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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 037. Entretien avec Madeleine Chapsal

by 상겔스 2024. 6. 25.
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37 Entretien avec Madeleine Chapsal


« Entretien avec Madeleine Chapsal », La Quinzaine littéraire, n° 5, 16 mai 1966, pp. 14-15.

– Vous avez trente-huit ans. Vous êtes l’un des plus jeunes philosophes de cette génération. Votre dernier livre, Les Mots et les Choses, tente l’examen de ce qui a totalement changé, depuis vingt ans, dans le domaine de la pensée, L’existentialisme et la pensée de Sartre, par exemple, sont, d’après vous, en train de devenir des objets de musée. Vous vivez – et nous vivons sans encore nous en apercevoir – dans un espace intellectuel totalement renouvelé. Les Mots et les Choses, qui dévoilent en partie cette nouveauté, est un livre difficile. Pouvez-vous un peu plus simplement (même si cela ne doit plus être aussi justement) répondre à cette question : où en êtes-vous ? Où en sommes-nous ?

– D’une façon très soudaine, et sans qu’il y ait apparemment de raison, on s’est aperçu, il y a environ quinze ans, qu’on était très, très loin de la génération précédente, de la génération de Sartre, de Merleau-Ponty – génération des Temps modernes qui avait été notre loi pour penser et notre modèle pour exister…

– Quand vous dites « on s’est aperçu », « on », c’est qui ?

– La génération des gens qui n’avaient pas vingt ans pendant la guerre. Nous avons éprouvé la génération de Sartre comme une génération certes courageuse et généreuse, qui avait la passion de la vie, de la politique, de l’existence… Mais nous, nous nous sommes découvert autre chose, une autre passion : la passion du concept et de ce que je nommerai le « système »…

– En tant que philosophe, à quoi s’intéressait Sartre ?

– En gros, confronté à un monde historique que la tradition bourgeoise, qui ne s’y reconnaissait plus, voulait considérer comme absurde, Sartre a voulu montrer qu’au contraire il y avait partout du sens. Mais cette expression, chez lui, était très ambiguë : dire « il y a du sens », c’était à la fois une constatation, et un ordre, une prescription… Il y a du sens, c’est-à-dire il faut que nous donnions du sens à tout. Sens qui était lui-même très ambigu : il était le résultat d’un déchiffrement, d’une lecture, et puis il était aussi la trame obscure qui passait malgré nous dans nos actes. Pour Sartre, on était à la fois lecteur et mécanographe du sens : on découvrait le sens et on était agi par lui.

– Quand avez-vous cessé de croire au « sens » ?

– Le point de rupture s’est situé le jour où Lévi-Strauss pour les sociétés et Lacan pour l’inconscient nous ont montré que le sens n’était probablement qu’une sorte d’effet de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et l’espace, c’était le système.

– Qu’entendez-vous par système ?

– Par système, il faut entendre un ensemble de relations qui se maintiennent, se transforment, indépendamment des choses qu’elles relient. On a pu montrer, par exemple, que les mythes romains, scandinaves, celtiques faisaient apparaître des dieux et des héros fort différents les uns des autres, mais que l’organisation qui les lie (ces cultures s’ignorant l’une l’autre), leurs hiérarchies, leurs rivalités, leurs trahisons, leurs contrats, leurs aventures obéissaient à un système unique… De récentes découvertes dans le domaine de la préhistoire permettent également d’entrevoir qu’une organisation systématique préside à la disposition des figures dessinées sur les murs des cavernes… En biologie, vous savez que le ruban chromosomique porte en code, en message chiffré, toutes les indications génétiques qui permettront à l’être futur de se développer… L’importance de Lacan vient de ce qu’il a montré comment, à travers le discours du malade et les symptômes de sa névrose, ce sont les structures, le système même du langage – et non pas le sujet – qui parlent… Avant toute existence humaine, toute pensée humaine, il y aurait déjà un savoir, un système, que nous redécouvrons…

– Mais alors, qui sécrète ce système ?

