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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 040. Une histoire restée muette

by 상겔스 2024. 6. 25.
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40 Une histoire restée muette


« Une histoire restée muette », La Quinzaine littéraire, n° 8, 1er – 15 juillet 1966, pp. 3-4. (Sur E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Paris, Fayard, coll. « L’Histoire sans frontières », 1966.)

Ce livre, qui a plus de trente ans, appartient à notre actualité. Et d’abord au système présent (solide, consistant, bien protégé) de nos petites ignorances françaises : aucune des grandes œuvres de Cassirer n’avait été traduite jusqu’à présent*. Qui dira jamais de quelles puissantes défenses nous avons entouré, depuis le XIXe siècle, la « culture française » ? Les douces, les grandes figures familières où nous aimons nous reconnaître, nous soupçonnons à peine la foudre qu’elles écartaient. Ces héraults n’étaient peut-être que des sentinelles obstinées : les romantiques nous ont gardé de Hölderlin, comme Valéry de Rilke ou de Trakl, Proust de Joyce, Saint-John Perse de Pound. L’effort de Maine de Biran fut salutaire contre Fichte ; la chevauchée de l’évolution créatrice a conjuré la danse bondissante de Nietzsche, Sartre le tutélaire nous a bien protégés contre Heidegger. Voilà bientôt deux siècles que nous sommes en défense. Nous vivons au cœur d’un discours crénelé.

Certains signes aujourd’hui prouvent que les choses, peut-être, sont en train de changer. Commençons-nous enfin à tourner nos propres défenses ? Il faut saluer l’excellente traduction, par Pierre Quillet, de cette Philosophie des Lumières (déjà classique, mais ailleurs) ; F. Furet et D. Richet ont eu raison, mille fois, d’inaugurer par elle leur nouvelle collection « L’Histoire sans frontières ».

Étrangement, la date de naissance de ce livre, au lieu de l’écarter de nous, l’en rapproche et le transforme en singulier document. Au-dessous d’une voix grave, un peu solennelle, qui a la belle lenteur de l’érudition, il faut prêter l’oreille au bruit de fond qui l’accompagnait en désordre, contre lequel elle tâchait de s’élever, mais qui a eu raison d’elle et l’a bien vite recouverte. Dans les derniers mois de 1932, Cassirer, allemand de souche juive, universitaire et néo-kantien, publie sa Philosophie der Aufklärung, quand les nazis piétinent aux portes de la chancellerie. Quelques mois plus tard, lorsque Hitler est au pouvoir, Cassirer quitte l’Allemagne pour la Suède ; il laisse derrière lui, comme un manifeste, ce vaste ouvrage savant.

Geste dérisoire que cette Aufklärung objectée au national-socialisme. Moins qu’on ne croit cependant. Depuis le XIXe siècle, l’érudition allemande, le personnage allemand de l’universitaire ont exercé là-bas une fonction que nous imaginons à peine. La France a eu ses instituteurs, l’Angleterre ses public schools, l’Allemagne ses universités ; les instituteurs français fomentaient, dès l’alphabet et la table de multiplication, une force politique ; les public schools, à travers Tacite et Shakespeare, imposaient aux Anglais une conscience historique ; les universités allemandes, elles, fabriquaient une conscience morale. 1933 a marqué sans doute leur défaite irréparable. La Philosophie des Lumières prend maintenant figure d’ultime combat.

De l’œuvre si importante de Cassirer (elle a joué un grand rôle non seulement dans la philosophie anglo-saxonne, mais dans la psychologie et l’ethnologie du langage), il était peut-être paradoxal de traduire d’abord une étude purement et simplement historique. Pourtant, cette réflexion sur le XVIIIe siècle n’est point mineure. Loin de là.

Cassirer est « néo-kantien ». Ce qui est désigné par ce terme, c’est, plus qu’un « mouvement » ou une « école » philosophique, l’impossibilité où s’est trouvée la pensée occidentale de surmonter la coupure établie par Kant ; le néo-kantisme (en ce sens, nous sommes tous néo-kantiens), c’est l’injonction sans cesse répétée à raviver cette coupure – à la fois pour retrouver sa nécessité et pour en prendre toute la mesure. Si les grandes œuvres philosophiques de Cassirer (et surtout son Erkenntnisproblem) se logent bien dans la courbe d’un retour à Kant, sa Philosophie des Lumières leur répond dans l’ordre de l’histoire positive : quelles sont les fatalités de la réflexion et du savoir qui ont rendu possible Kant et nécessaire la constitution de la pensée moderne ? Interrogation redoublée sur elle-même : Kant s’était demandé comment la science était possible, Cassirer se demande comment était possible ce kantisme auquel nous appartenons peut-être encore.

L’énigme kantienne qui, depuis près de deux cents ans, a médusé la pensée occidentale, la rendant aveugle à sa propre modernité, a soulevé dans notre mémoire deux grandes figures : comme si l’oubli de ce qui s’est passé, à la fin du XVIIIe siècle, lorsque le monde moderne est né, avait libéré une double nostalgie : celle de l’âge grec auquel nous demandons d’élucider notre rapport à l’être et celle du XVIIIe siècle auquel nous demandons de remettre en question les formes et les limites de notre savoir. À la dynastie hellénique, qui s’étend de Hölderlin à Heidegger, s’oppose la dynastie des modernes Aufklärer qui irait de Marx à Lévi-Strauss. La « monstruosité » de Nietzsche est peut-être d’appartenir aux deux. Être grec ou Aufklärer, du côté de la tragédie ou de l’encyclopédie, du côté du poème ou de la langue bien faite, du côté du matin de l’être ou du midi de la représentation, c’est là le dilemme auquel la pensée moderne – celle qui nous domine encore, mais que nous sentons déjà vaciller sous nos pieds – n’a jamais pu échapper encore.

