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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 027. Les mots qui saignent (Sur L'Énéide de P. Klossowski)

by 상겔스 2024. 6. 25.
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27 Les mots qui saignent


« Les mots qui saignent », L’Express, n° 688, 29 août 1964, pp. 21-22. (Sur la traduction, par P. Klossowski, de L’Énéide, de Virgile, Paris, Gallimard, 1964.)

Le lieu naturel des traductions, c’est l’autre feuillet du livre ouvert : la page d’à côté qui est couverte de signes parallèles. L’homme qui traduit, passeur nocturne, a fait silencieusement transhumer le sens de gauche à droite, par-dessus la pliure du volume. Sans armes ni bagages. Et selon une logistique qui demeure son secret ; on sait seulement que, frontière franchie, les grandes unités du sens se regroupent à peu près, en masses analogues : l’œuvre est sauve.

Mais le mot ? Je veux dire, le mince événement qui s’est produit en un point du temps et en nul autre ; qui s’est déposé en cette région de la feuille et en nulle autre ? Le mot comme fait de juxtaposition et de succession sur cette étroite chaîne où nous parlons ?

Même littérales, nos traductions ne peuvent en tenir compte ; c’est qu’elles font glisser les œuvres dans le plan uniforme des langues ; c’est qu’elles sont latérales.

Pierre Klossowski vient de publier de L’Énéide une traduction verticale. Une traduction où le mot à mot serait comme l’incidence du latin tombant à pic sur le français, selon une figure qui n’est pas juxta-mais supra-linéaire :

« Les armes je célèbre et l’homme qui le premier des troyennes rives en Italie, par la fatalité fugitif, est venu au Lavinien littoral. »

Chaque mot, comme Énée, transporte avec soi ses dieux natifs et le site sacré de sa naissance.

Il choit du vers latin sur la ligne française comme si sa signification ne pouvait être séparée de son lieu ; comme s’il ne pouvait dire ce qu’il a à dire que de ce point précisément où l’ont jeté le sort et les dés du poème.

La hardiesse de cet apparent mot à mot (comme on dit « goutte à goutte ») est grande. Pour traduire, Klossowski ne s’installe pas dans la ressemblance du français et du latin ; il se loge au creux de leur plus grande différence.

En français, la syntaxe prescrit l’ordre, et la succession des mots révèle l’exacte architecture du régime. La phrase latine, elle, peut obéir simultanément à deux ordonnances : celle de la syntaxe que les déclinaisons rendent sensible ; et une autre, purement plastique, que dévoile un ordre des mots toujours libre mais jamais gratuit.

Quintilien parlait du beau mur lisse du discours que chacun peut bâtir, selon son goût, avec la pierre éparse des mots. Dans les traductions, d’ordinaire (mais ce n’est rien de plus qu’un choix), on décalque avec toute l’exactitude possible l’ordonnance de la syntaxe. Mais l’ordre de l’espace, on le laisse s’effacer, comme s’il n’avait été, pour les Latins, qu’un jeu précaire.

Klossowski risque l’inverse ; ou plutôt il veut faire ce qui n’a jamais été fait : maintenir visible l’ordonnance poétique de l’emplacement, en conservant, dans un léger retrait, mais sans qu’ils soient jamais rompus, les réseaux nécessaires de la syntaxe.

Apparaît alors toute une poétique du « site verbal » : les mots quittent un à un leur bas-relief virgilien, pour venir, dans le texte français, poursuivre le même combat, avec les mêmes armes, les mêmes postures et les mêmes gestes. C’est que, dans le déroulement linéaire de l’épopée, les mots ne se contentent pas de dire ce qu’ils racontent ; ils l’imitent, formant, par leur choc, leur dispersion et leur rencontre, le « double » de l’aventure.

Ils la suivent comme une ombre projetée ; ils la précèdent aussi comme les lumières de l’avant-garde. Ils ne relatent pas à leur gré un destin ; ils lui obéissent, tout comme les vagues, les dieux, les athlètes, l’incendie et les hommes. Eux aussi appartiennent au fatum, à cette parole plus vieille que toutes les autres, qui lie le poème et le temps. Klossowski le dit dans sa préface : « Ce sont les mots qui saignent, non les plaies. »

On dira que l’entreprise tient de la chimère ; que l’ordre latin « Ibant obscuri sola sub nocte » n’avait certainement pas la valeur de la série française « Ils allaient obscurs sous la désolée nuit » ; qu’une inversion, un déplacement, une disjonction de deux mots naturellement liés, le choc de deux autres que l’habitude sépare ne disent pas la même chose en français et en latin.

