1. Introduction
Introduction, in Binswanger (1.), Le Rêve et l’Existence (trad. J. Verdeaux), Paris, Desclée de Brouwer, 1954, pp. 9-128.
« À l’âge d’homme j’ai vu s’élever et grandir,
sur le mur mitoyen de la vie et de la mort
une échelle de plus en plus nue, investie d’un
pouvoir d’évulsion unique : le rêve… Voici que
l’obscurité s’écarte et que VIVRE devient, sous
la forme d’un âpre ascétisme allégorique, la
conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous
sentons profusément traversés mais que
nous n’exprimons qu’incomplètement faute de
loyauté, de discernement cruel et de
persévérance. »
RENÉ CHAR, Partage formel.
I
Il ne s’agit pas, dans ces pages d’introduction, de refaire, selon le paradoxe familier aux préfaces, le chemin qu’a tracé Binswanger lui-même, dans Le Rêve et l’Existence. La difficulté du texte y incite, sans doute ; mais elle est trop essentielle à la réflexion qu’il développe pour mériter d’être atténuée par le zèle d’un avertissement ad usum delphini, bien que le « psychologue » soit toujours dauphin dans le royaume de la réflexion. Les formes originales de pensée s’introduisent elles-mêmes : leur histoire est la seule forme d’exégèse qu’elles supportent, et leur destin, la seule forme de critique.
Pourtant, ce n’est pas cette histoire que nous essaierons de déchiffrer ici. Un ouvrage ultérieur s’efforcera de situer l’analyse existentielle dans le développement de la réflexion contemporaine sur l’homme ; nous tenterons d’y montrer, en suivant l’inflexion de la phénoménologie vers l’anthropologie, quels fondements ont été proposés à la réflexion concrète sur l’homme. Aujourd’hui, ces lignes d’introduction n’ont guère qu’un propos : présenter une forme d’analyse dont le projet n’est pas d’être une philosophie, et dont la fin est de ne pas être une psychologie ; une forme d’analyse qui se désigne comme fondamentale par rapport à toute connaissance concrète, objective et expérimentale ; dont le principe enfin et la méthode ne sont déterminés d’entrée de jeu que par le privilège absolu de leur objet : l’homme ou plutôt, l’être-homme, le Menschsein.
Ainsi peut-on circonscrire toute la surface portante de l’anthropologie[1]. Ce projet la situe en opposition à toutes les formes de positivisme psychologique qui pense épuiser le contenu significatif de l’homme dans le concept réducteur d’homo natura et il la replace, en même temps, dans le contexte d’une réflexion ontologique qui prend pour thème majeur la présence à l’être, l’existence, le Dasein. Il est entendu qu’une anthropologie de ce style ne peut faire valoir ses droits qu’en montrant comment peut s’articuler une analyse de l’être-homme sur une analytique de l’existence : problème de fondement, qui doit définir, dans la seconde, les conditions de possibilité de la première ; problème de justification qui doit mettre en valeur les dimensions propres et la signification autochtone de l’anthropologie. Disons, de manière provisoire, et en réservant toutes les révisions éventuelles, que l’être-homme (Menschsein) n’est, après tout, que le contenu effectif et concret de ce que l’ontologie analyse comme la structure transcendantale du Dasein, de la présence au monde. Son opposition originaire à une science des faits humains en style de connaissance positive, d’analyse expérimentale et de réflexion naturaliste ne renvoie donc pas l’anthropologie à une forme a priori de spéculation philosophique. Le thème de sa recherche est celui du « fait » humain, si on entend par « fait » non pas tel secteur objectif d’un univers naturel, mais le contenu réel d’une existence qui se vit et s’éprouve, se reconnaît ou se perd dans un monde qui est à la fois la plénitude de son projet et l’« élément » de sa situation. L’anthropologie peut donc se désigner comme « science de faits » du moment qu’elle développe de manière rigoureuse le contenu existentiel de la présence au monde. La récuser de prime abord parce qu’elle n’est ni philosophie ni psychologie, parce qu’on ne peut la définir ni comme science ni comme spéculation, qu’elle n’a pas l’allure d’une connaissance positive ni le contenu d’une connaissance a priori, c’est ignorer le sens originaire de son projet[2]. Il nous a paru qu’il valait la peine de suivre, un instant, le cheminement de cette réflexion ; et de chercher avec elle si la réalité de l’homme n’est pas accessible seulement en dehors d’une distinction entre le psychologique et le philosophique ; si l’homme, dans ses formes d’existence, n’était pas le seul moyen de parvenir à l’homme.
Dans l’anthropologie contemporaine, la démarche de Binswanger nous a semblé suivre la voie royale. Il prend de biais le problème de l’ontologie et de l’anthropologie, en allant droit à l’existence concrète, à son développement et à ses contenus historiques. De là, et par une analyse des structures de l’existence – de cette existence-ci, qui porte tel nom et qui a traversé telle histoire –, il accomplit sans cesse une démarche de va-et-vient, des formes anthropologiques aux conditions ontologiques de l’existence. La ligne de partage qui apparaît si difficile à tracer, il ne cesse de la franchir ou plutôt il la voit sans cesse franchie par l’existence concrète en qui se manifeste la limite réelle du Menschsein et du Dasein. Rien ne serait plus faux que de voir dans les analyses de Binswanger une « application » du concept et des méthodes de la philosophie de l’existence aux « données » de l’expérience clinique. Il s’agit, pour lui, en rejoignant l’individu concret, de mettre au jour le point où viennent s’articuler formes et conditions de l’existence. Tout comme l’anthropologie récuse toute tentative de répartition entre philosophie et psychologie, de même, l’analyse existentielle de Binswanger évite une distinction a priori entre ontologie et anthropologie. Elle l’évite, mais sans la supprimer ou la rendre impossible : elle la reporte au terme d’un examen dont le point de départ n’est pas marqué par cette ligne de partage, mais par la rencontre avec l’existence concrète.
Bien sûr, cette rencontre, bien sûr aussi le statut qu’il faut finalement accorder aux conditions ontologiques de l’existence font problèmes. Mais nous réservons à d’autres temps de les aborder. Nous voulons seulement montrer ici qu’on peut pénétrer de plain-pied dans les analyses de Binswanger et rejoindre leurs significations par une démarche aussi primitive, aussi originaire que celle par laquelle il rejoint lui-même l’existence concrète de ses malades. Le détour par une philosophie plus ou moins heideggerienne n’est pas un rite initiatique qui ouvre l’accès à l’ésotérisme de la Daseinsanalyse. Les problèmes philosophiques sont présents, ils ne lui sont pas préalables.
Cela nous dispense d’une introduction qui résumerait Sein und Zeit en paragraphes numérotés, et nous rend libre pour un propos moins rigoureux. Ce propos est d’écrire seulement en marge de Traum und Existenz.
Le thème de cet article paru en 1930[3] – le premier des textes de Binswanger qui appartienne au sens strict à la Daseinsanalyse[4] n’est pas tellement le rêve et l’existence que l’existence telle qu’elle s’apparaît à elle-même et telle qu’on peut la déchiffrer dans le rêve : l’existence dans ce mode d’être du rêve où elle s’annonce de manière significative. N’est-ce pas une gageure pourtant de vouloir circonscrire le contenu positif de l’existence, par référence à l’un de ses modes les moins insérés dans le monde ? Si le Menschsein détient des significations qui lui sont propres, se dévoileront-elles de manière privilégiée dans ce moment de rêve où le réseau des significations semble se resserrer, où leur évidence se brouille, et où les formes de la présence sont le plus estompées ?
Ce paradoxe fait à nos yeux l’intérêt majeur de Traum und Existenz. Le privilège significatif accordé par Binswanger à l’onirique est d’une double importance. Il définit la démarche concrète de l’analyse vers les formes fondamentales de l’existence : l’analyse du rêve ne s’épuisera pas au niveau d’une herméneutique des symboles ; mais, à partir d’une interprétation extérieure qui est encore de l’ordre du déchiffrement, elle pourra, sans avoir à s’esquiver dans une philosophie, parvenir à la compréhension des structures existentielles. Le sens du rêve se déploie de manière continue du chiffre de l’apparence aux modalités de l’existence. De l’autre côté, ce privilège de l’expérience onirique enveloppe, de manière encore silencieuse dans ce texte, toute une anthropologie de l’imagination ; il exige une nouvelle définition des rapports du sens et du symbole, de l’image et de l’expression ; bref, une nouvelle manière de concevoir comment se manifestent les significations.
Ces deux aspects du problème nous retiendront dans les pages qui vont suivre : et ceci d’autant plus que Binswanger les a davantage laissés dans l’ombre. Non par souci de répartir les mérites, mais pour manifester ce qu’est « reconnaître » une pensée qui apporte plus encore qu’elle ne le dit. Et par modestie à l’égard de son histoire.
II
Il vaudrait la peine d’insister un peu sur une coïncidence de dates : 1900, les Logische Untersuchungen, de Husserl*, 1900, la Traumdeutung, de Freud**. Double effort de l’homme pour ressaisir ses significations et se ressaisir lui-même dans sa signification.
Avec la Traumdeutung, le rêve fait son entrée dans le champ des significations humaines. Dans l’expérience onirique, le sens des conduites semblait s’estomper ; comme s’assombrit et s’éteint la conscience vigile, le rêve paraissait desserrer et dénouer finalement le nœud des significations. Le rêve était comme le non-sens de la conscience. On sait comment Freud a renversé la proposition, et fait du rêve le sens de l’inconscient. On a beaucoup insisté sur ce passage de l’insignifiance du rêve à la manifestation de son sens caché et sur tout le travail de l’herméneutique ; on a aussi attaché beaucoup d’importance à la réalisation de l’inconscient comme instance psychique et contenu latent. Beaucoup et même trop. Au point de négliger un autre aspect du problème. C’est lui qui concerne notre propos d’aujourd’hui, dans la mesure où il met en question les rapports de la signification et de l’image.
Les formes imaginaires du rêve portent les significations implicites de l’inconscient ; dans la pénombre de la vie onirique, elles leur donnent une quasi-présence. Mais, précisément, cette présence du sens dans le rêve n’est pas le sens lui-même s’effectuant dans une évidence complète, le rêve trahit le sens autant qu’il l’accomplit ; s’il l’offre, c’est en le subtilisant. L’incendie qui signifie l’embrasement sexuel, peut-on dire qu’il est là seulement pour le désigner, ou qu’il l’atténue, le cache et l’obscurcit par un nouvel éclat ? À cette question il y a deux manières de répondre. On peut donner une réponse en termes fonctionnels : on investit le sens d’autant de « contresens » qu’il est nécessaire pour couvrir toute la surface du domaine onirique : le rêve, c’est l’accomplissement du désir, mais si justement il est rêve et non pas désir accompli, c’est qu’il réalise aussi tous les « contre-désirs » qui s’opposent au désir lui-même. Le feu onirique, c’est la brûlante satisfaction du désir sexuel, mais ce qui fait que le désir prend forme dans la substance subtile du feu, c’est tout ce qui refuse ce désir et cherche sans cesse à l’éteindre. Le rêve est mixte fonctionnel ; si la signification s’investit en images, c’est par un surplus et comme une multiplication de sens qui se superposent et se contredisent. La plastique imaginaire du rêve n’est, pour le sens qui s’y fait jour, que la forme de sa contradiction.
Rien de plus. L’image s’épuise dans la multiplicité du sens, et sa structure morphologique, l’espace dans lequel elle se déploie, son rythme de développement temporel, bref, le monde qu’elle emporte avec soi ne comptent pour rien quand ils ne sont pas une allusion au sens. En d’autres termes, le langage du rêve n’est analysé que dans sa fonction sémantique ; l’analyse freudienne laisse dans l’ombre sa structure morphologique et syntactique. La distance entre la signification et l’image n’est jamais comblée dans l’interprétation analytique que par un excédent de sens ; l’image dans sa plénitude est déterminée par surdétermination. La dimension proprement imaginaire de l’expression significative est entièrement omise.
Et pourtant, il n’est pas indifférent que telle image donne corps à telle signification – que la sexualité soit eau ou feu, que le père soit démon souterrain, ou puissance solaire ; il importe que l’image ait ses pouvoirs dynamiques propres, qu’il y ait une morphologie de l’espace imaginaire différente quand il s’agit de l’espace libre et lumineux ou quand l’espace mis en œuvre est celui de la prison, de l’obscurité et de l’étouffement. Le monde imaginaire a ses lois propres, ses structures spécifiques ; l’image est un peu plus que l’accomplissement immédiat du sens ; elle a son épaisseur, et les lois qui y règnent ne sont pas seulement des propositions significatives, tout comme les lois du monde ne sont pas seulement les décrets d’une volonté, fût-elle divine. Freud a fait habiter le monde de l’imaginaire par le Désir, comme la métaphysique classique avait fait habiter le monde de la physique par le vouloir et l’entendement divins : théologie des significations où la vérité anticipe sur sa formulation, et la constitue tout entière. Les significations épuisent la réalité du monde à travers lequel elle s’annonce.
On pourrait dire que la psychanalyse n’a donné au rêve d’autre statut que celui de la parole ; elle n’a pas su le reconnaître dans sa réalité de langage. Mais c’était là gageure et paradoxe : si la parole semble s’effacer dans la signification qu’elle veut mettre au jour, si elle paraît n’exister que par lui ou pour lui, elle n’est possible cependant qu’à travers un langage qui existe avec la rigueur de ses règles syntactiques et la solidité de ses figures morphologiques. La parole, pour vouloir dire quelque chose, implique un monde d’expression qui la précède, la soutient, et lui permet de donner corps à ce qu’elle veut dire.
Pour avoir méconnu cette structure de langage qu’enveloppe nécessairement l’expérience onirique, comme tout fait d’expression, la psychanalyse freudienne du rêve n’est jamais une saisie compréhensive du sens. Le sens n’apparaît pas, pour elle, à travers la reconnaissance d’une structure de langage ; mais il doit se dégager, se déduire, se deviner à partir d’une parole prise en elle-même. Et la méthode de l’interprétation onirique sera tout naturellement celle qu’on utilise pour retrouver le sens d’un mot dans une langue dont on ignore la grammaire : une méthode de recoupement, telle qu’en utilise l’archéologue pour les langues perdues, une méthode de confirmation pour la probabilité comme pour le décryptement des codes secrets, une méthode de coïncidence significative comme dans les mantiques les plus traditionnelles. L’audace de ces méthodes et les risques qu’elles prennent n’invalident pas leurs résultats, mais l’incertitude dont elles partent n’est jamais tout à fait conjurée par la probabilité sans cesse croissante qui se développe à l’intérieur de l’analyse elle-même ; elle n’est pas non plus entièrement effacée par la pluralité des cas qui autorisent comme un lexique interindividuel des symbolisations les plus fréquentes. L’analyse freudienne ne ressaisit jamais que l’un des sens possibles par les raccourcis de la divination ou les longs chemins de la probabilité : l’acte expressif lui-même n’est jamais reconstitué dans sa nécessité.
La psychanalyse n’accède qu’à l’éventuel. C’est là, sans doute, que se noue un des paradoxes les plus fondamentaux de la conception freudienne de l’image. Au moment où l’analyse essaie d’épuiser tout le contenu de l’image dans le sens qu’elle peut cacher, le lien qui unit l’image au sens est toujours défini comme un lien possible, éventuel, contingent. Pourquoi la signification psychologique prend-elle corps dans une image au lieu de demeurer sens implicite, ou de se traduire dans la limpidité d’une formulation verbale ? Par quoi le sens s’insère-t-il dans le destin plastique de l’image ? À cette question, Freud donne une double réponse. Le sens, par suite du refoulement, ne peut accéder à une formulation claire, et il trouve dans la densité de l’image de quoi s’exprimer de manière allusive. L’image est un langage qui exprime sans formuler, elle est une parole moins transparente au sens que le verbe lui-même. Et d’un autre côté, Freud suppose le caractère primitivement imaginaire de la satisfaction du désir. Dans la conscience primitive, archaïque ou enfantine, le désir se satisferait d’abord sur le mode narcissique et irréel du fantasme ; et dans la régression onirique, cette forme originaire d’accomplissement serait remise au jour. On voit comment Freud est amené à retrouver dans sa mythologie théorique les thèmes qui étaient exclus par la démarche herméneutique de son interprétation du rêve. Il récupère l’idée d’un lien nécessaire et originel entre l’image et le sens, et il admet que la structure de l’image a une syntaxe et une morphologie irréductibles au sens, puisque justement le sens vient se cacher dans les formes expressives de l’image. Malgré la présence de ces deux thèmes, et à cause de la forme purement abstraite que Freud leur donne, on chercherait en vain dans son œuvre une grammaire de la modalité imaginaire et une analyse de l’acte expressif dans sa nécessité.
