3 La recherche scientifique et la psychologie
« La recherche scientifique et la psychologie », in Morère (É.), éd., Des chercheurs français s’interrogent. Orientation et organisation du travail scientifique en France, Toulouse, Privat, coll. « Nouvelle Recherche », n° 13, 1957, pp. 173-201.
Les multiples psychologies qui entreprennent de décrire l’homme donnent une impression de tâtonnements désordonnés. Elles veulent tout construite à partir des structures biologiques et réduisent leur objet d’étude au corps ou le déduisent des fonctions organiques ; la recherche psychologique n’est plus qu’une branche de la physiologie (ou d’un domaine de celle-ci) : la réflexologie. Ou bien elles sont réflexives, introspectives, phénoménologiques et l’homme est pur esprit. Elles étudient les diversités humaines et décrivent le devenir de l’enfant, les dégradations du fou, l’étrangeté des primitifs. Tantôt elles décrivent l’élément, tantôt elles veulent comprendre le tout. Tantôt elles s’occupent de la seule forme objective du comportement, tantôt elles lient les actions à la vie intérieure pour expliquer les conduites, tantôt elles veulent saisir l’existence vécue. Certaines déduisent, d’autres sont purement expérimentales et utilisent des structures mathématiques comme forme descriptive. Les psychologies diurnes veulent rendre raison de la vie de l’esprit par les clartés décisives de l’intelligence, d’autres visent aux inquiétantes profondeurs de l’obscurité intérieure. Naturalistes, elles tracent les contours définitifs de l’homme, humanistes, elles lui reconnaissent quelque chose d’inexplicable. Cette complexité est peut-être justement la nôtre. Pauvre âme (les psychologies qui hésitent sur leurs concepts ne savent guère la nommer) cernée de techniques, fouillée de questions, mise en fiches, traduite en courbes. Auguste Comte croyait, avec quelques réserves, que la psychologie était une science illusoire, impossible, et lui fit le coup du mépris. Nous n’avons pas osé. Après tout, il y a des psychologues, et qui cherchent.
Jean-Édouard Morère
Une des plus fines blouses blanches de la psychologie ne m’en voudra pas de citer l’un de ses propos ; je le fais sans ironie, sur la seule lancée de mon étonnement ; il demandait à un débutant s’il voulait faire de la « psychologie » comme M. Pradines et M. Merleau-Ponty, ou de la « psychologie scientifique » comme Binet ou d’autres, plus récents, que sa modestie ne désignait pas. Je suis sûr qu’il n’a pas gardé le souvenir de sa question, ou plutôt qu’il ne se souvient pas de me l’avoir posée ; elle doit être chez lui quotidienne et aller de soi, comme chez le professeur au bon élève : Lettres ou Polytechnique ? Mais comme beaucoup de choses qui vont de soi, sa question allait à l’essentiel, et elle se référait implicitement à l’une des structures les plus fondamentales de la psychologie contemporaine. Que cette clarté me vînt d’un psychologue m’étonna. Mais le patient travail de la vérité vient toujours à bout de l’étonnement.
Un des a priori historiques de la psychologie, dans sa forme actuelle, c’est cette possibilité d’être, sur le mode de l’exclusion, scientifique ou non. On ne demande pas à un physicien s’il veut être savant ou non, à un spécialiste de la physiologie des sauterelles alpestres s’il veut faire ou non œuvre scientifique. Sans doute parce que la physique en général et la physiologie des sauterelles alpestres n’émergent comme domaines de recherche possible qu’à l’intérieur d’une objectivité déjà scientifique. Qu’on ne me dise pas pourtant que le mode de reproduction des mollusques d’eau douce peut concerner le pêcheur à la ligne, tout comme il appelle, invoque et retient l’attention, peut-être décennale, d’un naturaliste ; car on ne me demandait pas si je m’intéressais à mon âme pour assurer son bonheur et faire mon salut, ou pour en expliciter le Logos. Non, on me parlait de la psychologie, qui, en elle-même, peut être, ou non, scientifique. Comme le chimiste qui aurait voulu, dès le seuil, exorciser l’alchimie. Mais il faut rectifier encore la comparaison ; la chimie ne se choisit pas, au départ, comme étrangère à l’alchimie ; elle ne repose pas sur un choix, par son propre développement elle le rend dérisoire.
Cette possibilité originaire d’un choix, que peut-elle signifier ? Qu’il y a une vraie et une fausse psychologie ? Qu’il y a une psychologie que fait le psychologue et une psychologie sur laquelle spécule le philosophe ? Une psychologie qui mesure, compte et calcule, et une psychologie qui pense, réfléchit et s’éveille peu à peu au jour de la philosophie ? Je ne saurais dire en toute rigueur ce qu’entendait mon psychologue, au fond de son âme vêtue de probité candide et de lin blanc. Ce qu’il y a de sûr, c’est que pour lui la psychologie peut être vraie ou fausse avant de commencer, le choix du calcul ou de la spéculation anticipe sur la psychologie qui calcule et qui spécule, la recherche repose sur l’option, le risque et le pari d’une psychologie scientifique. Passons à la limite : en psychologie, la recherche n’est pas scientifique de plein droit, ou plus exactement ses formes concrètes ne s’articulent pas d’elles-mêmes sur l’horizon d’une science, qui se déterminerait de son propre mouvement comme recherche ; mais c’est la recherche qui refuse ou choisit de son plein gré un propos scientifique et se situe d’elle-même sous la constellation de l’objectivité. Ce qui mérite attention, ce n’est pas tant le dogmatisme avec lequel on définit la « vraie psychologie » que le désordre et le scepticisme fondamental que pose la question. Étonnant biologiste, celui qui dirait : vous voulez faire de la recherche biologique, scientifique, ou non ? Or le psychologue dont je parle est un vrai psychologue… Un vrai psychologue qui, dès le seuil de la psychologie, reconnaît que la recherche peut être vraie ou fausse, scientifique ou non, objective ou pas ; que ce n’est pas la science qui prend corps dans la recherche mais la recherche qui, d’entrée de jeu, opte ou non pour la science.