Il faut bien admettre qu’il existe deux sortes de traductions ; elles n’ont ni même fonction ni même nature. Les unes font passer dans une autre langue une chose qui doit rester identique (le sens, la valeur de beauté) ; elles sont bonnes quand elles vont « du pareil au même ».

Et puis, il y a celles qui jettent un langage contre un autre, assistent au choc, constatent l’incidence et mesurent l’angle. Elles prennent pour projectile le texte original et traitent la langue d’arrivée comme une cible. Leur tâche n’est pas de ramener à soi un sens né ailleurs ; mais de dérouter, par la langue qu’on traduit, celle dans laquelle on traduit.

On peut hacher la continuité de la prose française par la dispersion poétique de Hölderlin. On peut aussi faire éclater l’ordonnance du français en lui imposant la procession et la cérémonie du vers virgilien.

Une traduction de ce genre vaut comme le négatif de l’œuvre : elle est sa trace creusée dans la langue qui la reçoit. Ce qu’elle délivre, ce n’est ni sa transcription ni son équivalent, mais la marque vide, et pour la première fois indubitable, de sa présence réelle.

En cette vaste baie qui a déchiqueté les rives de notre langage, L’Énéide elle-même scintille. Entre les mots qu’elle disperse et rassemble, elle est déesse fuyante et chasseresse, la Diane au bain racontée ailleurs par Klossowski, l’Artémis nue, surprise, plongeante et acharnée qui fait lacérer par ses chiens l’impudent dont le regard n’a pu rester silencieux. Elle déchire amoureusement la prose qui tout à la fois la poursuit et s’offre à elle dans « un si funeste désir ».

La divine Énéide joue un peu, pour le texte de Klossowski, le même rôle meurtrier que le hasard chez Mallarmé : elle soumet la langue à une fatalité extérieure où, paradoxalement, se découvrent d’étranges et merveilleux pouvoirs. Pourtant, cette fatalité, aussi lointaine qu’elle soit, ne nous est pas tout à fait étrangère.

Le retour soudain de nos mots aux « sites » virgiliens fait franchir à la langue française, en un mouvement de retour, toutes les configurations qui ont été les siennes. En lisant la traduction de Klossowski, on traverse des dispositions de phrases, des emplacements de mots qui ont été ceux de Montaigne, de Ronsard, du Roman de la Rose, de La Chanson de Roland. On reconnaît ici les répartitions de la Renaissance, là celles du Moyen Âge, ailleurs celles de la basse latinité. Toutes les distributions se superposent, laissant voir, par le seul jeu des mots dans l’espace, le long destin de la langue.

Par la splendeur de cet ordre dont il fait voir sans cesse le surplomb, le texte de Klossowski rejoint l’origine latine de notre langue, comme le poème de Virgile retrouvait l’origine de Rome ; il en raconte superbement les pérégrinations fondatrices, la longue navigation incertaine, les tempêtes et les bateaux perdus, la fixation enfin en un lieu éternel.

Et tout comme L’Énéide, du fond de la paix et de l’ordre romains, faisait miroiter les péripéties d’autrefois et le destin enfin accompli, cette œuvre nouvelle de Klossowski fait briller, au milieu de notre langue, les hauts sites où tour à tour son histoire l’a fixée. La naissance de Rome est racontée dans un langage dont l’éclat s’est fait transparent à la naissance du français.

Ce double de Virgile est aussi un double de notre propre langue, mais un double qui la déchire et la ramène à elle-même. Cette figure du double destructeur est familière à Klossowski, puisqu’elle a dominé déjà son œuvre d’écrivain. Elle n’a cessé d’être présente tout au long de la trilogie de Roberte.

Et voilà maintenant que Virgile, déjà vieux guide de Dante, devient le « Souffleur » de notre langage : il dit notre ordre le plus ancien ; du fond du temps, il prescrit notre prose et la disperse, sous nos yeux, d’une haleine étincelante.

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