À l’origine de ces défauts de la théorie freudienne, il y a sans doute une insuffisance dans l’élaboration de la notion de symbole. Le symbole est pris par Freud seulement comme le point de tangence où viennent se rejoindre, un instant, la signification limpide et le matériau de l’image pris comme résidu transformé et transformable de la perception. Le symbole, c’est la mince surface de contact, cette pellicule qui sépare tout en les joignant un monde intérieur et un monde extérieur, l’instance de pulsion inconsciente et celle de la conscience perceptive, le moment du langage implicite, et celui de l’image sensible.
Nulle part plus que dans l’analyse du président Schreber, Freud n’a fait effort pour déterminer cette surface de contact*. Le cas privilégié d’un délit manifestait en effet cette présence constante d’une signification à l’œuvre dans un monde imaginaire, et la structure propre de ce monde à travers sa référence au sens. Mais, finalement, Freud, au cours de son analyse, renonce à cet effort et répartit sa réflexion entre deux niveaux séparés. D’un côté, il établit les corrélations symboliques qui permettent de détecter sous l’image du dieu solaire la figure du Père, et sous celle d’Ahriman le personnage du malade lui-même. Et d’un autre côté, sans que ce monde fantasque soit pour elles plus qu’une expression possible, il analyse les significations : il les réduit à leur expression verbale la plus transparente, et les livre ainsi purifiées, sous la forme de cette extraordinaire déclinaison passionnelle qui est comme l’armature magique du délire paranoïaque : « Je ne l’aime pas, je le hais » ; « ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime parce qu’elle m’aime » ; « ce n’est pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime » ; déclinaisons dont la forme première et le degré sémantique le plus simple sont : « Je l’aime », et dont tout à l’opposé la forme ultime, acquise à travers toutes les flexions de la contradiction, s’énonce : « Je n’aime pas du tout et personne, je n’aime que moi[5]. »
Si l’analyse du cas Schreber a tant d’importance dans l’œuvre freudienne, c’est dans la mesure où jamais la distance n’a été plus réduite entre une psychologie du sens, transcrite en psychologie du langage, et une psychologie de l’image prolongée en une psychologie du fantasque. Mais jamais aussi ne s’assura de manière plus décisive dans la psychanalyse l’impossibilité de trouver le raccord entre ces deux ordres d’analyse ou, si l’on veut, de traiter, avec sérieux, une psychologie de l’Imago, dans la mesure où on peut définir par Imago une structure imaginaire, prise avec l’ensemble de ses implications significatives.
L’histoire de la psychanalyse semble nous donner raison puisque actuellement encore la distance n’est pas réduite. On voit se dissocier toujours davantage ces deux tendances qui s’étaient pendant quelque temps cherchées : une analyse à la manière de Melanie Klein, qui trouve son point d’application dans la genèse, le développement, la cristallisation des fantasmes, reconnus en quelque sorte comme la matière première de l’expérience psychologique ; et une analyse à la manière du Dr Lacan, qui cherche dans le langage l’élément dialectique où se constitue l’ensemble des significations de l’existence, et où elles achèvent leur destin, à moins que le verbe, ne s’instaurant en dialogue, n’effectue, dans leur Aufhebung, leur délivrance et leur transmutation. Melanie Klein a fait sans doute le maximum pour retracer la genèse du sens par le seul mouvement du fantasme. Et Lacan de son côté a fait tout ce qu’il était possible pour montrer dans l’Imago le point où se fige la dialectique significative du langage et où elle se laisse fasciner par l’interlocuteur qu’elle s’est constitué. Mais pour la première, le sens n’est au fond que la mobilité de l’image et comme le sillage de sa trajectoire ; pour le second, l’Imago n’est que parole enveloppée, un instant silencieuse. Dans le domaine d’exploration de la psychanalyse, l’unité n’a donc pas été trouvée entre une psychologie de l’image qui marque le champ de la présence et une psychologie du sens qui définit le champ des virtualités du langage.
La psychanalyse n’est jamais parvenue à faire parler les images.
*
Les Logische Untersuchungen sont curieusement contemporaines de l’herméneutique de la Traumdeutung. Dans la rigueur des analyses menées tout au long de la première et de la sixième de ces recherches peut-on trouver une théorie du symbole et du signe qui restitue dans sa nécessité l’immanence de la signification à l’image ?
La psychanalyse avait pris le mot « symbole » dans une validité immédiate qu’elle n’avait tenté ni d’élaborer ni même de délimiter. Sous cette valeur symbolique de l’image onirique, Freud entendait au fond deux choses bien distinctes : d’un côté, l’ensemble des indices objectifs qui marquent dans l’image des structures implicites, des événements antérieurs, des expériences demeurées silencieuses ; les ressemblances morphologiques, les analogies dynamiques, les identités de syllabes et toutes sortes de jeux sur les mots constituent autant d’indices objectifs dans l’image, autant d’allusions à ce qu’elle ne manifeste pas dans sa plénitude colorée. D’autre part, il y a le lien global et significatif qui fonde le sens du matériel onirique et le constitue comme rêve de désir incestueux, de régression infantile ou de retour et d’enveloppement narcissique. L’ensemble des indices qui peut se multiplier à l’infini à mesure qu’avance et que s’unifie la signification ne peut donc pas être confondu avec elle ; ils se manifestent sur la voie de l’induction probable et ne sont jamais que la méthode de reconstitution du contenu latent ou du sens originaire ; quant à ce sens lui-même, on ne peut le mettre au jour que dans une saisie compréhensible ; c’est par son propre mouvement qu’il fonde la valeur symbolique de l’image onirique. Cette confusion a incliné la psychanalyse à décrire les mécanismes de formation du rêve comme l’envers et le corrélatif des méthodes de reconstitution ; elle a confondu l’accomplissement des significations avec l’induction des indices.
Dans la première des Logische Untersuchungen[6], Husserl a justement distingué l’indice et la signification. Sans doute dans les phénomènes d’expression se trouvent-ils intriqués au point qu’on incline à les confondre. Quand une personne parle, nous comprenons ce qu’elle dit non seulement par la saisie significative des mots qu’elle emploie, et des structures de phrases qu’elle met en œuvre, mais nous nous laissons guider aussi par la mélodie de la voix, qui se trouve ici s’infléchir et trembler, là au contraire prendre cette fermeté et cet éclat où nous reconnaissons la colère. Mais, dans cette compréhension globale, les deux attitudes, pour mêlées qu’elles soient, ne sont pas identiques ; elles sont inverses et complémentaires, puisque c’est au moment surtout où les mots commencent à m’échapper, brouillés par la distance, le bruit, ou l’éraillement de la voix, que l’induction des indices prendra la relève de la compréhension du sens : le ton de la voix, le débit des mots, les silences, les lapsus même me guideront pour me faire présumer que mon interlocuteur étouffe de colère.
Par lui-même, l’indice n’a pas de signification, et il ne peut en acquérir que d’une manière seconde, et par la voie oblique d’une conscience qui l’utilise comme repère, comme référence ou comme jalon.
Je vois des trous dans la neige, des sortes d’étoiles régulières, des cristaux d’ombre. Un chasseur y verra, lui, les traces fraîches d’un lièvre. Ce sont là deux situations vécues ; il serait vain de dire que l’une comporte plus de vérité que l’autre ; mais dans le second schéma se manifeste l’essence de l’indication, dans le premier non. C’est pour le chasseur seulement que la petite étoile creusée dans la neige est un signe. Ceci ne veut pas dire que le chasseur a plus de matériel associatif que moi et qu’à une perception il sait associer l’image d’un lièvre qui me fait défaut dans la même situation. L’association y est dérivée par rapport à la structure d’indication : elle ne fait que repasser en traits pleins le pointillé d’une structure qui est déjà marquée dans l’essence de l’indice et de l’indiqué : « L’association rappelle à la conscience des contenus en leur laissant le soin de se rattacher aux contenus donnés suivant la loi de leurs essences respectives[7]. »
Mais cette structure essentielle sur quoi repose le moment psychologique, contingent et dérivé de l’association, sur quoi repose-t-elle ? Sur une situation actuelle qui existe ou va exister ou vient d’exister. Les traces sur la neige renvoient au lièvre réel qui vient de fuir à l’instant. La voix qui tremble sera selon sa modulation indice de la colère qui éclate, ou de la colère qui monte ou de celle qui, à grand-peine, se contient et se calme. Alors que le signe authentique n’a besoin de reposer, pour être signifiant, sur aucune situation objective : quand je prononce le mot lièvre, je peux désigner celui qui entre en course contre la tortue ; quand j’évoque ma colère, je parle d’un mouvement de passion que je n’ai jamais éprouvé que dans la feinte ou la comédie. Les mots « lièvre » ou « colère » sont significatifs, la voix qui s’éraille, la trace imprimée sur la neige sont des indices.
Une phénoménologie du rêve ne saurait manquer, pour être rigoureuse, de distinguer les éléments d’indication qui, pour l’analyste, peuvent désigner une situation objective qu’ils jalonnent et, d’autre part, les contenus significatifs qui constituent, de l’intérieur, l’expérience onirique.
Mais qu’est-ce qu’un contenu significatif et quel rapport soutient-il avec un contenu imaginaire ? Là encore, certaines analyses des Logische Untersuchungen peuvent nous servir de point de départ. Il n’est pas légitime d’admettre, avec la psychanalyse, une identité immédiate entre le sens et l’image, réunis dans la notion unique de symbole, il faut chercher l’essence de l’acte significatif par-delà et avant même l’expression verbale ou la structure d’image dans lesquelles il peut prendre corps : « Les actes de formulation, d’imagination, de perception sont trop différents pour que la signification s’épuise tantôt en ceux-ci tantôt en ceux-là ; nous devons préférer une conception qui attribue cette fonction de signification à un seul acte partout identique, à un acte qui soit délivré des limites de cette perception qui nous fait si souvent défaut[8]. » Quels sont les caractères de cet acte fondamental ? D’une façon négative, on voit tout de suite qu’il ne peut s’agir d’une mise en relation d’une ou plusieurs images. Comme le remarque encore Husserl, si nous pensons un chiliogone, nous imaginons n’importe quel polygone ayant beaucoup de côtés[9]. D’une manière plus positive, l’acte significatif même le plus élémentaire, le plus fruste, le plus inséré encore dans un contenu perceptif, s’ouvre sur un horizon nouveau. Même lorsque je dis « cette tache est rouge », ou même dans l’exclamation« cette tache », même enfin lorsque les mots me manquent et que du doigt je désigne ce qu’il y a devant moi, il se constitue un acte de visée qui rompt avec l’horizon immédiat de la perception et découvre l’essence significative du vécu perceptif : c’est der Akt des Dies-meinens.
Cet acte ne se définit pas (l’exemple que nous avons pris suffit à le prouver) par quelque « activité judicatoire » : mais par l’unité idéale de ce qui est visé dans la désignation significative ; cette unité est la même chaque fois que l’acte significatif est renouvelé, quels que soient les termes employés, la voix qui les prononce, ou l’encre qui les fixe sur le papier. Ce que signifie le symbole, ce n’est pas un trait individuel de notre vécu, une qualité de répétition, une propriété de « réapparaître identique à soi », comme dit Husserl ; nous sommes en présence d’un contenu idéal qui s’annonce à travers le symbole comme unité de signification.
Mais il faut aller plus loin, si on ne veut pas réduire l’acte significatif à une simple visée intentionnelle. Ce dépassement de la visée dans la plénitude significative où elle prend corps, comment peut-on le concevoir ? Faut-il suivre la lettre des analyses husserliennes et lui donner le sens d’un acte supplémentaire, celui que la sixième des Recherches logiques désigne comme acte d’effectuation ? Ce n’est là au fond que baptiser le problème, c’est lui donner un statut à l’intérieur de l’activité de la conscience, mais ce n’est pas lui découvrir un fondement.
C’est ce qu’a sans doute pressenti Husserl dans l’Umarbeitung de la sixième Recherche logique, qu’il a rédigée en 1914[10]. À travers ce texte, on peut deviner ce que pourrait être une phénoménologie de la signification. Un même trait marque un symbole (comme un signe mathématique), un mot ou une image, que le mot ou le symbole soit prononcé ou écrit, que nous nous abandonnions au fil du discours ou au rêve de l’imagination, quelque chose de nouveau surgit hors de nous, un peu différent de ce que nous attendions, et ceci par cette résistance qu’offre le matériau imaginaire verbal ou symbolique ; par les implications aussi qu’offre la chose constituée maintenant comme significative ; en s’effectuant dans l’actualité du signifiant, la virtualité intentionnelle s’ouvre sur de nouvelles virtualités. Cette actualité en effet se trouve située dans un contexte spatio-temporel ; les mots s’inscrivent dans notre monde ambiant, et ils désignent des interlocuteurs à l’horizon des implications verbales. Et c’est là que nous saisissons dans son paradoxe l’acte significatif lui-même : reprise d’un thème objectif qui se propose, à la manière du mot, comme un objet de culture ou qui s’offre, à la manière de l’image, comme une quasi-perception, l’acte significatif opère cette reprise comme une activité thématique, où vient en pleine lumière le « je parle », ou le « j’imagine » ; parole et image se déclinent en première personne, au moment même où ils s’accomplissent dans la forme de l’objectivité. C’est sans doute ce que voulait dire Husserl lorsqu’il écrivait à propos du langage : « Une chose est sûre… c’est que le signifié participe à l’accomplissement du faire. Celui qui parle n’engendre pas seulement le mot, mais l’expression dans sa totalité[11]. » Finalement, c’est l’acte expressif lui-même qu’une analyse phénoménologique met au jour sous la multiplicité des structures significatives.
Cela nous semble essentiel à bien des égards : contrairement à l’interprétation traditionnelle, la théorie de la signification ne nous paraît pas le mot dernier de l’éidétique husserlienne de la conscience ; elle aboutit en fait à une théorie de l’expression qui demeure enveloppée, mais dont l’exigence n’en est pas moins présente tout au long des analyses. On pourrait s’étonner que la phénoménologie ne se soit jamais développée dans le sens d’une théorie de l’expression, et qu’elle l’ait toujours laissée dans l’ombre pour faire venir en pleine lumière une théorie de la signification. Mais sans doute une philosophie de l’expression n’est-elle possible que dans un dépassement de la phénoménologie.
Une chose mérite de retenir pour l’instant notre attention. Toute cette analyse phénoménologique que nous avons esquissée à la suite de Husserl propose pour le fait symbolique une tout autre scansion de la psychanalyse. Elle établit en effet une distinction d’essence entre la structure de l’indication objective et celle des actes significatifs ; ou, en forçant un peu les termes, elle instaure le plus de distance possible entre ce qui relève d’une symptomatologie et ce qui relève d’une sémantique. La psychanalyse au contraire a toujours confondu les deux structures ; elle définit le sens par le recoupement des signes objectifs et les coïncidences du déchiffrement. De ce fait, entre le sens et l’expression, l’analyse freudienne ne pouvait reconnaître qu’un lien artificiel : la nature hallucinatoire de la satisfaction du désir. À l’opposé, la phénoménologie permet de ressaisir la signification dans le contexte de l’acte expressif qui la fonde ; dans cette mesure, une description phénoménologique sait rendre manifeste la présence du sens à un contenu imaginaire.