– Qu’est-ce que c’est que ce système anonyme sans sujet, qu’est-ce qui pense ? Le « je » a explosé (voyez la littérature moderne) – c’est la découverte du « il y a ». Il y a un on. D’une certaine façon, on en revient au point de vue du XVIIe siècle, avec cette différence : non pas mettre l’homme à la place de Dieu, mais une pensée anonyme, du savoir sans sujet, du théorique sans identité…

– Nous qui ne sommes pas philosophes, en quoi tout cela nous concerne-t-il ?

– À toutes les époques, la façon dont les gens réfléchissent, écrivent, jugent, parlent (jusque dans la rue, les conversations et les écrits les plus quotidiens) et même la façon dont les gens éprouvent les choses, dont leur sensibilité réagit, toute leur conduite est commandée par une structure théorique, un système, qui change avec les âges et les sociétés – mais qui est présent à tous les âges et dans toutes les sociétés.

– Sartre nous avait appris la liberté, vous nous apprenez qu’il n’y a pas de liberté réelle de penser ?

– On pense à l’intérieur d’une pensée anonyme et contraignante qui est celle d’une époque et d’un langage. Cette pensée et ce langage ont leurs lois de transformation. La tâche de la philosophie actuelle et de toutes ces disciplines théoriques que je vous ai nommées, c’est de mettre au jour cette pensée d’avant la pensée, ce système d’avant tout système… Il est le fond sur lequel notre pensée « libre » émerge et scintille pendant un instant…

– Quel serait le système d’aujourd’hui ?

– J’ai tenté de le mettre au jour – partiellement – dans Les Mots et les Choses.

– En le faisant, étiez-vous alors au-delà du système ?

– Pour penser le système, j’étais déjà contraint par un système derrière le système, que je ne connais pas, et qui reculera à mesure que je le découvrirai, qu’il se découvrira…

– Dans tout cela, que devient l’homme. Est-ce une nouvelle philosophie de l’homme qui est en train de se construire ? Toutes vos recherches ne relèvent-elles pas des sciences humaines ?

– En apparence, oui, les découvertes de Lévi-Strauss, de Lacan, de Dumézil appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler les sciences humaines ; mais ce qu’il y a de caractéristique, c’est que toutes ces recherches non seulement effacent l’image traditionnelle qu’on s’était fait de l’homme, mais à mon avis elles tendent toutes à rendre inutile, dans la recherche et dans la pensée, l’idée même de l’homme. L’héritage le plus pesant qui nous vient du XIXe siècle – et dont il est grand temps de nous débarrasser –, c’est l’humanisme…

– L’humanisme ?

– L’humanisme a été une manière de résoudre, dans des termes de morale, de valeurs, de réconciliation, des problèmes que l’on ne pouvait pas résoudre du tout. Vous connaissez le mot de Marx ? L’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre. Je crois qu’on peut dire : l’humanisme feint de résoudre des problèmes qu’il ne peut pas se poser !

– Mais quels problèmes ?

– Eh bien, les problèmes des rapports de l’homme et du monde, le problème de la réalité, le problème de la création artistique, du bonheur, et toutes les obsessions qui ne méritent absolument pas d’être des problèmes théoriques… Notre système ne s’en occupe absolument pas. Notre tâche actuellement est de nous affranchir définitivement de l’humanisme, et, en ce sens, notre travail est un travail politique.

– Où est la politique là-dedans ?

– Sauver l’homme, redécouvrir l’homme en l’homme, etc., c’est la fin de toutes ces entreprises bavardes, à la fois théoriques et pratiques, pour réconcilier, par exemple, Marx et Teilhard de Chardin (entreprises noyées d’humanisme qui ont frappé de stérilité depuis des années tout le travail intellectuel…). Notre tâche est de nous affranchir définitivement de l’humanisme, et c’est en ce sens que notre travail est un travail politique, dans la mesure où tous les régimes de l’Est ou de l’Ouest font passer leur mauvaise marchandise sous le pavillon de l’humanisme… Nous devons dénoncer toutes ces mystifications, comme actuellement, à l’intérieur du P.C, Althusser et ses compagnons courageux luttent contre le « chardino-marxisme »…

– Jusqu’où a déjà pénétré cette pensée ?