Cassirer est du côté des « Lumières » et, mieux que personne, il a su rendre manifeste le sens du retour au XVIIIe siècle. Grâce, avant tout, à une méthode d’analyse dont le modèle, pour nous, n’a pas encore perdu sa valeur. Nous autres Français, nous ne nous sommes pas encore débarrassés des prestiges de la psychologie ; une culture, une pensée, c’est toujours, pour nous, la métaphore d’un individu : il nous suffit de transposer à l’échelle d’une époque ou d’une civilisation ce que, dans notre naïveté, nous croyons valable pour un sujet singulier ; un « siècle » aurait, comme tout un chacun, des opinions, des connaissances, des désirs, des inquiétudes, des aspirations ; Paul Hazard, à l’époque de Cassirer, décrivait La Crise de la conscience européenne*. Au même moment, les historiens marxistes rapportaient les phénomènes culturels à des sujets collectifs qui en étaient les auteurs ou les responsables historiques. Cassirer, en revanche, procède selon une sorte d’« abstraction fondatrice » : d’un côté, il efface les motivations individuelles, les accidents biographiques et toutes les figures contingentes qui peuplent une époque ; de l’autre, il écarte ou du moins laisse en suspens les déterminations économiques ou sociales. Et ce qui se déploie alors devant lui, c’est toute une nappe indissociable de discours et de pensée, de concepts et de mots, d’énoncés et d’affirmations qu’il entreprend d’analyser dans sa configuration propre. Cet univers autonome du « discours-pensée », Cassirer s’efforce d’en retrouver les nécessités intrinsèques ; il laisse la pensée penser toute seule, mais pour mieux en suivre les nervures et faire apparaître les embranchements, les divisions, les croisements, les contradictions qui en dessinent les figures visibles. Il isole de toutes les autres histoires (celle des individus, comme celle des sociétés) l’espace autonome du « théorique » : et sous ses yeux se découvre une histoire jusque-là restée muette.

Ce découpage paradoxal, cette abstraction qui rompt les parentés les plus familières, n’est pas sans rappeler les gestes iconoclastes par lesquels se sont toujours fondées les grandes disciplines : l’économie politique, lorsqu’elle a isolé la production de tout le domaine concret des richesses, la linguistique, lorsqu’elle a isolé le système de la langue de tous les actes concrets de la parole. Il serait grand temps de s’apercevoir une bonne fois que les catégories du « concret », du « vécu », de la « totalité » appartiennent au royaume du non-savoir. En tout cas, au moment où il entreprend, à propos du XVIIIe siècle, l’histoire du « théorique », Cassirer découvre comme objet de son enquête cette unité profonde de la pensée et du discours dont il cherchait, dans sa philosophie, les fondements et les formes : Problème de la connaissance et Philosophie des formes symboliques montrent justement que la pensée et le discours, ou plutôt leur indissociable unité, loin d’offrir la pure et simple manifestation de ce que nous savons, constituent le lieu d’où peut naître toute connaissance. En étudiant les textes du XVIIIe siècle, Cassirer saisissait, sous l’une de ses formes historiques, l’organisation de ce « discours-pensée » qui caractérise une culture en définissant les formes de son savoir.

À cette entreprise on pourrait faire certains reproches : celui, surtout, d’être resté comme en retrait des possibilités découvertes. Cassirer (et en ceci, il demeure obscurément fidèle aux analyses de Dilthey) accorde à la philosophie et à la réflexion une primauté qu’il ne remet pas en question : comme si la pensée d’une époque avait son lieu d’élection dans des formes redoublées, dans une théorie du monde plus que dans une science positive, dans l’esthétique plus que dans l’œuvre d’art, dans une philosophie plus que dans une institution. Sans doute faudra-t-il – ce sera notre tâche – nous libérer de ces limites qui rappellent encore fâcheusement les traditionnelles histoires des idées ; il faudra savoir reconnaître la pensée en sa contrainte anonyme, la traquer dans toutes les choses ou gestes muets qui lui donnent une figure positive, la laisser se déployer dans cette dimension du « on », où chaque individu, chaque discours ne forme rien de plus que l’épisode d’une réflexion.

Une chose en tout cas est certaine : en appliquant, même d’une façon incomplète, cette méthode au XVIIIe siècle, Cassirer a fait une œuvre historique originale : il a convoqué toutes les grandes formes de l’Aufklärung sans se limiter, comme il est de tradition, aux domaines français et anglais ; il n’a pas joué à juxtaposer les traces des mentalités disparues et les signes annonciateurs de l’avenir. Il restitue la nécessité simultanée et générale de tout ce qui a été contemporain : l’athéisme et le déisme du XVIIIe siècle, son matérialisme et sa métaphysique, sa conception de la morale et de la beauté, ses théories multiples de la morale et de l’État, il montre à quelle cohérence ils appartiennent tous. Sa prodigieuse érudition parcourt dans toute sa largeur l’espace théorique où les penseurs du XVIIIe siècle trouvaient nécessairement le lieu de leur cohabitation.

Au moment où le nationalisme allemand revendiquait pour soi la douteuse tradition d’une pensée ou d’une culture spécifiquement germanique, Cassirer découvre la force calme, irrésistible, enveloppante des univers théoriques. Au-dessus de ses grandes contraintes qui relèvent indissociablement de l’histoire et de la pensée, les traditions nationales, les conflits d’influence, les grandes individualités elles-mêmes ne sont que de frêles figures, des scintillements de surface. Ce livre, que Cassirer abandonnait derrière lui aux nazis, fondait la possibilité d’une nouvelle histoire de la pensée. Il était indispensable de la faire connaître, car c’est de là maintenant que, nous autres, nous devons partir.

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