Mais, replacé ainsi dans son fondement expressif, l’acte de signification est coupé de toute forme d’indication objective ; aucun contexte extérieur ne permet de le restituer dans sa vérité ; le temps et l’espace qu’il porte avec lui ne forment qu’un sillage qui disparaît aussitôt ; et autrui n’est impliqué que d’une manière idéale à l’horizon de l’acte expressif sans possibilité de rencontre réelle. La compréhension ne sera donc définie dans la phénoménologie que comme une reprise sur le mode de l’intériorité, une nouvelle manière d’habiter l’acte expressif ; elle est une méthode pour se restituer en lui, jamais un effort pour le situer lui-même. Ce problème de la compréhension devient central dans toute psychologie de la signification et il est placé au cœur de toute psychopathologie. Mais dans la ligne d’une phénoménologie pure, il ne peut trouver le principe de sa solution. Cette impossibilité, Jaspers l’a éprouvée plus qu’aucun autre, lui qui n’a pu justifier le rapport médecin-malade que dans les termes d’une mystique de la communication[12], dans la mesure même où il opposait aux formes sensibles (sinnlich) de l’expression ses formes significatives (sinnhaft) pour faire porter par ces dernières seulement la possibilité d’une compréhension valable[13].
La phénoménologie est parvenue à faire parler les images ; mais elle n’a donné à personne la possibilité d’en comprendre le langage.
On peut définir sans trop d’erreur ce problème comme un des thèmes majeurs de l’analyse existentielle.
La phénoménologie avait jeté assez de lumière sur le fondement expressif de toute signification ; mais la nécessité de justifier une compréhension impliquait que l’on réintégrât le moment de l’indication objective auquel s’était attardée l’analyse freudienne. Trouver le fondement commun aux structures objectives de l’indication, aux ensembles significatifs, et aux actes d’expression, tel était le problème que posait la double tradition de la phénoménologie et de la psychanalyse. De la confrontation entre Husserl et Freud naissait une double problématique ; il fallait une méthode d’interprétation qui restituât dans leur plénitude les actes d’expression. Le chemin de l’herméneutique ne devait pas s’arrêter aux procédés d’écriture qui retiennent la psychanalyse ; elle devait aller jusqu’au moment décisif où l’expression s’objective elle-même dans les structures essentielles de l’indication ; il lui fallait bien autre chose qu’une vérification, il lui fallait un fondement.
Ce moment fondamental où se nouent les significations, c’est lui que Binswanger a tenté de mettre au jour dans Rêve et Existence.
On nous reprochera dans cette mise en place d’avoir non seulement dépassé la lettre des textes freudiens et husserliens, mais encore d’avoir inventé de toutes pièces une problématique que Binswanger n’a jamais formulée et dont les thèmes ne sont même pas implicites dans ses textes. Ce grief nous est de peu de poids, parce que nous avons la faiblesse de croire à l’histoire même quand il s’agit de l’existence. Nous ne sommes pas soucieux de présenter une exégèse, mais de dégager un sens objectif. Nous croyons que l’œuvre de Binswanger est assez importante pour en comporter un. C’est pourquoi seule sa problématique réelle nous a retenu. On trouvera dans ses textes le problème qu’il s’est posé ; nous voulions, de notre côté, dégager celui auquel il a répondu.
III
« Nihil magnum somnianti. »
CICÉRON
En mettant au jour une plastique aussi fondamentale du rêve et de l’expression, Binswanger renouait avec une tradition. Une tradition laissée dans l’ombre par cette psychologie du XIXe siècle que Freud n’est pas toujours parvenu à dépasser. La psychanalyse avait instauré une psychologie du rêve ou, du moins, restauré le rêve dans ses droits psychologiques. Mais ce n’était pas sans doute lui reconnaître tout son domaine de validité. Le rêve, chez Freud, est l’élément commun aux formes expressives de la motivation et aux méthodes du déchiffrement psychologique : il est à la fois la « Symbolique » et la grammaire de la psychologie. Freud lui a ainsi restitué une dimension psychologique ; mais il n’a pas su le connaître comme forme spécifique d’expérience. Il l’a reconstitué dans son mode originaire, avec des fragments de pensées éveillées, des traductions symboliques et des verbalisations implicites ; l’analyse logique de l’ensemble, c’est la logique du discours, les motivations et les structures qu’on y découvre sont tissées sur la même trame psychologique que les formes de la conscience vigile. Freud a psychologisé le rêve – et le privilège qu’il lui a donné dans le domaine de la psychologie lui ôte tout privilège comme forme spécifique d’expérience.
Freud n’est pas arrivé à dépasser un postulat solidement établi par la psychologie du XIXe siècle : que le rêve est une rhapsodie d’images. Si le rêve n’était que cela, il serait épuisé par une analyse psychologique, que cette analyse se fasse dans le style mécanique d’une psycho-physiologie, ou dans le style d’une recherche significative. Mais le rêve est sans doute bien autre chose qu’une rhapsodie d’images pour la simple raison qu’il est une expérience imaginaire ; et s’il ne se laisse pas épuiser – nous l’avons vu tout à l’heure – par une analyse psychologique, c’est parce qu’il relève aussi de la théorie de la connaissance.
Jusqu’au XIXe siècle, c’est en termes d’une théorie de la connaissance que s’est posé le problème du rêve. Le rêve est décrit comme une forme d’expérience absolument spécifique, et, s’il est possible d’en poser la psychologie, c’est d’une manière seconde et dérivée, à partir de la théorie de la connaissance qui le situe comme type d’expérience. C’est avec cette tradition oubliée que renoue Binswanger dans Traum und Existenz.
Il retrouve l’idée que la valeur significative du rêve n’est plus à la mesure des analyses psychologiques qu’on peut en faire. L’expérience onirique, au contraire, détient un contenu d’autant plus riche qu’il se montre irréductible aux déterminations psychologiques dans lesquelles on tente de l’insérer. C’est la vieille idée, si constante dans la tradition littéraire et mystique, que seuls les « rêves du matin » ont un sens valable. « Les rêves de l’homme bien portant sont des rêves du matin », disait Schelling[14]. L’idée remonte à une tradition gréco-latine. On en trouve la justification chez Jamblique : un rêve ne peut être réputé divin s’il a lieu parmi les vapeurs de la digestion. Il n’a de valeur qu’avant le repas ou bien après la digestion achevée, au crépuscule du soir ou du matin. De Mirbel écrivit, dans Le Prince du sommeil[15] : « Encore faut-il tenir que le temps de la nuit le plus propre est vers le matin inter somnum et vigilicum. » Et Théophile fit dire à l’un des personnages de son Pyrame :
L’heure où nos corps, chargés de grossières vapeurs,
Suscitent en nos sens des mouvements trompeurs
Était déjà passée, et mon cerveau tranquille
S’abreuvait des pavots que le sommeil distille,
Sur le point que la nuit est proche de finir,
Et le char de l’Aurore est encore à venir*.
Le rêve n’a donc pas de sens dans la seule mesure où se croisent en lui et se recoupent de mille manières les motivations psychologiques ou des déterminations physiologiques ; il est riche au contraire à raison de la pauvreté de son contexte objectif. Il vaut d’autant plus qu’il a moins de raison d’être. Et c’est ce qui fait le privilège étrange de ces rêves du matin. Comme l’aurore, ils annoncent un jour nouveau avec une profondeur dans la clarté que ne connaîtra plus la vigilance de midi.
Entre l’esprit qui dort et celui qui veille, l’esprit qui rêve fait une expérience qui n’emprunte d’aucune autre sa lumière ou son génie. Baader parlait en ce sens de cette « vigilance endormie » et de ce « sommeil vigilant » qui est égal à la clairvoyance et qui est retour immédiat aux objets sans passer par la médiation des organes[16].
Mais le thème des dimensions originales de l’expérience onirique ne s’inscrit pas seulement sur une tradition littéraire, mystique, ou populaire ; on le déchiffrerait sans peine encore dans des textes cartésiens ou post-cartésiens.
Au point de convergence d’une tradition mystique et d’une méthode rationaliste, le Traité théologico-politique pose le problème du songe prophétique. « Non seulement les choses vraies, mais aussi les sornettes et les imaginations peuvent être utiles », écrivait Spinoza à Boxel[17]. Et dans une autre lettre, adressée à Pierre Balling[18], il distinguait, dans les rêves, les présages et les avertissements prodigieux, deux sortes d’imaginations : celle qui dépend seulement du corps, dans sa complexion et le mouvement de ses humeurs, et celle qui donne un corps sensible aux idées de l’entendement, et dans laquelle on peut retrouver, à la fois sillage et signe, la trace de la vérité. La première forme d’imagination est celle que l’on rencontre dans les délires, c’est celle aussi qui fait la trame physiologique du rêve. Mais la seconde fait de l’imagination une forme spécifique de la connaissance ; c’est de celle-là que parle L’Éthique quand elle montre l’imagination liée par essence à l’idée et à la constitution de l’âme[19]. L’analyse des songes prophétiques dans le Tractatus se situe à ces deux niveaux : il y a l’imagination liée aux mouvements du corps, et qui donne aux songes des prophètes leur coloration individuelle ; chaque prophète a eu les songes de son tempérament : l’affliction de Jérémie ou la colère d’Élie ne peuvent s’expliquer que de l’extérieur ; elles relèvent d’un examen de leur corps et du mouvement de leurs humeurs. Mais ces songes avaient chacun leur sens, que l’exégèse maintenant a pour tâche de mettre au jour. Ce sens qui manifeste le lien de l’imagination à la vérité, c’est le langage que Dieu tenait aux hommes pour leur faire connaître ses commandements et sa vérité. Hommes d’imagination, les Hébreux ne comprenaient que le Verbe des images ; hommes de passion, ils ne pouvaient être soumis que par les passions communiquées par les songes de terreur et de colère. Le songe prophétique est comme la voie oblique de la philosophie ; il est une autre expérience de la même vérité, « car la vérité ne peut être contradictoire avec elle-même ». C’est Dieu se révélant aux hommes par images et figures[20]. Le songe comme l’imagination, c’est la forme concrète de la révélation : « Personne n’a reçu de révélation de Dieu sans le secours de l’imagination[21]. »
Par là, Spinoza recoupe le grand thème classique des rapports de l’imagination et de la transcendance. Comme Malebranche, il retrouve l’idée que l’imagination, dans son chiffre mystérieux, dans l’imperfection de son savoir, dans sa demi-lumière, dans la présence qu’elle figure mais qu’elle esquive toujours, désigne, par-delà le contenu de l’expérience humaine, au-delà même du savoir discursif qu’il peut maîtriser, l’existence d’une vérité qui de toutes parts dépasse l’homme, mais s’infléchit vers lui et s’offre à son esprit sous les espèces concrètes de l’image. Le rêve, comme toute expérience imaginaire, est donc une forme spécifique d’expérience qui ne se laisse pas entièrement reconstituer par l’analyse psychologique et dont le contenu désigne l’homme comme être transcendé. L’imaginaire, signe de transcendance ; le rêve, expérience de cette transcendance, sous le signe de l’imaginaire.
C’est avec cette leçon de la psychologie classique que Binswanger a implicitement renoué, dans son analyse du rêve.
*
Mais il a renoué aussi avec une autre tradition, impliquée dans la première. Dans le rêve, comme expérience d’une vérité transcendante, la théologie chrétienne retrouve les raccourcis de la volonté divine et cette voie rapide selon laquelle Dieu distribue ses preuves, ses décrets et ses avertissements. Il est comme l’expression de cette liberté humaine toujours précaire qui est inclinée sans se laisser déterminer, qui est éclairée sans pouvoir être contrainte, et qui est avertie sans être réduite à l’évidence. À travers la littérature classique du rêve, on pourrait retrouver toute la querelle théologique de la grâce, le rêve étant, pour ainsi dire, à l’imagination ce que la grâce est au cœur ou à la volonté. Dans la tragédie classique, le rêve est comme la figuration de la grâce. La signification tragique du rêve pose à la conscience chrétienne du XVIIe siècle les mêmes problèmes que la signification théologique de la grâce. Tristan fait dire à Hérode après un songe funeste :
Ce qu’écrit le Destin ne peut être effacé…
De ses pièges secrets on ne peut s’affranchir
Nous y courons plus droit en pensant les gauchir*.
Un personnage déclare après un songe, dans l’Adraste de Ferrier :
Non, Seigneur, dans le ciel notre mort est écrite,
L’homme ne franchit point cette borne prescrite
Et ses précautions le font précipiter
Dans les mêmes malheurs qu’il tâche d’éviter
C’est ainsi que des dieux la grandeur souveraine
Se plaît à se jouer de la faiblesse humaine**.
Voilà pour le « jansénisme » du rêve tragique. Et voici pour le « molinisme » : le rêve n’y est plus prédestination, mais avertissement ou signal, plus fait pour prévenir la détermination que pour la mieux marquer.
« Achille », dit Briséide, dans la pièce de Benserade :
Achille, autant d’objets qui troublent votre joie,
Sont autant de conseils que le Ciel vous envoie***.
Dans Osman, la leçon est plus claire encore :
Mais le ciel toutefois peut, durant le sommeil,
Estonner notre esprit pour nous donner conseil,
La résolution de notre destinée
Toujours dans ses avis n’est pas déterminée
Les foudres murmurantes ne tombent pas toujours
Un mouvement du cœur en détourne le cours****.
Mais il ne faut pas s’y tromper. Sous cette querelle sans doute fort littéraire, où d’une tragédie à l’autre les personnages se répondent et se lancent des arguments qu’ils ont empruntés aux traités de théologie, se cache le problème, plus authentiquement tragique, du destin. Depuis l’Antiquité, l’homme sait que dans le rêve il fait la rencontre de ce qu’il est et de ce qu’il sera ; de ce qu’il a fait et de ce qu’il va faire ; il y a découvert ce nœud qui lie sa liberté à la nécessité du monde. Dans le rêve et sa signification individuelle, Chrysippe retrouvait la concaténation universelle du monde et l’effet de cette sumpatheia qui conspire à former l’unité du monde, et à en animer chaque fragment du même feu spirituel. Bien plus tard, la Renaissance reprendra l’idée ; et pour Campanella, c’est l’âme du monde – principe de la cohésion universelle – qui inspire à l’homme tout à la fois ses instincts, ses désirs et ses rêves. Et pour marquer la dernière étape de cette grande mythologie du rêve, de cette cosmogonie fantastique du songe où tout l’univers semble conspirer dans une image instantanée et vacillante, il y a aussi Schelling[22], et Novalis qui disait : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde, et l’événement auquel on croit, on peut le voir venir de loin*. »
Ce qui a changé selon les époques, ce n’est pas cette lecture du destin dans les rêves, ni même les procédés de déchiffrement, mais plutôt la justification de ce rapport du rêve au monde, de la manière de concevoir comment la vérité du monde peut anticiper sur elle-même et résumer son avenir dans une image qui ne saurait la reconstituer que brouillée.
Ces justifications, bien entendu, sont imaginaires plus encore que philosophiques ; elles exaltent le mythe aux confins de la poésie et de la réflexion abstraite.
Chez Aristote[23], la valeur du songe est liée au calme de l’âme, à ce rêve nocturne où elle se détache de l’agitation du corps ; dans ce silence, elle devient sensible aux mouvements les plus ténus du monde, aux agitations les plus lointaines ; et comme une surface d’eau est d’autant plus troublée par l’agitation qui règne sur les rives qu’elle est en son centre plus calme et plus tranquille, de même, pendant son sommeil, l’âme est plus sensible que pendant la veille aux mouvements du monde lointain. Sur l’eau, les ondes vont en s’élargissant et prennent bientôt assez d’ampleur pour faire frissonner toute la surface, de même, dans le songe, les excitations les plus faibles finissent par brouiller tout le miroir de l’âme ; un bruit à peine perceptible par une oreille éveillée, le songe en fait un roulement de tonnerre : le moindre échauffement devient incendie. Dans le rêve, l’âme, affranchie de son corps, se plonge dans le kosmos, se laisse immerger par lui, et se mêle à ses mouvements dans une sorte d’union aquatique.