– Ces découvertes ont une pénétration très forte dans ce groupe mal définissable des intellectuels français qui comprend la masse des étudiants et les professeurs les moins vieux. Il est très évident qu’il y a dans ce domaine des résistances, surtout du côté des sciences humaines. La démonstration qu’on ne sort jamais du savoir, jamais du théorique est plus difficile à mener en sciences humaines (en littérature, en particulier) que lorsqu’il s’agit de logique et de mathématiques.

– Où ce mouvement a-t-il pris naissance ?

– Il faut tout le narcissisme monoglotte des Français pour s’imaginer – comme ils le font – que ce sont eux qui viennent de découvrir tout ce champ de problèmes. Ce mouvement s’est développé en Amérique, en Angleterre, en France, à partir de travaux qui avaient été faits aussitôt après la Première Guerre mondiale dans les pays de langues slaves et allemandes. Mais alors que le new criticism existe aux États-Unis depuis une bonne quarantaine d’années, que tous les grands travaux de logique ont été faits là-bas et en Grande-Bretagne, il y a encore quelques années, on comptait sur les doigts les linguistes français… Nous avons une conscience hexagonale de la culture qui fait que, paradoxalement, de Gaulle peut passer pour un intellectuel…

– Ce qu’il y a, c’est que l’honnête homme se sent dépassé… Est-ce la condamnation de la bonne culture générale, n’y aura-t-il plus que des spécialistes ?

– Ce qui est condamné, ça n’est pas l’honnête homme, c’est notre enseignement secondaire (commandé par l’humanisme). Nous n’apprenons absolument pas les disciplines fondamentales qui nous permettraient de comprendre ce qui se passe chez nous – et, surtout, ce qui se passe ailleurs… Si l’honnête homme, aujourd’hui, a l’impression d’une culture barbare, hérissée de chiffres et de sigles, cette impression n’est due qu’à un seul fait : notre système d’éducation date du XIXe siècle et on y voit régner encore la psychologie la plus fade, l’humanisme le plus désuet, les catégories du goût, du cœur humain… Ce n’est ni la faute de ce qui se passe ni la faute de l’honnête homme, s’il a le sentiment de ne plus rien y comprendre, c’est la faute de l’organisation de l’enseignement.

– N’empêche que cette nouvelle forme de pensée, chiffres ou pas, apparaît comme froide et bien abstraite…

– Abstraite ? Je répondrai ceci : c’est l’humanisme qui est abstrait ! Tous ces cris du cœur, toutes ces revendications de la personne humaine, de l’existence sont abstraites : c’est-à-dire coupées du monde scientifique et technique qui, lui, est notre monde réel. Ce qui me fâche contre l’humanisme, c’est qu’il est désormais ce paravent derrière lequel se réfugie la pensée la plus réactionnaire, où se forment des alliances monstrueuses et impensables : on veut allier Sartre et Teilhard, par exemple… Au nom de quoi ? de l’homme ! Qui oserait dire du mal de l’homme ! Or l’effort qui est fait actuellement par les gens de notre génération, ça n’est pas de revendiquer l’homme contre le savoir et contre la technique, mais c’est précisément de montrer que notre pensée, notre vie, notre manière d’être, jusqu’à notre manière d’être la plus quotidienne, font partie de la même organisation systématique et donc relèvent des mêmes catégories que le monde scientifique et technique. C’est le « cœur humain » qui est abstrait, et c’est notre recherche, qui veut lier l’homme à sa science, à ses découvertes, à son monde, qui est concrète.

– Je crois que oui…

– Je vous répondrai qu’il ne faut pas confondre la tiédeur molle des compromis et la froideur qui appartient aux vraies passions. Les écrivains qui nous plaisent le plus, à nous, « froids » systématiciens, ce sont Sade et Nietzsche, qui, en effet, disaient « du mal de l’homme ». N’étaient-ils pas, aussi, les écrivains les plus passionnés ?

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