43 C’était un nageur entre deux mots
« C’était un nageur entre deux mots » (entretien avec C. Bonnefoy), Arts et Loisirs, n° 54, 5-11 octobre 1966, pp. 8-9.
– Pour un philosophe de 1966 qui s’interroge sur le langage, sur le savoir, que représentent André Breton et le surréalisme ?
– J’ai l’impression qu’il ya deux grandes familles de fondateurs. Il y a ceux qui édifient et posent la première pierre ; il y a ceux qui creusent et évident. Peut-être sommes-nous, en notre espace incertain, plus proches de ceux qui creusent : de Nietzsche (plutôt que de Husserl), de Klee (plutôt que de Picasso). Breton appartient à cette famille. Certes, l’institution surréaliste a masqué ces grands gestes muets qui ouvraient devant eux l’espace. Peut-être était-ce cela seulement le jeu, la mystification surréalistes : ouvrir par des rites qui semblaient exclure, faire croître le désert en posant des limites apparemment impérieuses. En tout cas, nous sommes actuellement dans le creux laissé derrière lui par Breton.
– Ce creux serait-il déjà ancien ?
– L’image de Breton, je l’ai vue longtemps comme celle d’un mort : non pas qu’il aurait cessé d’être vivant ou de nous concerner, mais parce que son existence admirable a créé autour d’elle et à partir d’elle le vide immense dans lequel nous sommes aujourd’hui perdus. J’ai l’impression que nous avons vécu, marché, couru, dansé, fait des signes et des gestes sans réponse dans l’espace sacré qui entourait la châsse d’un Breton, allongé immobile et revêtu d’or, cela non pour dire qu’il était loin de nous, mais que nous étions proches de lui, sous la puissance de son spectre noir. La mort de Breton, aujourd’hui, est comme le redoublement de notre propre naissance. Breton, c’était, c’est un mort tout-puissant et tout proche comme l’était pour les Atrides (c’est-à-dire pour chaque Grec) Agamemnon. Voilà pour moi la silhouette de Breton.
– Cette présence quasi sacrée de Breton, ce creux laissé par le surréalisme ne relèvent pas de la magie ou de l’imaginaire, mais supposent un apport essentiel à la pensée contemporaine, Que doit celle-ci à Breton ?
– Ce qui me paraît le plus important, c’est que Breton a fait communiquer, pleinement, ces deux figures longtemps étrangères : écrire et savoir ; la littérature française, jusqu’à lui, pouvait bien être toute tramée d’observations, d’analyses, d’idées ; elle n’était jamais – sauf chez Diderot – une littérature du savoir. C’est là, je crois, la grande différence entre les cultures allemande et française. Breton accueillant le savoir dans l’expression (avec la psychanalyse, l’ethnologie, l’histoire de l’art, etc.) est un peu notre Goethe. Il y a une image qu’il faudrait, je crois, vouer à l’effacement : celle de Breton poète de la déraison. À celle-ci ne doit pas s’opposer, mais se superposer celle de Breton, écrivain du savoir.
Mais ce congé donné à la littérature comme savoureuse ignorance (à la manière de Gide) est affirmé de manière très singulière chez Breton. Pour les Allemands (Goethe, Thomas Mann, Hermann Broch), la littérature est savoir quand elle est une entreprise d’intériorisation, de mémoire : il s’agit de faire une récollection calme et exhaustive de la connaissance, de s’approprier le monde, de mettre celui-ci à la mesure de l’homme. Pour Breton, l’écriture devenue savoir (et le savoir devenu écriture) est au contraire un moyen de pousser l’homme lors de ses limites, de l’acculer à l’infranchissable, de le mettre au plus près de ce qui est le plus loin de lui. De là l’intérêt qu’il portait à l’inconscient, à la folie, au rêve.
– Comme les romantiques allemands ?
– Oui, mais le rêve des romantiques allemands, c’est la nuit éclairée par la lumière de la veille, alors que le rêve, pour Breton, c’est l’infracassable noyau de nuit placé au cœur du jour. J’ai l’impression que cette belle abolition du partage entre savoir et écriture a été très importante pour l’expression contemporaine. Nous sommes précisément en un temps où l’écrire et le savoir sont profondément enchevêtrés comme en témoignent les œuvres de Leiris, de Klossowski, de Butor, de Faye.