Pour d’autres, l’élément mythique où le rêve vient rejoindre le monde n’est pas l’eau, mais le feu. Dans le rêve, le corps subtil de l’âme viendrait s’allumer au feu secret du monde, et avec lui pénétrerait dans l’intimité des choses. C’est le thème stoïcien de la cohésion du monde assurée par le pneuma et maintenue par cette chaleur qui finira dans l’embrasement universel ; c’est ce thème ésotérique constant depuis l’alchimie médiévale jusqu’à l’esprit « préscientifique » du XVIIIe siècle d’une oniromancie qui serait comme la phlogistique de l’âme ; c’est enfin le thème romantique où l’image précise du feu commence à s’atténuer pour n’en plus conserver que les qualités spirituelles et les valeurs dynamiques : subtilité, légèreté, lumière vacillante et porteuse d’ombres, ardeur qui transforme, consume et détruit, et qui ne laisse que cendres là où furent la clarté et la joie. C’est Novalis qui écrit : « Le rêve nous apprend d’une manière remarquable la subtilité de notre âme à s’insinuer entre les objets et à se transformer en même temps en chacun d’eux*. »
Les mythes complémentaires de l’eau et du feu supportent le thème philosophique d’unité substantielle de l’âme et du monde dans le moment du rêve. Mais on pourrait trouver aussi dans l’histoire du rêve d’autres manières de justifier le caractère transcendant de l’imagination onirique, le rêve serait aperception ténébreuse de ces choses qu’on pressent autour de soi dans la nuit – ou à l’inverse éclair instantané de lumière, clarté extrême d’intuition qui s’achève dans son accomplissement.
C’est Baader surtout qui a défini le rêve par cette luminosité de l’intuition ; le songe est pour lui l’éclair qui porte la vision intérieure, et qui, par-delà toutes les médiations des sens et du discours, accède d’un seul mouvement jusqu’à la vérité. Il parle de cette « vision intérieure[24] et objective » qui « n’est pas médiatisée par les sens extérieurs » et dont « nous faisons l’expérience dans les rêves coutumiers ». Au début du sommeil, la sensibilité interne est en opposition avec la sensibilité externe ; mais finalement, en plein cœur du sommeil, la première l’emporte sur la deuxième ; alors l’esprit s’épanouit sur un monde subjectif bien plus profond que le monde des objets, et chargé d’une signification bien plus lourde 1. Le privilège accordé par tradition à la conscience vigile et à sa connaissance n’est qu’« incertitude et préjugé ». Au plus obscur de la nuit, l’éclair du rêve est plus lumineux que la lumière du jour, et l’intuition qu’il emporte avec lui est la forme la plus élevée de connaissance.
Chez Carus[25], on rencontre la même idée : le rêve porte bien au-delà d’elle vers la connaissance objective ; il est ce mouvement de l’esprit qui de soi-même va au-devant du monde, et retrouve son unité avec lui. Il explique en effet que la connaissance vigile du monde est opposition à ce monde ; la réceptivité des sens et la possibilité d’être affecté par les objets, tout cela n’est qu’opposition au monde, « Gegenwirken gegen eine Welt ». Le rêve, au contraire, rompt cette opposition et la dépasse : non pendant l’instant lumineux de l’éclair, mais par la lente immersion de l’esprit dans la nuit de l’inconscient. Par cette profonde plongée dans l’inconscient, beaucoup plus que dans un état de liberté consciente, l’âme doit prendre sa part de l’entrelacement universel et se laisser pénétrer par tout ce qui est spatial et temporel, comme cela se produit dans l’inconscient. Dans cette mesure, l’expérience onirique sera un Fernsehen comme cette « vision lointaine », qui ne se borne qu’aux horizons du monde, exploration obscure de cet inconscient qui, de Leibniz à Hartmann, a été conçu comme l’écho assourdi, en l’homme, du monde dans lequel il a été placé.
Toutes ces conceptions constituent une double polarité dans la philosophie imaginaire du rêve : la polarité eau-feu, et la polarité lumière-obscurité. Nous verrons plus loin que Binswanger* les retrouve, empiriquement pour ainsi dire, dans les rêves de ses malades. L’analyse d’Ellen West[26] transcrit les fantasmes d’envol vers le monde de la lumière, et d’enlisement dans la terre froide et obscure. Il est curieux de voir chacun de ces thèmes imaginaires se partager et se répartir dans l’histoire de la réflexion sur le rêve : l’histoire semble avoir exploité toutes les virtualités d’une constellation imaginaire – ou peut-être l’imagination reprend-elle, en les cristallisant, des thèmes constitués et mis au jour par le devenir culturel.
Retenons pour l’instant une chose : le rêve, comme toute expérience imaginaire, est un indice anthropologique de transcendance ; et, dans cette transcendance, il annonce à l’homme le monde en se faisant lui-même monde, et prenant lui-même les espèces de la lumière et du feu, de l’eau et de l’obscurité. Ce que nous apprend l’histoire du rêve pour sa signification anthropologique, c’est qu’il est à la fois révélateur du monde dans sa transcendance, et aussi modulation de ce monde dans sa substance, sur l’élément de sa matérialité.
À dessein, nous avons laissé de côté jusqu’à présent un des aspects les plus connus de l’histoire du rêve, un des thèmes les plus communément exploités par ses historiographes. Il n’est guère d’étude sur le rêve, depuis la Traumdeutung, qui ne se croie en devoir de citer le livre X de La République ; on se met en règle avec l’histoire grâce à Platon, et cet appel érudit donne aussi bonne conscience qu’une citation de Quintilien à propos de la psychologie du nourrisson[27]. On ne manque pas de souligner les résonances préfreudiennes – et post-oedipiennes – du texte fameux : « Je parle des désirs qui s’éveillent lorsque repose cette partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre, et que la partie bestiale et sauvage, forgée de nourriture ou de vin, tressaille et, après avoir secoué le sommeil, part en quête de satisfactions à donner à ses appétits. On sait qu’en pareil cas elle ose tout, comme si elle était délivrée et affranchie de toute honte et de toute prudence. Elle ne craint pas d’essayer en imagination de s’unir à sa mère ou à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n’importe quel meurtre et de ne s’abstenir d’aucune sorte de nourriture ; en un mot, il n’est point de folie, pas d’impudence dont elle ne soit capable[28]. » La manifestation du désir par le rêve est demeurée jusqu’au XIXe siècle un des thèmes les plus fréquemment utilisés par la médecine, la littérature et la philosophie. Recherchant en 1613, « toutes les causes du songe », André du Laurens, médecin du roi, retrouve en lui le mouvement des humeurs et les traits de chaque tempérament : « Celui qui est en colère ne songe que de feux, de batailles, d’embrasements ; le phlegmatique pense toujours être dans les eaux[29]. » La littérature reprend doctoralement les leçons de la Faculté ; Tristan fait dire à l’un de ses personnages dans La Mariane :
C’est ainsi que chacun aperçoit en dormant
Les indices secrets de son tempérament.
Et, passant du principe aux exemples, il décrit l’âme du voleur qui
[…] prévenant son destin
Rencontre des Presvots, ou fait quelque butin
De même l’usurier en sommeillant repasse
Et les yeux et les mains sur l’argent qu’il amasse,
Et l’amant prévenu de crainte ou de désir
Éprouve des rigueurs ou goûte des plaisirs*.
Le romantisme reprend le même thème et le diversifie sous mille formes. Pour Novalis, le rêve est « ce chemin secret » qui nous ouvre l’accès « aux profondeurs de notre esprit[30] ». Schleiermacher déchiffre dans les images du songe des désirs si vastes et si profonds qu’ils ne peuvent être ceux de l’homme individuel. Et Bovet rappelle le texte de Hugo, dans Les Misérables : « S’il était donné à nos yeux de chair de voir dans la conscience d’autrui, on jugerait bien plus souvent un homme d’après ce qu’il rêve que d’après ce qu’il pense… le rêve qui est tout spontané prend et garde la figure de notre esprit. Rien ne sort plus directement et plus sincèrement du fond même de notre âme que nos aspirations irréfléchies et démesurées… Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux[31]. »
Mais la précision des analogies ne doit pas incliner au péché d’anachronisme. Ce qu’il y a de freudien chez Platon ou Victor Hugo, ce qu’on peut pressentir de jungien chez Schleiermacher n’est pas de l’ordre de l’anticipation scientifique. Le fonctionnement et la justification de ces intuitions ne sont pas à chercher dans une psychanalyse qui ne se serait pas encore reconnue. À l’origine de ce thème du rêve comme manifestation de l’âme dans son intériorité, on trouverait plutôt le principe héraclitéen : « L’homme éveillé vit dans un monde de connaissance ; mais celui qui dort s’est tourné vers le monde qui lui est propre. » En dehors de Traum und Existenz, Binswanger est revenu à plusieurs reprises sur ce principe, pour en prendre toute la mesure conceptuelle, et mettre au jour sa signification anthropologique[32]. La phrase s’offre immédiatement avec un sens trivial : les chemins de la perception seraient fermés au rêveur, isolé par l’épanouissement intérieur de ses images. Ainsi compris, l’aphorisme d’Héraclite serait en contradiction rigoureuse avec le thème, dégagé tout à l’heure, d’une transcendance de l’expérience onirique ; et il négligerait tout ce qu’il y a de richesse sensorielle dans l’imagerie du rêve, toute cette plénitude de chaleur et de coloration sensible qui faisait dire à Landermann : « Quand nous nous abandonnons aux sens, c’est alors que nous sommes pris dans un rêve[33]. » Ce qui constitue l’idios Kosmos du rêveur, ce n’est pas l’absence de contenus perceptibles, mais leur élaboration en un univers isolé. Le monde onirique est un monde propre, non pas en ce sens que l’expérience subjective y défie les normes de l’objectivité, mais en ce sens qu’il se constitue sur le mode originaire du monde qui m’appartient tout en m’annonçant ma propre solitude.
Il n’est pas possible d’appliquer au rêve les dichotomies classiques de l’immanence et de la transcendance, de la subjectivité et de l’objectivité ; la transcendance du monde onirique dont nous parlions plus haut ne peut se définir en termes d’objectivité, et il serait vain de la réduire, au nom de sa « subjectivité », à une forme mystifiée d’immanence. Le rêve dans sa transcendance, et par sa transcendance, dévoile le mouvement originaire par lequel l’existence, dans son irréductible solitude, se projette vers un monde qui se constitue comme le lieu de son histoire ; le rêve dévoile, à son principe, cette ambiguïté du monde qui tout ensemble désigne l’existence qui se projette en lui et se profile à son expérience selon la forme de l’objectivité. En rompant avec cette objectivité qui fascine la conscience vigile et en restituant au sujet humain sa liberté radicale, le rêve dévoile paradoxalement le mouvement de la liberté vers le monde, le point originaire à partir duquel la liberté se fait monde. La cosmogonie du rêve, c’est l’origine de l’existence elle-même. Ce mouvement de la solitude et de la responsabilité originaire, c’est lui sans doute qu’Héraclite désignait par le fameux idios Kosmos.
Ce thème héraclitéen a parcouru toute la littérature et toute la philosophie. Il réapparaît dans les divers textes que nous avons cités, si proches, au premier regard, de la psychanalyse ; mais ce qui est désigné, en fait, par cette profondeur de l’Esprit, ces « abîmes de l’âme » dont on décrit l’émergence dans le rêve, ce n’est pas l’équipement biologique des instincts libidinaux, c’est ce mouvement originaire de la liberté, c’est la naissance du monde dans le mouvement même de l’existence. Novalis, plus qu’aucun autre, fut proche de ce thème, et chercha sans cesse à le serrer dans une expression mythique. Il reconnaît dans le monde du rêve la désignation de l’existence qui le porte : « Nous rêvons de voyage à travers le tout du monde, ce tout du monde n’est-il pas en nous ? C’est en soi et nulle part ailleurs que réside l’Éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir. Le monde extérieur est un monde d’ombres et il jette ses ombres sur l’empire de la lumière[34]. » Mais le moment du rêve ne reste pas l’instant équivoque de la réduction ironique à la subjectivité. Novalis reprend à Herder l’idée que le rêve est le moment originaire de la genèse : le rêve est l’image première de la poésie, et la poésie la forme primitive du langage, la « langue maternelle de l’homme »[35]. Le rêve est ainsi au principe même du devenir et de l’objectivité. Et Novalis ajoute : « La nature est un animal infini, une plante infinie, un minéral infini ; et ces trois domaines de la nature sont les images de son rêve[36]. »
Dans cette mesure, l’expérience onirique ne peut pas être isolée de son contenu éthique. Non parce qu’elle dévoilerait des penchants secrets, des désirs inavouables et qu’elle soulèverait toute la nuée des instincts, non parce qu’elle pourrait, comme le Dieu de Kant, « sonder les reins et les cœurs » ; mais parce qu’elle restitue dans son sens authentique le mouvement de la liberté, qu’elle manifeste de quelle manière elle se fonde ou s’aliène, de quelle manière elle se constitue comme responsabilité radicale dans le monde, ou dont elle s’oublie et s’abandonne à la chute dans la causalité. Le rêve, c’est le dévoilement absolu du contenu éthique, le cœur mis à nu. Cette signification, c’est elle que Platon désignait dans le livre X de La République et non pas, dans un style préfreudien, les manifestations secrètes de l’instinct. Le sage n’a pas en effet les mêmes rêves que les hommes de violence – que cet homme « tyrannique », soumis à la tyrannie de ses désirs et offert à la tyrannie politique du premier Thrasymaque venu ; l’homme du désir fait des rêves d’impudence et de folie : « Lorsqu’un homme sain de corps et tempérant se livre au sommeil après avoir éveillé l’élément raisonnable de son âme…, lorsqu’il a évité d’affamer aussi bien que de rassasier l’élément de concupiscence, afin qu’il se trouve en repos et n’apporte point de trouble au principe meilleur…, lorsque cet homme a pareillement adouci l’élément irascible et qu’il ne s’endort point le corps agité de colère contre quelqu’un ; lorsqu’il a calmé ces deux éléments de l’âme et stimulé le troisième en qui réside la sagesse, et qu’enfin il repose, alors, tu le sais, il prend contact avec la vérité mieux que jamais et les visions de ses songes ne sont nullement déréglées[37]. »
L’histoire culturelle a conservé avec soin ce thème de la valeur éthique du rêve ; bien souvent, sa portée prémonitoire ne lui est que seconde ; ce que le songe annonce pour l’avenir du rêveur dérive seulement de ce qu’il dévoile des engagements ou des liens de sa liberté. Jézabel ne vient pas prédire à Athalie le malheur imminent ; on lui annonce vite que « le cruel Dieu des juifs l’emporte encore » sur elle, elle lui montre seulement sa liberté enchaînée par la suite de ses crimes et livrée sans secours à la vengeance qui restaure la justice. Deux sortes de rêves seront considérés comme particulièrement significatifs : le rêve du pécheur endurci qui, au moment de vaciller dans le désespoir, voit s’ouvrir devant ses yeux le chemin du salut (parfois ce rêve est transféré à un autre personnage moins aveugle et plus prêt à en saisir le sens : c’est le cas du fameux rêve de sainte Cécile, qui sait lire dans le songe que son fils est devenu disponible pour Dieu), et le rêve du meurtrier qui rencontre dans le rêve à la fois cette mort qu’il a donnée et celle qui le guette, et qui découvre l’horreur d’une existence qu’il a lui-même liée à la mort par un pacte de sang. Ce rêve qui lie le passé au présent dans la répétition du remords, et qui les noue dans l’unité d’un destin, c’est lui qui peuple les nuits de Macbeth ; c’est lui qu’on trouve si fréquemment dans la tragédie classique.
Corps Pâle, corps perclus, froid amas d’ossements,
Qui trouble la douceur de mes contentements,
Objet rempli d’horreur, effroyable figure
Mélange des horreurs de toute la nature,
Ah, ne t’approche pas[38] !
Et Cyrano écrit dans son Agrippine :
La cause de mon deuil
C’est d’entendre gémir l’écho d’un vrai cercueil,
Une ombre désolée, une image parlante
Qui me tire la robe avec sa main tremblante
Un fantôme tracé dans l’horreur de la nuit
Que j’entends sangloter au chevet de mon lit[39].
Si le rêve est porteur des significations humaines les plus profondes, ce n’est pas dans la mesure où il en dénonce les mécanismes cachés et qu’il en montre les rouages inhumains, c’est au contraire dans la mesure où il met au jour la liberté la plus originaire de l’homme. Et quand, avec d’inlassables répétitions, il dit le destin, c’est qu’il pleure la liberté qui s’est elle-même perdue, le passé ineffaçable, et l’existence tombée de son propre mouvement dans une détermination définitive. Nous verrons plus loin comment Binswanger redonne actualité à ce thème sans cesse présent dans l’expression littéraire, et comment, en reprenant la leçon des poètes tragiques, il restitue, grâce à la trajectoire du rêve, toute l’odyssée de la liberté humaine.
