement l’effet du bruit des mots prononcés : « Si tu écris, en temps favorable, ces seules paroles sur du vélin, du parchemin, du papier, et que tu les imposes au serpent, celui-ci ne restera pas moins immobile que si tu les avais articulées à haute voix[206]. » Le projet des « magies naturelles », qui occupe une large place à la fin du XVIe siècle et s’avance tard encore en plein milieu du XVIIe, n’est pas un effet résiduel dans la conscience européenne ; il a été ressuscité – comme le dit expressément Campanella[207] – et pour des raisons contemporaines : parce que la configuration fondamentale du savoir renvoyait les unes aux autres les marques et les similitudes. La forme magique était inhérente à la manière de connaître.
Et par le fait même l’érudition : car, dans le trésor que nous a transmis l’Antiquité, le langage vaut comme le signe des choses. Il n’y a pas de différence entre ces marques visibles que Dieu a déposées sur la surface de la terre, pour nous en faire connaître les secrets intérieurs, et les mots lisibles que l’Écriture ou les sages de l’Antiquité, éclairés par une divine lumière, ont déposés en ces livres que la tradition a sauvés. Le rapport aux textes est de même nature que le rapport aux choses ; ici et là, ce sont des signes qu’on relève ; mais Dieu, pour exercer notre sagesse, n’a semé la nature que de figures à déchiffrer (et c’est en ce sens que la connaissance doit être divinatio), tandis que les Anciens ont donné déjà des interprétations que nous n’avons plus qu’à recueillir. Que nous devrions seulement recueillir, s’il ne fallait apprendre leur langage, lire leurs textes, comprendre ce qu’ils ont dit. L’héritage de l’Antiquité est, comme la nature elle-même, un vaste espace à interpréter ; ici et là, il faut relever des signes et peu à peu les faire parler. En d’autres termes, divinatio et eruditio sont une même herméneutique. Mais elle se développe, selon des figures semblables, à deux niveaux différents : l’une va de la marque muette à la chose elle-même (et elle fait parler la nature) ; l’autre va du graphisme immobile à la claire parole (elle redonne vie aux langages en sommeil). Mais, tout comme les signes naturels sont liés à ce qu’ils indiquent par le profond rapport de ressemblance, de même le discours des Anciens est à l’image de ce qu’il énonce ; s’il a pour nous la valeur d’un signe précieux, c’est parce que, du fond de son être, et par la lumière qui n’a cessé de le traverser depuis sa naissance, il est ajusté aux choses mêmes, il en forme le miroir et l’émulation ; il est à la vérité éternelle ce que les signes sont aux secrets de la nature (il est de cette parole la marque à déchiffrer) ; il a, avec les choses qu’il dévoile, une affinité sans âge. Inutile, donc, de lui demander son titre d’autorité : il est un trésor de signes liés par similitude à ce qu’ils peuvent désigner. La seule différence, c’est qu’il s’agit d’un trésor au second degré, renvoyant aux notations de la nature, qui, elles, indiquent obscurément l’or fin des choses elles-mêmes. La vérité de toutes ces marques – qu’elles traversent la nature, ou qu’elles s’alignent sur les parchemins et dans les bibliothèques – est partout la même : aussi archaïque que l’institution de Dieu.
Entre les marques et les mots, il n’y a pas la différence de l’observation à l’autorité acceptée, ou du vérifiable à la tradition. Il n’y a partout qu’un même jeu, celui du signe et du similaire, et c’est pourquoi la nature et le verbe peuvent s’entrecroiser à l’infini, formant pour qui sait lire comme un grand texte unique.
프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권
Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 033. La prose du monde
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