– N’y a-t-il pas, pour Breton, un pouvoir de l’écriture ?
– Pour Breton, je crois que l’écriture en elle-même, que le livre dans sa chair blanche ont pouvoir de changer le monde. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le langage, l’écriture étaient des instruments transparents où venait se réfléchir, se décomposer et se recomposer le monde ; mais, de toute façon, l’écriture et le discours faisaient partie du monde. Mais peut-être y a-t-il une écriture si radicale et si souveraine qu’elle arrive à faire face au monde, à l’équilibrer, à le compenser, même à le détruire absolument et à scintiller hors de lui. En fait, cette expérience commence à apparaître assez clairement dans Ecce homo* et chez Mallarmé. Cette expérience du livre comme antimonde, on la retrouve chez Breton et elle a contribué fortement à faire bouger le statut de l’écriture. Et cela de deux façons. D’abord, Breton, en quelque sorte, remoralisait l’écriture en la démoralisant entièrement. L’éthique de l’écriture ne vient plus de ce qu’on a à dire, des idées qu’on exprime, mais de l’acte même d’écrire. Dans cet acte brut et nu, toute la liberté de l’écrivain se trouve engagée en même temps que naît le contre-univers des mots.
De plus, en même temps que l’écriture est remoralisée, elle se met à exister dans une sorte de solidité de roc. Elle s’impose en dehors de tout ce qui peut se dire à travers elle. De là, sans doute, la redécouverte par Breton de toute la dynastie de l’imagination que la littérature française avait chassée : l’imagination, c’est moins ce qui naît dans le cœur obscur de l’homme que ce qui surgit dans l’épaisseur lumineuse du discours. Et Breton, nageur entre deux mots, parcourt un espace imaginaire qui n’avait jamais été découvert avant lui.
– Mais comment expliquez-vous qu’à certaines époques Breton ait été préoccupé par l’engagement politique ?
– J’ai été toujours frappé par le fait que ce qui est en question dans son œuvre, ce n’est pas l’histoire, mais la révolution ; non pas la politique, mais l’absolu pouvoir de changer la vie. L’incompatibilité profonde entre marxistes et existentialistes de type sartrien, d’une part, et Breton, de l’autre, vient sans doute de ce que pour Marx ou Sartre l’écriture fait partie du monde, alors que pour Breton un livre, une phrase, un mot à eux seuls peuvent constituer l’antimatière du monde et compenser tout l’univers.
– Mais Breton n’accordait-il pas autant d’importance à la vie qu’à l’écriture ? N’y a-t-il pas, dans Nadja, dans L’Amour fou, dans Les Vases communicants* comme une sorte d’osmose permanente entre l’écriture et la vie, entre la vie et l’écriture ?
– Alors que les autres découvertes de Breton étaient déjà au moins annoncées chez Goethe, chez Nietzsche, chez Mallarmé ou chez d’autres, ce qu’on lui doit vraiment en propre, c’est la découverte d’un espace qui n’est pas celui de la philosophie, ni celui de la littérature, ni celui de l’art, mais qui serait celui de l’expérience. Nous sommes aujourd’hui à un âge où l’expérience – et la pensée qui ne fait qu’une chose avec elle – se développe avec une richesse inouïe à la fois dans une unité et une dispersion qui effacent les frontières des provinces autrefois établies.
Tout le réseau qui parcourt les œuvres de Breton, de Bataille, de Leiris, de Blanchot, qui parcourt les domaines de l’ethnologie, de l’histoire de l’art, de l’histoire des religions, de la linguistique, de la psychanalyse, efface à coup sûr les vieilles rubriques dans lesquelles notre culture se classait elle-même et fait sous nos yeux apparaître des parentés, des voisinages, des relations imprévus. Il est très probable que c’est à la personne et à l’œuvre d’André Breton qu’on doit ce nouvel égaillement et cette nouvelle unité de notre culture. Il a été à la fois le disperseur et le berger de tout ce moutonnement de l’expérience moderne.
Cette découverte du domaine de l’expérience permettait à Breton d’être complètement hors de la littérature, de pouvoir contester non seulement toutes les œuvres littéraires déjà existantes, mais l’existence même de la littérature ; mais elle lui permettait aussi d’ouvrir à des langages possibles des domaines qui, jusque-là, étaient restés muets, marginaux.
프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권
Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 043. C'était un nageur entre deux mots
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