*
Tel est sans doute le sens qu’il faut donner à l’idios Kosmos d’Héraclite. Le monde du rêve n’est pas le jardin intérieur de la fantaisie. Si le rêveur y rencontre son monde propre, c’est parce qu’il peut y reconnaître le visage de son destin : il y retrouve le mouvement originaire de son existence, et sa liberté, dans son accomplissement ou son aliénation. Mais le rêve ne reflète-t-il pas ainsi une contradiction où pourrait se lire le chiffre de l’existence ? Ne désigne-t-il pas à la fois le contenu d’un monde transcendant, et le mouvement originaire de la liberté ? Il se déploie, nous l’avons vu tout à l’heure, dans un monde qui recèle ses contenus opaques, et les formes d’une nécessité qui ne se laisse pas déchiffrer. Mais en même temps, il est libre genèse, accomplissement de soi, émergence de ce qu’il y a de plus individuel dans l’individu. Cette contradiction est manifeste dans le contenu du rêve, quand il est déployé et offert à l’interprétation discursive. Elle éclate même comme son sens ultime dans tous les rêves que hante l’angoisse de la mort. La mort y est éprouvée comme le moment suprême de cette contradiction, qu’elle constitue en destin. Ainsi prennent sens tous ces rêves de mort violente, de mort sauvage, de mort épouvantée, dans lesquels il faut bien reconnaître, en fin de compte, l’affrontement d’une liberté contre un monde. Si, dans le sommeil, la conscience s’endort, dans le rêve, l’existence s’éveille. Le sommeil, lui, va vers la vie qu’il prépare, qu’il scande et qu’il favorise ; s’il est une mort apparente, c’est par une ruse de la vie qui ne veut pas mourir ; il « fait le mort », mais « par peur de la mort » ; il reste de l’ordre de la vie.
Le rêve est sans complicité avec ce sommeil ; il remonte la pente que celui-ci descend vers la vie, il va à l’existence, et là, en pleine lumière, il voit la mort comme le destin de la liberté ; car le rêve en lui-même, et par toutes les significations d’existence qu’il porte avec lui, tue le sommeil et la vie qui s’endort. Ne pas dire que le sommeil rend possible le rêve, car c’est le rêve qui rend le sommeil impossible, en l’éveillant à la lumière de la mort. Le rêve, à la manière de Macbeth, assassine le sommeil, « l’innocent sommeil, le sommeil qui remet en ordre l’écheveau confus de nos soucis. Le sommeil, mort tranquille de la vie de chaque jour, bain que s’accorde l’âpre travail, baume de l’âme malade, loi protectrice de la nature, aliment principal du festin tutélaire de la vie »[40].
Au plus profond de son rêve, ce que l’homme rencontre, c’est sa mort – mort qui dans sa forme la plus inauthentique n’est que l’interruption brutale et sanglante de la vie, mais dans sa forme authentique l’accomplissement de son existence. Ce n’est pas un hasard, sans doute, si Freud fut arrêté, dans son interprétation du rêve, par la répétition des rêves de mort : ils marquaient, en effet, une limite absolue au principe biologique de la satisfaction du désir ; ils montraient, Freud l’a trop bien senti, l’exigence d’une dialectique. Mais il ne s’agissait pas, en fait, de l’opposition rudimentaire de l’organique et de l’inorganique, dont le jeu se manifesterait jusqu’à l’intérieur du rêve. Freud dressait l’un contre l’autre deux principes extérieurs, dont l’un portait à lui seul toutes les puissances de la mort. Mais la mort est bien autre chose que le terme d’une opposition ; elle est cette contradiction où la liberté, dans le monde, et contre le monde, s’accomplit et se nie en même temps comme destin. Cette contradiction et cette lutte, on les retrouve bien dans le rêve de Calpurnia qui lui annonce la mort de César : rêve qui dit aussi bien la toute-puissance de l’imperator et sa liberté qui fait fléchir le monde – dans l’interprétation de Decius – que les périls qu’il court et son propre assassinat, dans l’interprétation de Calpurnia elle-même*.
La mort qui transparaît ici, c’est celle qui vient par-derrière, comme un voleur, pour s’emparer de la vie et lier à jamais une liberté dans la nécessité du monde : « Les choses qui m’ont menacé ne m’ont jamais surpris que par-derrière[41]. »
Mais la mort peut apparaître aussi dans le songe avec un autre visage : non plus celui de la contradiction entre la liberté et le monde, mais celui où se lie leur unité originaire, ou leur nouvelle alliance. La mort porte alors le sens de la réconciliation, et le rêve où se trouve figurée cette mort est alors le plus fondamental qu’on puisse faire : il ne dit plus l’interruption de la vie, mais l’accomplissement de l’existence ; il montre le moment où elle achève sa plénitude dans un monde près de se clore. Et c’est pourquoi il est, dans toutes les légendes, la récompense du sage, le bienheureux avertissement que désormais la perfection de son existence n’a plus besoin du mouvement de sa vie ; en annonçant la mort, le songe manifeste la plénitude d’être à laquelle est maintenant parvenue l’existence.
Sous cette seconde, comme sous la première forme, le rêve de la mort apparaît comme ce que l’existence peut apprendre de plus fondamental sur elle-même. Dans cette mort, d’angoisse ou de sérénité, le rêve accomplit sa vocation ultime. Rien n’est donc plus faux que la tradition naturaliste du sommeil qui serait mort apparente ; il s’agit bien plutôt de la dialectique du rêve lui-même, en tant qu’il est comme un éclatement de la vie vers l’existence et qu’il découvre à cette lumière le destin de sa mort. L’itération des rêves de mort qui a fait vaciller, un instant, la psychanalyse freudienne, l’angoisse qui les accompagne dénoncent en eux une mort affrontée, refusée, blasphémée comme un châtiment, ou une contradiction. Mais dans les rêves sereins de l’accomplissement, la mort, aussi, est là : soit avec le visage nouveau de la résurrection, chez le malade guéri, soit aussi comme le calme, enfin, de la vie. Mais, dans tous les cas, la mort est le sens absolu du rêve.
« Banquo, Donalbain, Malcolm, éveillez-vous ! Secouez ce calme sommeil qui n’est que singerie de la mort, et venez voir la mort elle-même*. »
IV
« Ce qui pèse en l’homme, c’est le rêve. »
BERNANOS
Au filigrane de cette expérience onirique prise dans les seules transcriptions qu’en offrent la littérature, la philosophie et la mystique, on parvient à déchiffrer déjà une signification anthropologique du rêve. C’est cette même signification que Binswanger a tenté de ressaisir sous un autre biais, et par une analyse d’un style tout différent dans Rêve et Existence. Nous ne prétendons ni la résumer ni en faire l’exégèse, mais montrer seulement dans quelle mesure elle peut contribuer à une anthropologie de l’imagination. L’analyse anthropologique d’un rêve découvre plus de couches significatives que ne l’implique la méthode freudienne. La psychanalyse n’explore qu’une dimension de l’univers onirique, celle du vocabulaire symbolique, tout au long de laquelle se fait la transmutation d’un passé déterminant à un présent qui le symbolise ; le polysémantisme du symbole souvent défini par Freud comme « surdétermination » complique sans doute ce schéma et lui donne une richesse qui en atténue l’arbitraire. Mais la pluralité des significations symboliques ne fait pas surgir un nouvel axe de significations indépendantes. Freud pourtant avait senti les limites de son analyse et aperçu la nécessité de les franchir ; souvent il avait rencontré dans le rêve les signes d’une mise en situation du rêveur lui-même à l’intérieur du drame onirique, comme si le rêve ne se contentait pas de symboliser et de dire en images l’histoire d’expériences antérieures, comme s’il faisait le tour de l’existence tout entière du sujet, pour en restituer sous une forme théâtrale l’essence dramatique. C’est le cas du second rêve de Dora, dont Freud a dû bien reconnaître après coup qu’il n’en avait pas saisi tout le sens[42] : ce rêve ne disait pas seulement l’attachement de Dora pour M. K…, ni même le transfert actuel de ses sentiments sur le psychanalyste, mais à travers tous les signes de fixation homosexuelle à Mme K…, il disait son dégoût pour la virilité des hommes, son refus d’assumer sa sexualité féminine et il annonçait en termes encore brouillés la décision de mettre fin à cette psychanalyse qui n’était pour elle qu’un signe nouveau de la grande complicité des hommes. Comme son aphonie ou ses quintes de toux hystériques, le rêve de Dora ne se référait pas seulement à l’histoire de sa vie, mais à un mode d’existence dont cette histoire n’était à la rigueur que la chronique : existence où la sexualité étrangère de l’homme ne paraissait que sous le signe de l’hostilité, de la contrainte, de l’irruption qui s’achève en viol ; existence qui ne trouve même pas à se réaliser dans la sexualité pourtant si proche et si parallèle de la femme, mais qui inscrit ses significations les plus profondes dans des conduites de ruptures dont l’une et la plus décisive va mettre fin à la psychanalyse. On peut dire que Dora a guéri, non pas malgré l’interruption de la psychanalyse, mais parce qu’en prenant la décision de l’interrompre elle assumait jusqu’au bout la solitude dont son existence jusqu’alors n’avait été que le cheminement irrésolu.
Tous les éléments du rêve indiquent cette résolution aussi bien comme rupture accomplie que comme solitude consentie. En effet, elle se voyait dans son rêve « sortie à l’insu de ses parents », elle apprend la mort de son père ; puis, elle est dans la forêt où elle rencontre un homme, mais elle refuse de se laisser accompagner ; rentrée à la maison, elle apprend de la femme de chambre que sa mère et les autres sont déjà au cimetière ; elle ne se sent pas triste du tout, elle monte dans sa chambre où elle se met à lire un gros livre[43]. Cette résolution de solitude, Freud l’avait pressentie, formulée même sous le discours explicite du rêve. N’avait-il pas supposé celui-ci : « Je t’abandonne et je continue mon chemin toute seule[44] » ? Si on était soucieux d’impliquer le psychanalyste dans la psychanalyse, on ne manquerait pas sans doute d’attribuer l’échec de Freud, ou du moins la limite de sa compréhension, à son refus de voir que ce discours, tout autant qu’à M. K…, s’adressait à lui.
Mais ceci est accessoire. Pour nous, le défaut réel de l’analyse freudienne, c’est d’avoir vu là une des significations possibles du rêve et d’avoir voulu l’analyser parmi les autres comme l’une de ses multiples virtualités sémantiques. Une méthode de ce type suppose une objectivation radicale du sujet rêvant qui viendrait jouer son rôle parmi d’autres personnages et dans un décor où il prendrait une figure symbolique. Le sujet du rêve, au sens de Freud, est toujours une moindre subjectivité, déléguée pour ainsi dire, projetée et demeurée intermédiaire entre le jeu de l’autre, suspendue quelque part entre le rêveur et ce dont il rêve. La preuve, c’est que, pour Freud, ce jeu peut effectivement par une identification aliénante représenter autrui, ou qu’un autre personnage peut par une sorte d’héautoscopie représenter le rêveur lui-même.
Mais ce n’est pas ce quasi-sujet qui porte en fait la radicale subjectivité de l’expérience onirique. Il n’est qu’une subjectivité constituée, et l’analyse du rêve devrait mettre en pleine lumière le moment constituant de la subjectivité onirique. C’est ici que la méthode freudienne devient insuffisante ; les significations unidimensionnelles qu’elle dégage par la relation symbolique ne peuvent pas concerner cette subjectivité radicale. Jung l’avait peut-être aperçue, lui qui parlait de ces rêves où le sujet vit comme drame son propre destin. Mais, c’est grâce aux textes de Binswanger qu’on peut le mieux saisir ce que peut être le sujet du rêve. Ce sujet n’y est pas décrit comme une des significations possibles de l’un des personnages, mais comme le fondement de toutes les significations éventuelles du rêve, et, dans cette mesure, il n’est pas la réédition d’une forme antérieure ou d’une étape archaïque de la personnalité, il se manifeste comme le devenir et la totalité de l’existence elle-même.
Voici un exemple d’analyse de rêve faite par Binswanger, bien avant qu’il eût écrit Rêve et Existence[45]. Il s’agit d’une jeune femme de trente-trois ans, qu’on soigne pour une dépression sévère, avec crises de colère et inhibition sexuelle. À cinq ans, elle avait subi un traumatisme sexuel ; un garçon lui avait fait des avances ; elle avait réagi d’abord avec beaucoup d’intérêt et de curiosité, et ensuite par une conduite de défense et de colère violente. Tout au cours de la psychothérapie, elle fit des rêves très nombreux ; la cure durait depuis un an environ quand elle fit celui-ci : elle est en train de passer la frontière, un douanier lui fait ouvrir ses bagages, « je défais toutes mes affaires, l’employé les prend les unes après les autres, finalement je sors une coupe d’argent enveloppée dans du papier de soie. Il me dit alors : « Pourquoi m’apportez-vous en dernier lieu la pièce la plus importante ? " ».
Au moment où le rêve se produit, la psychothérapie n’est pas encore parvenue à découvrir le traumatisme primaire. Le médecin ayant demandé à la patiente d’associer à propos de la coupe d’argent, elle éprouve une sensation de malaise ; elle s’agite, elle a des battements de cœur, elle éprouve de l’angoisse et finalement déclare que sa grand-mère avait des objets en argent de ce modèle. Elle est incapable d’en dire plus ; mais, pendant toute la journée, elle a une impression d’angoisse qu’elle déclare « sans signification ». Finalement, le soir, au moment de s’endormir, la scène traumatique revient : c’était dans la maison de sa grand-mère ; elle cherchait à attraper une pomme dans la pièce à provisions, ce qui lui avait été expressément défendu. À ce moment-là, un jeune garçon pousse la fenêtre, entre dans la pièce et s’approche d’elle. Le lendemain, en racontant la scène à son médecin, il lui revient brusquement à l’esprit que dans cette pièce, sur un vieil harmonium qui ne servait plus, il y avait une théière en argent, enveloppée dans du papier d’argent, elle s’écrie : « Voilà l’argent dans le papier de soie, voilà la coupe. »
Il est entendu qu’au niveau symbolique le rêve met en scène la malade. Le passage de la douane signifie la situation analytique où la malade doit ouvrir ses bagages et montrer tout ce qu’elle emporte avec elle ; la coupe d’argent replace la malade dans une phase antérieure de son histoire et la désigne comme dans une moindre existence qui ne lui appartient plus qu’à peine. Mais le point essentiel du rêve n’est pas tellement dans ce qu’il ressuscite du passé, mais dans ce qu’il annonce de l’avenir. Il présage et annonce ce moment où la malade va enfin livrer à son analyste ce secret qu’elle ne connaît pas encore et qui est pourtant la charge la plus lourde de son présent ; ce secret, le rêve le désigne déjà jusque dans son contenu par la précision d’une image de détail ; le rêve anticipe sur le moment de la libération. Il est présage de l’histoire, plus encore que répétition obligée du passé traumatique.
Mais comme tel, il ne peut avoir pour sujet le sujet quasi objectivé de cette histoire passée, son moment constituant ne peut être que cette existence qui se fait à travers le temps, cette existence dans son mouvement vers l’avenir. Le rêve, c’est déjà cet avenir se faisant, le premier moment de la liberté se libérant, la secousse, secrète encore, d’une existence qui se ressaisit dans l’ensemble de son devenir.
Le rêve ne comporte le sens de la répétition que dans la mesure où celle-ci est justement l’expérience d’une temporalité qui s’ouvre sur l’avenir et se constitue comme liberté. C’est en ce sens que la répétition peut être authentique et non en cet autre qu’elle serait exacte. L’exactitude historique d’un détail dans le rêve n’est que la chronique de son authenticité ; celle-là permet de nouer les significations horizontales du symbolisme ; celle-ci permet de mettre au jour la signification profonde de la répétition. La première prend pour référence des situations anecdotiques, la seconde atteint à son origine le mouvement constitutif de l’histoire individuelle, et ce qu’elle dégage, c’est le mode d’existence tel qu’il se profile à travers ses moments temporels.
Ce n’est pas, je crois, forcer la pensée de Binswanger que d’interpréter dans ce sens la dialectique hégélienne du rêve qu’il propose dans Rêve et Existence. Le songe qu’il analyse a justement été fait par la malade dont nous venons de parler à l’instant. Le mouvement ternaire d’une mer agitée puis prise et comme figée dans une immobilité de mort, rendue finalement à sa liberté joyeuse, c’est le mouvement même d’une existence abandonnée d’abord au chaos d’une subjectivité qui ne connaît qu’elle-même, et dont la liberté n’est qu’incohérence, fantaisie et désordre ; puis, investie dans une objectivité qui fixe cette liberté, jusqu’à la soumettre et à l’aliéner dans le silence des choses mortes, et qui enfin la retrouve comme résurrection et comme délivrance, mais, une fois passée par le moment douloureux de l’objectivité où elle se perd, la liberté maintenant n’est plus inquiétude, tapage, sound and fury, elle est la joie d’une liberté qui sait se reconnaître dans le mouvement d’une objectivité. Mais on voit que, si cette interprétation est exacte, le sujet du rêve n’est pas tant le personnage qui dit « je » (dans le cas occurrent, une promeneuse qui arpente les bords interminables d’une plage), mais c’est en réalité le rêve tout entier, avec l’ensemble de son contenu onirique ; la malade qui rêve est bien le personnage angoissé, mais c’est aussi la mer, mais c’est aussi l’homme inquiétant qui déploie son filet mortel, mais c’est aussi, et surtout, ce monde d’abord en vacarme, puis frappé d’immobilité et de mort, qui revient finalement au mouvement allègre de la vie. Le sujet du rêve ou la première personne onirique, c’est le rêve lui-même, c’est le rêve tout entier. Dans le rêve, tout dit « je », même les objets et les bêtes, même l’espace vide, même les choses lointaines et étranges, qui en peuplent la fantasmagorie. Le rêve, c’est l’existence se creusant en espace désert, se brisant en chaos, éclatant en vacarme, se prenant, bête ne respirant plus qu’à peine, dans les filets de la mort. Le rêve, c’est le monde à l’aube de son premier éclatement quand il est encore l’existence elle-même et qu’il n’est pas déjà l’univers de l’objectivité. Rêver n’est pas une autre façon de faire l’expérience d’un autre monde, c’est pour le sujet qui rêve la manière radicale de faire l’expérience de son monde, et si cette manière est à ce point radicale, c’est que l’existence ne s’y annonce pas comme étant le monde. Le rêve se situe à ce moment ultime où l’existence est encore son monde, aussitôt au-delà, dès l’aurore de l’éveil, déjà elle ne l’est plus.
C’est pourquoi l’analyse du rêve est décisive pour mettre au jour les significations fondamentales de l’existence. Quelles sont maintenant les plus essentielles de ces significations ?
*
On les trouve dans les mouvements premiers de la liberté et dans sa direction originaire ; si le rêve a tant de poids pour désigner les significations existentielles, c’est qu’il marque dans ses coordonnées fondamentales la trajectoire de l’existence elle-même. On a beaucoup parlé des pulsions temporelles du rêve, de son rythme propre, des contresens ou des paradoxes de sa durée. Beaucoup moins de l’espace onirique.
Et pourtant, les formes de la spatialité dévoilent dans le rêve le « sens » même de l’existence. Stefan George ne disait-il pas que « l’espace et la présence ne séjournent jamais que dans l’image » (« Raum und Dasein bleiben nur im Bilde ») ? Dans l’expérience vécue, à son niveau originaire, l’espace ne s’offre pas comme la structure géométrique de la simultanéité ; un espace de ce type, celui dans lequel les sciences de la nature déploient la cohérence des phénomènes objectifs, n’est constitué qu’à travers une genèse dont les moments ont été analysés par Oscar Becker, sous leur profil psychologique[46], et par Husserl, sous leur profil historique[47]. Avant d’être géométrique, ou même géographique, l’espace se présente d’emblée comme un paysage[48] : il se donne originairement comme la distance des plénitudes colorées ou celle des lointains perdus à l’horizon, enveloppé dans la distance qui le resserre, ou bien encore il est l’espace des choses qui sont là, résistant sous ma main, dès son origine, il est à ma droite ou à ma gauche ; derrière moi, obscur, ou transparent sous mon regard. Par opposition à l’espace du repérage géographique qui est totalement élucidé sous la forme d’un plan général, le paysage est paradoxalement clos par l’ouverture infinie de l’horizon ; et tout ce que cet horizon implique d’au-delà éventuel délimite la familiarité de l’en deçà et de tous les chemins frayés par l’habitude ; il renvoie ainsi à l’absolu d’une situation qui recueille toutes les puissances affectives du foyer, de la terre natale, de la Heimat ; et chacune de ces lignes, qui se perdent à l’horizon, est déjà comme un chemin de retour, d’indication familière pour retrouver ten odon oikade. Dans l’espace géographique, le mouvement n’est jamais que déplacement : changement concerté de position d’un point à un autre, selon une trajectoire préalablement établie. Le trajet n’est alors que l’intermédiaire indispensable réduit au minimum, limite inférieure du temps, indispensable pour aller d’un point à un autre. Dans l’espace vécu, le déplacement conserve un caractère spatial originaire ; il ne traverse pas, il parcourt ; il demeure, jusqu’au moment où il s’arrête, une trajectoire disponible qui ne sait de savoir certain que son point de départ ; son avenir n’est pas prédisposé par la géographie du plan, il est attendu dans son historicité authentique. C’est dans cet espace, enfin, que se font les rencontres, non pas seulement le croisement des lignes qui marquent la plus courte distance d’un point à un autre, mais recoupement des itinéraires, croisées des chemins, routes qui convergent vers un même point de l’horizon, ou qui, à la manière du chemin de Guermantes, retombent, au moment du détour le plus long, soudain, sur la maison natale. C’est dans cette spatialité originaire du paysage que se déploie le rêve, et il en retrouve les significations affectives majeures.
« L’espace signe de ma puissance. » Cela n’est vrai, au niveau de l’espace vécu, que dans la mesure où les valeurs de cet espace sont ordonnées les unes aux autres. La sécurité qu’offre l’espace, l’appui solide qu’il donne à ma puissance repose sur l’articulation de l’espace proche et de l’espace lointain : l’espace lointain, celui par lequel on se dégage, on s’esquive, ou qu’on va explorer ou conquérir ; l’espace proche, celui du repos, de la familiarité, celui qu’on a sous la main. Mais, dans certaines expériences, ce rapport est troublé : l’espace lointain pèse alors sur l’espace proche, l’investit de toutes parts d’une présence massive et comme d’une étreinte qu’on ne peut desserrer. Tantôt le lointain pénétrera lentement la présence poreuse de l’espace proche, et se mêlera à lui dans une abolition totale de la perspective, comme chez ces catatoniques qui « assistent » à ce qui se passe « autour d’eux », indifférents comme si tout était lointain, concernés pourtant comme si tout était proche, mêlant le déplacement objectif des choses à l’horizon et le mouvement même de leur corps. Tantôt, l’espace lointain pénétrera comme un météore, dans la sphère immédiate du sujet : témoin ce malade dont Binswanger[49] rapporte le cas ; il est convenablement orienté dans l’espace, mais, couché dans son lit, il a l’impression qu’un morceau de la voie ferrée, là-bas, sous sa fenêtre, se détache de l’horizon, pénètre dans sa chambre, la traverse, lui perfore le crâne, et vient se ficher dans son cerveau. Dans toutes ces métathèses du proche et du lointain, l’espace perd sa sécurité, il se charge de menaces étouffantes, de périls soudains, il est sillonné d’irruptions. L’espace, signe de mon impuissance. La polarité du clair et de l’obscur n’est pas identique à celle du proche et du lointain, bien qu’elle n’en soit pas toujours distincte. M. Minkowski[50] a décrit cet espace obscur où les voix hallucinatoires se répercutent et se mêlent à la fois lointaines et proches. Dans ce monde noir, l’implication spatiale ne se fait pas sur le mode des lois de la juxtaposition, mais selon les modalités particulières de l’enveloppement ou de la fusion. L’espace alors n’a plus pour rôle de répartir ou de dissocier ; il n’est plus que le mouvement des figures et des sons, il suit le flux et le reflux de leurs apparitions. En face de cette spatialité nocturne, on peut, comme Minkowski, analyser l’espace clair qui se creuse devant le sujet, espace nivelé et socialisé, où j’éprouve, sur le mode de l’activité, toutes mes virtualités de mouvements, et où chaque chose a sa place déterminée, celle de sa fonction et de son usage. En fait, à l’espace de l’obscurité s’oppose plus radicalement encore un espace de pure luminosité, où toutes dimensions paraissent à la fois s’accomplir et se supprimer, où toutes les choses paraissent trouver leur unité, non dans la fusion des apparitions fugitives, mais dans l’éclair d’une présence tout entière offerte aux regards.
Ce sont des expériences de ce genre, qui ont été décrites par Rümke[51] : une de ses malades sent en elle quelque chose de si vaste, de si tranquille, une immense nappe d’eau, et elle s’éprouve elle-même répandue dans cette transparence lumineuse. Une autre déclarait : « À certains moments, tout ce que je voyais prenait des proportions énormes, les hommes paraissaient des géants, tous les objets et toutes les distances m’apparaissaient comme dans une lorgnette, c’est comme si je regardais dans des lunettes, beaucoup plus de perspective, de profondeur, et de clarté en toutes choses. »
Enfin, Binswanger lui-même a analysé l’axe vertical de l’espace dans sa signification d’existence : thème de l’effort rude et lent, de l’enthousiasme, de la joie ; thème du sommet étincelant, où la clarté mêlée d’ombre s’est purifiée en lumière absolue, où le mouvement s’accomplit et se repose dans la sérénité de l’instant. Mais le mouvement en hauteur n’implique pas les seules significations d’une existence qui se transcende dans l’enthousiasme, il n’est pas seulement la direction de cet autodépassement, par quoi l’homme, arraché à lui-même, accède, selon Fink, à l’étant majeur, au Théion[52]. L’axe vertical peut être aussi le vecteur d’une existence qui a perdu sur la terre son foyer, et qui, à la manière de Solness le constructeur, va reprendre là-haut son dialogue avec Dieu ; il marque alors la fuite dans la démesure, et il porte dès le départ le vertige de sa chute : « Il n’ose pas, il ne peut pas monter aussi haut qu’il bâtit ». Et pourtant, il est appelé là-haut, par celui qui a brûlé sa maison et volé ses enfants, celui qui voulait « qu’il n’eût rien d’autre à quoi s’attacher que Lui » ; c’est vers lui qu’il veut monter pour lui signifier qu’il va redescendre enfin vers l’amour des hommes. Mais de ces sommets-là, on ne redescend que par le vertige et la chute.
Cet ensemble d’oppositions définit les dimensions essentielles de l’existence. Ce sont elles qui forment les coordonnées primitives du rêve, et comme l’espace mythique de sa cosmogonie. Dans les analyses de rêves, de fantasmes, de délires, on les voit se composer et symboliser les unes avec les autres, pour constituer un univers. Étudiant un cas de schizophrénie, le cas Ellen West[53], Binswanger a mis au jour ces grands ensembles imaginaires, dont les significations phénoménologiques anticipent sur les images concrètes et singulières qui leur donnent un contenu expressif. Le monde d’Ellen West est partagé entre deux puissances cosmiques qui ne connaissent aucune conciliation possible : le monde souterrain de l’enlisement, symbolisé par l’obscurité froide du tombeau, et que la malade repousse de toutes ses forces en refusant de grossir, de vieillir, de se laisser prendre dans la vie grossièrement matérielle de sa famille ; et le monde éthéré, lumineux, où pourrait se mouvoir dans l’instant une existence totalement libre, qui ne connaîtrait plus la pesanteur de la vie, mais seulement cette transparence où se totalise l’amour dans l’éternité de l’instant. La vie n’est pour elle devenue possible que sous la forme de l’envol vers cet espace lointain et hautain de la lumière ; et la terre, dans sa proximité obscure, ne recèle plus que l’imminence de la mort. Chez Ellen West, l’espace solide du mouvement réel, l’espace où s’accomplit peu à peu la progression du devenir, cet espace a disparu. Il s’est totalement résorbé dans ses propres limites ; il est devenu sa propre suppression ; il est exilé dans les deux contradictoires dont il formait le moment d’unité. Il n’existe plus qu’au-delà de lui-même, à la fois comme s’il n’existait pas encore, et comme s’il n’existait déjà plus. L’espace existentiel d’Ellen West est celui de la vie supprimée, à la fois dans le désir de la mort et dans le mythe d’une seconde naissance ; il porte déjà la marque de ce suicide par quoi Ellen West devait atteindre la réalisation de son existence.
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Mais une analyse dans ce style phénoménologique ne peut se suffire à elle-même. Elle doit s’achever et se fonder. S’achever, par une élucidation de l’acte expressif qui donne une figure concrète à ces dimensions originaires de l’existence ; se fonder, par une élucidation de ce mouvement où se constituent les directions de sa trajectoire.
Nous laisserons de côté, pour l’instant, l’analyse de l’expression, en la réservant pour des études ultérieures. Indiquons seulement quelques éléments faciles à dégager.
Chaque acte d’expression est à comprendre sur le fond de ces directions premières ; il ne les produit pas ex nihilo, mais il se situe sur leur trajectoire, et c’est à partir d’elle, comme à partir des points d’une courbe qu’on peut restituer l’ensemble du mouvement dans son accomplissement total. C’est dans cette mesure qu’il peut y avoir une anthropologie de l’art, qui en aucun cas ne se présentera comme une réduction psychologique. Il ne peut en effet s’agir de ramener les structures d’expression au déterminisme des motivations inconscientes, mais de pouvoir les restituer tout au long de cette ligne selon laquelle se meut la liberté humaine. Sur cette ligne qui va de l’espace proche à l’espace lointain, nous allons rencontrer une forme spécifique d’expression ; là où l’existence connaît l’aurore des départs triomphants, les navigations et les périples, les découvertes émerveillées, le siège des villes, l’exil qui retient dans ses filets, l’obstination du retour, et l’amertume des choses retrouvées immobiles et vieillies, tout au long de cette Odyssée de l’existence, sur les « grands lés tissés du songe et du réel », l’expression épique se situe comme structure fondamentale de l’acte expressif.
L’expression lyrique, au contraire, n’est possible que dans cette alternance de lumière et d’obscurité où se joue l’existence : par nature – et sans tenir compte du sujet qu’il choisit ou de la métaphore qu’il emprunte, bien que l’un et l’autre aient souvent une valeur significative –, le lyrisme est saisonnier ou nyct hemeral. Il est à la fois solaire et nocturne, et il enveloppe par essence des valeurs crépusculaires. Le lyrisme ne franchit pas les distances, pour lui ce sont toujours les autres qui partent ; son exil est sans retour parce que déjà il est exilé dans sa propre patrie ; et s’il retrouve sous son regard tous les mouvements du monde, s’il peut, immobile, en explorer toutes les directions, c’est qu’il les saisit dans les jeux d’ombre et de lumière, dans ces pulsations du jour et de la nuit, qui, à la surface mouvante des choses, en disent l’inaltérable vérité.
Enfin, c’est sur l’axe vertical de l’existence que se situe l’axe de l’expression tragique : le mouvement tragique est toujours de l’ordre de l’ascension et de la chute, et le point qui en porte la marque privilégiée est celui où s’accomplit le balancement imperceptible de la montée qui s’arrête et oscille avant de basculer. C’est pourquoi la tragédie n’a guère besoin de s’étendre dans le temps et l’espace, elle n’a besoin ni de terres étrangères, ni même de l’apaisement des nuits, s’il est vrai qu’elle se donne pour tâche de manifester la transcendance verticale du destin[54].
Il y a donc un fondement anthropologique aux structures propres à l’expression tragique, épique ou lyrique ; une analyse demeure à faire dans ce sens, pour montrer à la fois ce qu’est l’acte expressif en lui-même, et par quelles nécessités anthropologiques il est dominé et régi ; on pourrait ainsi étudier les formes expressives de l’exil, de la descente aux enfers, de la montagne, de la prison.
Revenons à la seule question qui doit nous retenir : comment se constituent ces directions essentielles de l’existence, qui forment comme la structure anthropologique de toute son histoire ?
Une première chose est à noter. Les trois polarités que nous avons décrites n’ont pas toutes la même universalité et la même profondeur anthropologique. Et bien qu’elles aient chacune leur indépendance, l’une au moins paraît plus fondamentale, plus originaire. C’est pour cette raison sans doute, et parce qu’il n’a pas abordé le problème des diverses formes d’expressions, que Binswanger n’a guère insisté que sur l’opposition de l’ascension et de la chute. En quoi consiste le privilège anthropologique de cette dimension verticale ?
D’abord, en ce qu’elle met au jour, presque à nu, les structures de la temporalité. L’opposition horizontale, du proche et du lointain, n’offre le temps que dans une chronologie de la progression spatiale ; le temps ne s’y développe qu’entre un point de départ et un point d’arrivée ; il s’épuise dans le cheminement ; et quand il se renouvelle, c’est sous la forme de la répétition, du retour, et du nouveau départ. Dans cette direction existentielle, le temps est par essence nostalgique ; il cherche à se clore sur lui-même, à se reprendre en renouant avec sa propre origine ; le temps de l’épopée est circulaire ou itératif. Dans l’opposition du clair et de l’obscur, le temps n’est pas non plus la temporalité authentique : il s’agit alors d’un temps rythmique et scandé d’oscillations, d’un temps saisonnier, où l’absence est toujours promesse de retour et la mort gage de résurrection.
Au contraire, avec le mouvement de l’ascension et de la chute, on peut ressaisir la temporalité dans son sens primitif.
Reprenons le cas d’Ellen West. Tout le mouvement de son existence s’épuise dans la peur phobique d’une chute dans la tombe, et dans le désir délirant qui planerait dans l’éther et cueillerait sa jouissance dans l’immobilité du mouvement pur. Mais ce que désignent cette orientation et la polarité affective qu’elle implique, c’est la forme même selon laquelle se temporalise l’existence. L’avenir n’est pas assumé par la malade comme dévoilement de sa plénitude et anticipation de la mort. La mort, elle l’éprouve déjà là, inscrite dans ce corps qui vieillit et que chaque jour alourdit d’un poids nouveau ; la mort n’est pour elle que la pesanteur actuelle de la chair, elle ne fait qu’une seule et même chose avec la présence de son corps. Pendant les treize ans que durera sa maladie, Ellen West n’a vécu que pour fuir l’imminence de cette mort attachée à sa chair : elle refuse de manger et de donner à ce corps, de quelque manière que ce soit, une vie qu’il transformerait en menace de mort. Tout ce qui donne consistance, continuité et pesanteur à cette présence du corps multiplie les puissances mortelles qui l’enveloppent. Elle refuse toute nourriture, de même elle refuse son passé : elle ne le reprend pas sous la forme authentique de la répétition, elle le supprime par le mythe d’une nouvelle naissance qui effacerait d’elle tout ce qu’elle a été. Mais, par cette mise en présence de la mort, sous les espèces de la menace imminente, l’avenir est libéré de la plénitude : il n’est plus ce par quoi l’existence anticipe sur sa mort et assume à la fois sa solitude et sa facticité, mais ce par quoi, au contraire, l’existence s’arrache à tout ce qui la fonde comme existence finie. L’avenir où elle se projette n’est pas celui d’une existence dans le monde, mais celui d’une existence au-dessus du monde, d’une existence de survol ; là, les limites où s’enferme sa plénitude sont abolies, et elle accède à la pure existence de l’éternité. Éternité vide bien sûr, et sans contenu, « mauvaise éternité » comme est mauvaise l’infinité subjective dont parle Hegel. Cette temporalisation de l’existence chez Ellen West est celle de l’inauthenticité.
C’est en effet sur cette direction verticale de l’existence et selon les structures de la temporalité que peuvent le mieux se départager les formes authentiques et inauthentiques de l’existence. Cette transcendance de l’existant à lui-même dans le mouvement de sa temporalité, cette transcendance que désigne l’axe vertical de l’imaginaire peut être vécue comme arrachement aux fondements de l’existence elle-même ; alors se cristalliseront tous les thèmes de l’immortalité, de la survie, du pur amour, de la communication immédiate des consciences ; elle peut être vécue, au contraire, comme « transdescendance », comme chute imminente à partir du sommet périlleux du présent ; alors l’imaginaire se déploiera dans un monde fantastique de désastre ; l’univers ne sera plus que l’instant de son propre anéantissement : c’est le mouvement constitutif des expériences délirantes de « Fin du monde ». Le mouvement de transcendance de la temporalité peut être également recouvert et caché par une pseudo-transcendance de l’espace ; alors l’axe vertical se résorbe tout entier dans la trajectoire horizontale de l’existence ; l’avenir s’investit dans le lointain de l’espace ; et contre les menaces de mort qu’il porte avec lui, l’existence se défend par tous les rites obsessionnels qui barrent d’obstacles magiques les libres chemins du monde. On pourrait aussi décrire la transcendance qui s’assume uniquement dans la discontinuité de l’instant et qui ne s’annonce que dans la rupture de soi avec soi : c’est en ce sens que Binswanger a décrit l’« existence maniaque »[55].
Avec ces différentes structures de l’authentique et de l’inauthentique, nous rejoignons les formes de l’historicité de l’existence. Quand l’existence est vécue sur le mode de l’inauthenticité, elle ne devient pas à la manière de l’histoire. Elle se laisse absorber dans l’histoire intérieure de son délire ou encore sa durée s’épuise tout entière dans le devenir des choses ; elle s’abandonne à ce déterminisme objectif où s’aliène totalement sa liberté originaire. Et, dans un cas comme dans l’autre, l’existence vient d’elle-même et de son propre mouvement s’inscrire dans ce déterminisme de la maladie, où le psychiatre voit la vérification de son diagnostic, et par lequel il se croit justifié à considérer la maladie comme un « processus objectif », et le malade comme la chose inerte où se déroule ce processus selon son déterminisme interne. Le psychiatre oublie que c’est l’existence elle-même qui constitue cette histoire naturelle de la maladie comme forme inauthentique de son historicité, et ce qu’il décrit comme la réalité en soi de la maladie n’est qu’un instantané pris sur ce mouvement de l’existence qui fonde son historicité au moment même où elle se temporalise.
Il faut donc accorder un privilège absolu, sur toutes les dimensions significatives de l’existence, à celle de l’ascension et de la chute : c’est en elle et en elle seulement que peuvent se déchiffrer la temporalité, l’authenticité et l’historicité de l’existence. En restant au niveau des autres directions, on ne peut jamais ressaisir l’existence que dans ses formes constituées ; on pourra reconnaître ses situations, définir ses structures et ses modes d’être ; on explorera les modalités de son Menschsein. Mais il faut rejoindre la dimension verticale pour saisir l’existence se faisant dans cette forme de présence absolument originaire où se définit le Dasein. Par là, on abandonne le niveau anthropologique de la réflexion qui analyse l’homme en tant qu’homme et à l’intérieur de son monde humain pour accéder à une réflexion ontologique qui concerne le mode d’être de l’existence en tant que présence au monde. Ainsi s’effectue le passage de l’anthropologie à l’ontologie, dont il se confirme ici qu’il ne relève pas d’un partage a priori, mais d’un mouvement de réflexion concrète. C’est l’existence elle-même qui, dans la direction fondamentale de l’imagination, indique son propre fondement ontologique[56].
V
« Le poète est aux ordres de sa nuit. »
COCTEAU
Il faut renverser les perspectives familières. Pris dans son sens rigoureux, le rêve n’indique pas comme ses éléments constituants une image archaïque, un fantasme, ou un mythe héréditaire ; il n’en fait pas sa matière première, et eux-mêmes ne constituent pas sa signification ultime. Au contraire, c’est au rêve que renvoie implicitement tout acte d’imagination. Le rêve n’est pas une modalité de l’imagination ; il en est la condition première de possibilité.
Classiquement, l’image se définit toujours par référence au réel ; référence qui en marque l’origine et la vérité positive dans la conception traditionnelle de l’image résidu de perception, ou qui en définit négativement l’essence, comme dans la conception sartrienne d’une « conscience imageante » qui pose son objet comme irréel. Dans l’une et l’autre de ces analyses, l’image porte en elle, et par une nécessité de nature, une allusion à la réalité, ou du moins à l’éventualité d’un contenu perceptif. Sartre a fort bien montré, sans doute, que ce contenu « n’est pas là » ; que, justement, je me dirige vers lui, en tant qu’il est absent ; qu’il s’offre, d’emblée, comme irréel ; qu’il est ouvert tout entier à mon regard, qu’il demeure poreux et docile à mes incantations magiques ; l’image de Pierre, c’est la perception invoquée de Pierre, mais qui s’effectue, se limite, et s’épuise dans l’irréalité où Pierre se présente comme absent ; « d’abord, c’est Pierre seulement que je désire voir. Mais mon désir devient désir de tel sourire, de telle physionomie. Ainsi, il se limite et s’exaspère en même temps, et l’objet irréel est précisément […] la limitation et l’exaspération de ce désir. Aussi n’est-ce qu’un mirage, et le désir, dans l’acte imageant, se nourrit de lui-même »[57].
En fait, il faut nous demander si l’image est bien, comme le veut Sartre, désignation – même négative et sur le mode de l’irréel – du réel lui-même. J’essaie d’imaginer aujourd’hui ce que fera Pierre quand il apprendra telle nouvelle. Il est entendu que son absence entoure et circonscrit le mouvement de mon imagination ; mais cette absence, elle était déjà là, avant que j’imagine et non pas d’une manière implicite, mais sur le mode très aigu du regret de ne l’avoir pas vu depuis plus d’un an ; elle était déjà présente, cette absence, jusque dans les choses familières qui portent, aujourd’hui encore, le signe de son passage. Elle précède mon imagination et la colore ; mais elle n’en est ni la condition de possibilité ni l’indice eidétique. Si hier encore j’avais vu Pierre, et s’il m’avait irrité, ou humilié, mon imagination aujourd’hui me le rendrait trop proche et m’encombrerait de sa trop immédiate présence. Imaginer Pierre après un an d’absence, ce n’est pas me l’annoncer sur le mode de l’irréalité (il n’est pas besoin d’imagination pour cela, le moindre sentiment d’amertume y suffit), c’est d’abord m’irréaliser moi-même, m’absenter de ce monde où il ne m’est plus possible de rencontrer Pierre. Ce qui ne veut pas dire que je « m’évade vers un autre monde », ni même que je me promène dans les marges possibles du monde réel. Mais je remonte les chemins du monde de ma présence ; alors se brouillent les lignes de cette nécessité dont Pierre est exclu, et ma présence, comme présence à ce monde-ci, s’efface. Je m’efforce de revêtir ce mode de la présence où le mouvement de ma liberté n’était pas pris encore dans ce monde vers lequel il se porte, où tout encore désignait l’appartenance constitutive du monde à mon existence. Imaginer ce que fait Pierre aujourd’hui dans telle circonstance qui nous concerne tous les deux, ce n’est pas invoquer une perception ou une réalité : c’est premièrement tenter de retrouver ce monde où tout encore se décline à la première personne ; quand en imagination je le vois dans sa chambre, je ne m’imagine pas l’épiant au trou de la serrure, ou le regardant du dehors ; il n’est pas non plus tout à fait exact que je me transporte magiquement dans sa chambre où je demeurerai invisible ; imaginer n’est pas réaliser le mythe de la petite souris, ce n’est pas se transporter dans le monde de Pierre ; c’est devenir ce monde où il est : je suis la lettre qu’il lit, et je recueille en moi son regard de lecteur attentif, je suis les murs de sa chambre qui l’observent de toutes parts, et par cela même ne le « voient » pas ; mais je suis aussi son regard et son attention ; je suis son mécontentement ou sa surprise ; je ne suis pas seulement maître absolu de ce qu’il fait, je suis ce qu’il fait, ce qu’il est. C’est pourquoi l’imagination n’ajoute rien de nouveau à ce que je sais déjà. Et pourtant il serait inexact de dire qu’elle ne m’apporte ni ne m’apprend rien ; l’imaginaire ne se confond pas avec l’immanence ; il ne s’épuise même pas sur la transcendance formelle de ce qui se profile comme l’irréel. L’imaginaire est transcendant ; non pas évidemment d’une transcendance « objective », au sens de Szilazyi : car au moment où j’imagine Pierre, il m’obéit, chacun de ses gestes comble mon attente, et finalement il vient même me voir puisque je le désire. Mais l’imaginaire s’annonce comme une transcendance, où, sans rien apprendre d’inconnu, je peux « reconnaître » mon destin. Même en imagination, ou plutôt : surtout en imagination, je ne m’obéis pas à moi-même, je ne suis pas mon propre maître, pour la seule raison que je suis en proie à moi-même ; dans le retour de Pierre que j’imagine, je ne suis pas là en face de lui, parce que je suis partout, autour de lui et en lui ; je ne lui parle pas, je lui tiens un discours ; je ne suis pas avec lui, je lui « fais une scène ». Et c’est parce que je me retrouve et me reconnais partout que dans cette imagination je peux déchiffrer la loi de mon cœur et lire mon destin ; ces sentiments, ce désir, cet acharnement à gâter les choses les plus simples, qui désignent nécessairement ma solitude, au moment même où j’essaie, en imagination, de la rompre. Imaginer n’est donc pas tellement une conduite qui concerne l’autre et qui le vise comme une quasi-présence sur un fond essentiel d’absence. C’est plutôt se viser soi-même comme sens absolu de son monde, se viser comme mouvement d’une liberté qui se fait monde et finalement s’ancre dans ce monde comme dans son destin. À travers ce qu’elle imagine, la conscience vise donc le mouvement originaire qui se dévoile dans le rêve. Rêver n’est donc pas une façon singulièrement forte et vive d’imaginer. Imaginer au contraire, c’est se viser soi-même dans le moment du rêve ; c’est se rêver rêvant.
Et tout comme les rêves de mort nous ont paru manifester le sens ultime du rêve, de même il y a sans doute certaines formes d’imagination qui, liées à la mort, montrent avec le plus de clarté ce qu’est, au fond, imaginer. Dans le mouvement de l’imagination, c’est toujours moi-même que j’irréalise en tant que présence à ce monde-ci ; et j’éprouve le monde (non pas un autre mais celui-ci même) comme entièrement nouveau à ma présence, pénétré par elle et m’appartenant en propre, et, à travers ce monde qui n’est que la cosmogonie de mon existence, je peux retrouver la trajectoire totale de ma liberté, en surplomber toutes les directions et la totaliser comme la courbe d’un destin. Quand j’imagine le retour de Pierre, l’essentiel n’est pas que j’ai une image de Pierre franchissant la porte ; l’essentiel, c’est que ma présence, tendant à rejoindre l’ubiquité onirique, se répartissant de ce côté-ci et de ce côté-là de la porte, se retrouvant tout entière dans les pensées de Pierre qui arrive et dans les miennes, à moi qui l’attends, dans son sourire et dans mon plaisir, découvre, comme dans le rêve, le mouvement d’une existence qui se dirige vers cette rencontre comme vers son accomplissement. L’imagination tend non vers l’arrêt, mais vers la totalisation du mouvement de l’existence ; on imagine toujours le décisif, le définitif, le désormais clos ; ce qu’on imagine est de l’ordre de la solution, non de l’ordre de la tâche ; le bonheur et le malheur s’inscrivent sur le registre de l’imaginaire, non le devoir et la vertu. C’est pourquoi les formes majeures de l’imagination s’apparentent au suicide. Ou plutôt le suicide se présente comme l’absolu des conduites imaginaires : tout désir de suicide est rempli de ce monde où je ne serais plus présent ici ou là, mais présent partout, dont chaque secteur me serait transparent, et désignerait son appartenance à ma présence absolue. Le suicide n’est pas une manière de supprimer le monde ou moi, ou les deux ensemble ; mais de retrouver le moment originaire où je me fais monde, où rien encore n’est chose dans le monde, où l’espace n’est encore que direction de l’existence, et le temps mouvement de son histoire[58]. Se suicider, c’est la manière ultime d’imaginer ; vouloir exprimer le suicide en termes réalistes de suppression, c’est se condamner à ne pas le comprendre : seule une anthropologie de l’imagination peut fonder une psychologie et une éthique du suicide. Retenons seulement pour l’instant que le suicide est le mythe ultime, le « jugement dernier » de l’imagination, comme le rêve en est la genèse, l’origine absolue.
Il n’est donc pas possible de définir l’imaginaire comme la fonction inverse, ou comme l’indice de négation de la réalité. Sans doute se développe-t-il aisément sur fond d’absence, et c’est surtout dans ses lacunes ou dans les refus qu’il oppose à mon désir que le monde est renvoyé à son fondement. Mais c’est à travers lui aussi que se dévoile le sens originaire de la réalité ; il ne peut donc en être par nature exclusif ; et au cœur même de la perception, il sait mettre en pleine lumière la puissance secrète et sourde qui est à l’œuvre dans les formes les plus manifestes de la présence. Bien sûr, l’absence de Pierre et le regret que j’en ai m’invitent à rêver ce rêve où mon existence va à la rencontre de Pierre ; mais en sa présence aussi, et devant ce visage aujourd’hui je suis réduit à imaginer, je pouvais déjà me donner Pierre en imagination : je ne l’imaginais pas ailleurs ni autrement, mais là même où il était, tel qu’il était. Ce Pierre qui est assis là devant moi n’est pas imaginaire en ceci que son actualité se dédouble et délègue vers moi la virtualité d’un autre Pierre (celui que je suppose, que je désire, que je prévois), mais en ceci précisément qu’à cet instant privilégié il est, pour moi, lui-même ; il est celui vers lequel je vais et dont la rencontre me promet certains accomplissements ; son amitié se situe là, quelque part, sur cette trajectoire de mon existence que j’esquisse déjà ; elle y marque le moment où les directions changeront, où peut-être elles retrouveront leur rectitude initiale et n’auront plus qu’à filer sur leur erre. Imaginer Pierre au moment où je le perçois, ce n’est donc pas avoir à côté de lui une image de lui quand il sera plus vieux ou quand il sera ailleurs, mais c’est ressaisir ce mouvement originaire de nos deux existences dont le précoce recoupement peut former un même monde plus fondamental que ce système d’actualité qui définit aujourd’hui notre présence commune dans cette chambre. C’est alors que ma perception elle-même tout en demeurant perception devient imaginaire du seul fait qu’elle trouve ses coordonnées dans les directions même de l’existence ; imaginaires sont aussi mes paroles et mes sentiments, imaginaire ce dialogue que je tiens réellement avec Pierre, imaginaire cette amitié. Et non pas faux pourtant ni même illusoires. L’imaginaire n’est pas un mode de l’irréalité, mais bien un mode de l’actualité, une manière de prendre en diagonale la présence pour en faire surgir les dimensions primitives.
M. Bachelard a mille fois raison quand il montre l’imagination à l’ouvrage dans l’intimité même de la perception et le travail secret qui transmue l’objet que l’on perçoit en objet que l’on contemple : « On comprend les figures par leur transfiguration » ; et c’est alors que, par-delà les normes de la vérité objective, « s’impose le réalisme de l’irréalité »[59]. Mieux que personne M. Bachelard a saisi le labeur dynamique de l’imagination, et le caractère toujours vectoriel de son mouvement. Mais devons-nous le suivre encore quand il montre ce mouvement s’accomplissant dans l’image et l’élan de l’image s’inscrivant de lui-même dans le dynamisme de l’imagination ?
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Il semble au contraire que l’image ne soit pas faite de la même trame que l’imagination. L’image en effet qui se constitue comme une forme cristallisée et qui emprunte presque toujours sa vivacité au souvenir a bien ce rôle de substitut de la réalité ou d’analogon que nous avons contesté à l’imagination. Lorsque j’imagine le retour de Pierre, ou ce que sera notre premier entretien, je n’ai pas à proprement parler d’image, et seul me porte le mouvement significatif de cette rencontre éventuelle – ce qu’elle comportera d’élan ou d’amertume, d’exaltation ou de retombée. Mais voici brusquement que Pierre m’apparaît « en image », avec ce costume sombre et ce demi-sourire que je lui connais. Cette image vient-elle accomplir le mouvement de mon imagination et la combler de ce qui lui manquait encore ? Absolument pas : car je cesse aussitôt d’imaginer, et même si elle doit durer un peu, cette image ne manque jamais de me renvoyer tôt ou tard à ma perception actuelle, à ces murs blancs qui m’entourent et excluent la présence de Pierre. L’image ne s’offre pas au moment où culmine l’imagination mais au moment où elle s’altère. L’image mime la présence de Pierre, l’imagination va à sa rencontre. Avoir une image, c’est donc renoncer à imaginer.
Impure et précaire sera donc l’image. Impure, parce qu’elle sera toujours de l’ordre du « comme si » ; dans une certaine mesure elle s’inscrira dans le mouvement de l’imagination qui restitue les directions mêmes de l’existence, mais elle feindra d’identifier ces directions avec les dimensions de l’espace perçu et ce mouvement avec la mobilité de l’objet perçu ; en me présentant ma rencontre avec Pierre dans cette pièce-ci, et un dialogue avec tels et tels mots, l’image me permet d’esquiver la tâche véritable de l’imagination qui serait de mettre au jour la signification de cette rencontre et le mouvement de mon existence qui m’y porte avec tant d’invincible liberté. C’est pourquoi le « comme si » de l’image transforme la liberté authentique de l’imagination en fantaisie du désir ; tout autant qu’elle mime la perception par une quasi-présence, l’image mime la liberté par une quasi-satisfaction du désir.
Et par là même elle est précaire ; elle s’épuise tout entière dans son statut contradictoire : elle prend la place de l’imagination et de ce mouvement qui me fait remonter à l’origine du monde constitué ; et en même temps elle m’indique comme point d’aboutissement ce monde constitué sur le mode de la perception. C’est pourquoi la réflexion tue l’image, comme la tue aussi la perception, alors que l’une et l’autre renforcent et nourrissent l’imagination. Quand je perçois cette porte, je ne peux avoir l’image de Pierre qui la franchit ; et pourtant cette pièce où je me trouve, avec tout ce qu’elle comporte déjà de familiarité, avec toutes les traces qu’elle porte de ma vie passée et de mes projets, peut sans cesse, par son contenu perceptif lui-même, m’aider à imaginer ce que voudront dire le retour de Pierre et sa réapparition dans ma vie. L’image comme fixation à une quasi-présence n’est que le vertige de l’imagination dans sa remontée au sens primitif de la présence. L’image constitue une ruse de la conscience pour ne plus imaginer ; elle est l’instant du découragement dans le dur labeur de l’imagination.
L’expression poétique en serait la preuve manifeste. Elle ne trouve pas en effet sa plus grande dimension là où elle découvre le plus de substituts à la réalité, là où elle invente le plus de dédoublements et de métaphores ; mais là au contraire où elle restitue le mieux la présence à elle-même, là où l’éparpillement des analogies se recueille et où les métaphores, en se neutralisant, restituent sa profondeur à l’immédiat. Les inventeurs d’images découvrent des ressemblances, et font la chasse aux analogies ; l’imagination, dans sa véritable fonction poétique, médite sur l’identité. Et s’il est vrai qu’elle circule à travers un univers d’images, ce n’est pas dans la mesure où elle les promeut et les réunit, mais dans la mesure où elle les brise, les détruit et les consume : elle est par essence iconoclaste. La métaphore est la métaphysique de l’image au sens où la métaphysique serait la destruction de la physique. Le vrai poète se refuse au désir accompli de l’image, parce que la liberté de l’imagination s’impose à lui comme une tâche de refus : « Au cours de son action parmi les essarts de l’universalité du Verbe, le poète intègre, avide, impressionnable et téméraire se gardera de sympathiser avec les entreprises qui aliènent le prodige de la liberté en poésie[60]. » La valeur d’une imagination poétique se mesure à la puissance de destruction interne de l’image.
Tout à l’opposé, on aurait le fantasme morbide et peut-être déjà certaines formes frustes d’hallucinations. Ici, l’imagination est totalement enrayée dans l’image. Il y a fantasme lorsque le sujet trouve le libre mouvement de son existence écrasé dans la présence d’une quasi – perception qui l’enveloppe et l’immobilise. Le moindre effort de l’imagination s’arrête et s’épuise en elle comme s’il tombait dans sa contradiction immédiate. La dimension de l’imaginaire s’est effondrée ; chez le malade ne subsiste plus que la capacité d’avoir des images, des images d’autant plus fortes, d’autant plus consistantes que l’imagination iconoclaste s’est aliénée en elles. La compréhension du fantasme ne doit donc pas se faire en termes d’imagination déployée, mais en termes d’imagination supprimée ; et c’est à la libération de l’imaginaire enclos dans l’image que devra tendre la psychothérapie.
Il y a pourtant une difficulté d’autant plus importante pour nous qu’elle concerne notre thème principal : le rêve n’est-il pas une rhapsodie d’images ? Et s’il est vrai que les images ne sont que de l’imagination altérée, détournée de son propos, aliénée dans son essence, toute notre analyse de l’imagination onirique risque d’être invalidée du fait même.
Mais, en fait, est-on fondé à parler des « images » du rêve ? Sans doute nous ne prenons conscience de notre rêve qu’à travers des images et à partir d’elles. Mais d’elles-mêmes elles se présentent comme lacunaires et segmentées : « D’abord j’étais dans une forêt… puis je me suis trouvé chez moi, etc. » ; et, d’autre part, chacun sait que le rêve brusquement interrompu s’arrête toujours sur une image bien cristallisée.
Loin d’être la preuve que l’image forme la trame du rêve, ces faits montrent seulement que l’image est une prise de vue sur l’imagination du rêve, une manière pour la conscience vigile de récupérer ses moments oniriques. En d’autres termes, au cours du rêve, le mouvement de l’imagination se dirige vers le moment premier de l’existence où s’accomplit la constitution originaire du monde. Or, lorsque la conscience vigile, à l’intérieur de ce monde constitué, tente de ressaisir ce mouvement, elle l’interprète en termes de perception, lui donne pour coordonnées les lignes d’un espace presque perçu et l’infléchit vers la quasi-présence de l’image ; bref, elle remonte le courant authentique de l’imagination et, au rebours de ce qu’est le rêve lui-même, elle le restitue sous forme d’images.
Au demeurant, le génie de Freud pourrait en porter témoignage, puisqu’il a bien senti que le sens du rêve n’était pas à chercher au niveau du contenu des images ; mieux qu’aucun autre il a compris que la fantasmagorie du rêve cachait plus encore qu’il ne montrait et qu’il n’était qu’un compromis tout habité de contradictions. Mais, en fait, le compromis n’est pas entre le refoulé et la censure, entre les pulsions instinctives et le matériel perceptif ; il est entre le mouvement authentique de l’imaginaire et son adultération dans l’image. Si le sens du rêve est toujours au-delà des images que la veille recueille, ce n’est pas parce qu’elles recouvrent des puissances cachées, c’est parce que la veille ne peut aller que médiatement jusqu’à lui et qu’entre l’image vigile et l’imagination onirique il y a autant de distance qu’entre une quasi-présence dans un monde constitué et une présence originaire à un monde se constituant.
L’analyse d’un rêve à partir des images qu’en apporte la conscience vigile doit justement avoir pour but de franchir cette distance de l’image à l’imagination, ou, si l’on veut, d’opérer la réduction transcendantale de l’imaginaire. C’est cette démarche qu’à notre sens Binswanger a concrètement accomplie dans Rêve et Existence. Et il est essentiel que cette réduction transcendantale de l’imaginaire ne fasse au fond qu’une seule et même chose avec le passage d’une analyse anthropologique du rêve à une analytique ontologique de l’imagination. Ainsi se trouve effectivement réalisé ce passage de l’anthropologie à l’ontologie qui nous est apparu au début comme le problème majeur de la Daseinsanalyse.
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Il est entendu que nous n’avons pas suivi l’imagination dans la courbe totale de son mouvement ; nous n’en avons retracé que cette ligne qui la relie au rêve comme à son origine et à sa vérité ; nous ne l’avons suivie que dans sa remontée vers l’onirique, par quoi elle s’arrache aux images où elle risque sans cesse de s’aliéner. Mais le moment du rêve n’est pas la forme définitive où se stabilise l’imagination. Sans doute, il la restitue dans sa vérité, et lui redonne le sens absolu de sa liberté. Toute imagination, pour être authentique, doit réapprendre à rêver ; et l’« art poétique » n’a de sens que s’il enseigne à rompre la fascination des images, pour rouvrir à l’imagination son libre chemin, vers le rêve qui lui offre, comme vérité absolue, son « infracassable noyau de nuit ». Mais de l’autre côté du rêve, le mouvement de l’imagination se poursuit ; il est alors repris dans le labeur de l’expression qui donne un sens nouveau à la vérité et à la liberté : « Le poète peut alors voir les contraires – ces mirages ponctuels et tumultueux – aboutir, leur lignée immanente se personnifier, poésie et vérité, étant, comme nous savons, synonymes[61]. »
L’image alors peut s’offrir à nouveau, non plus comme renoncement à l’imagination, mais comme son accomplissement au contraire ; purifié au feu du rêve, ce qui en elle n’était qu’altération de l’imaginaire devient cendre, mais ce feu lui-même s’achève dans la flamme. L’image n’est plus image de quelque chose, tout entière projetée vers une absence qu’elle remplace ; elle est recueillie en soi-même et se donne comme la plénitude d’une présence ; elle ne désigne plus quelque chose, elle s’adresse à quelqu’un. L’image apparaît maintenant comme une modalité d’expression, et prend son sens dans un style, si on peut entendre par « style » le mouvement originaire de l’imagination quand il prend le visage de l’échange. Mais nous voici déjà sur le registre de l’histoire. L’expression est langage, œuvre d’art, éthique : tous problèmes de style, tous moments historiques dont le devenir objectif est constituant de ce monde, dont le rêve nous montre le moment originaire et les significations directrices pour notre existence. Non que le rêve soit la vérité de l’histoire, mais en faisant surgir ce qui dans l’existence est le plus irréductible à l’histoire il montre le mieux le sens qu’elle peut prendre pour une liberté qui n’a pas encore atteint, dans une expression objective, le moment de son universalité. C’est pourquoi le primat du rêve est absolu pour la connaissance anthropologique de l’homme concret ; mais le dépassement de ce primat est une tâche d’avenir pour l’homme réel – une tâche éthique et une nécessité d’histoire : « Sans doute appartient-il à cet homme, de fond en comble aux prises avec le mal dont il connaît le visage vorace et médullaire, de transformer le fait fabuleux en fait historique. Notre conviction inquiète ne doit pas le dénigrer, mais l’interroger, nous, fervents tueurs d’êtres réels dans la personne successive de notre chimère… L’évasion dans son semblable avec d’immenses promesses de poésie sera peut-être un jour possible[62]. »
Mais tout cela concerne une anthropologie de l’expression, plus fondamentale à notre sens qu’une anthropologie de l’imagination ; il n’est pas dans notre propos de l’esquisser aujourd’hui. Nous avons voulu simplement montrer tout ce que le texte de Binswanger sur le rêve pouvait apporter à une étude anthropologique de l’imaginaire. Ce qu’il a mis au jour dans le rêve, c’est le moment fondamental où le mouvement de l’existence trouve le point décisif du partage entre les images où elle s’aliène dans une subjectivité pathologique et l’expression où elle s’accomplit dans une histoire objective. L’imaginaire, c’est le milieu, l’« élément » de ce choix. On peut donc, en rejoignant au cœur de l’imagination la signification du rêve, restituer les formes fondamentales de l’existence, en manifester la liberté, en désigner le bonheur et le malheur, puisque le malheur de l’existence s’inscrit toujours dans l’aliénation, et que le bonheur, dans l’ordre empirique, ne peut être que bonheur d’expression.
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