Le problème de la recherche en psychologie reçoit du fait même un sens particulier. On ne peut interroger la recherche psychologique comme on interroge telle ou telle autre forme de recherche, à partir de son insertion dans le développement d’une science ou les exigences d’une pratique : il faut demander compte à la recherche du choix de sa rationalité ; il faut l’interroger sur un fondement dont on sait déjà qu’il n’est pas l’objectivité constituée de la science ; il faut l’interroger enfin sur le statut de vérité qu’elle confère elle-même à la science puisque c’est son choix qui fait de la vraie psychologie une psychologie vraie. Bref, c’est à la recherche qu’il faut demander compte de la science ; il s’agit de la prendre non comme une recherche dans l’espace d’une science, mais comme le mouvement dans lequel se recherche une science.
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Nous tenons là le point où se nouent les principaux paradoxes de la recherche psychologique, quand on la prend au ras de ses institutions, de ses formes quotidiennes et dans la dispersion de ses travaux.
Il y a moins de cinquante ans, la psychologie, sous les espèces d’un certificat de licence, représentait la bonne conscience positiviste et naturaliste des programmes philosophiques. Et si la conscience est difficile à satisfaire, la bonne conscience est aisée à contenter : Biran, Taine et Ribot étaient les bénéficiaires d’une opération qui revenait à faire de la psychologie une philosophie, et la moins bonne qui soit, au ras d’une mythologie positiviste. Pendant qu’au rez-de-chaussée on célébrait ces rites funéraires, dont les universités de province et d’importants vieillards nous conservent encore le souvenir, on travaillait, en blouse blanche, dans les greniers, à la naissance de la psychologie expérimentale. Binet était doué de bonnes intentions, n’avait pas de chaire de faculté, mais des nièces et quelques idées ; en rêvant aux grands chefs de gare de Leipzig et de Wurtzbourg, il jouait au petit train psychologique.
Mesurée sur le sol même de ses institutions, la psychologie occupe maintenant une superficie beaucoup plus étendue. La soupente de Binet est devenue un laboratoire de psychologie expérimentale, son groupe d’études a pris rang d’institut d’université, auquel une direction polycéphale – trois professeurs de médecine, de lettres et de sciences – assure un judicieux éclectisme, et une autonomie rigoureusement proportionnelle à l’ampleur des divergences. M. Piéron, un élève de Binet, fut nommé au Collège de France, où son maître n’avait pu entrer ; pendant plus de trente ans, il y régna sur la physiologie des sensations et sur un laboratoire de recherche expérimentale dont L’Année psychologique donnait inlassablement le compte rendu. Quant à la psychologie de l’enfant, à l’orientation professionnelle, aux recherches sur le développement scolaire et la pédagogie, qui avaient placé Binet dans le ciel de l’immortalité psychologique, elles furent reprises et continuées par MM. Wallon et Piéron, qui fondèrent en 1927 l’Institut d’études du travail et d’orientation professionnelle, où on ouvrit une consultation pour enfants, un centre d’orientation, où on lança des enquêtes sur la population scolaire, où on forma des orienteurs et des psychologues scolaires. Enfin la psychologie clinique, à laquelle Binet avait donné, par son échelle d’intelligence, une forme expérimentale et métrique, alla rejoindre la psychologie des psychiatres : on vit se créer des centres d’études de psychopathologie, dans les services du Pr Heuyer pour les enfants, à Henri-Rousselle pour les adultes, à quoi il faut ajouter le traditionnel centre d’étude de l’aphasie à la Salpêtrière. Il faut enfin mentionner, outre les grands laboratoires de psychologie industrielle comme celui de la S.N C.F, le C.E R.P, entièrement consacré aux recherches psychophysiologiques du travail.
Bien entendu, nous avons laissé de côté l’activité de tous les centres d’orientation, de tous les groupes médico-scolaires, et, pour des raisons symétriques et inverses, l’activité de toutes les universités de province[92] : ce ne sont pas des instituts de recherche, mais des centres d’application que dévore le travail quotidien, ou des centres d’enseignement dont le sommeil est tout aussi quotidien.
Il n’est pas inutile d’avoir clairement à l’esprit cette progressive mise en place des organismes officiels de la recherche psychologique. Pris actuellement dans toute leur extension et leur complexité, ils ont reçu chacun l’apostille officielle et le patronage des universités ou des différents ministères (Santé publique, Éducation nationale, Travail). Un seul groupement de recherche et de formation échappe à cette intégration, c’est la Société française de psychanalyse, plus exactement ses deux moitiés, depuis que la poire, si l’on ose dire, a été coupée en deux. D’une manière assez paradoxale en effet, la psychanalyse ne peut être exercée en France que par des médecins, mais il n’y a pas un seul enseignement de psychanalyse donné à la faculté de médecine ; les seuls membres de la Société de psychanalyse qui soient titulaires d’une chaire enseignent comme professeurs de psychologie dans des facultés de lettres : ce qui conserve aux psychanalystes et à leur groupement une indépendance totale dans leur recrutement, dans leurs procédés de formation ; et dans l’esprit qu’ils donnent à la recherche psychanalytique. Quand on considère l’importance des concepts, le nombre des thèmes, la diversité des idées expérimentales que la psychanalyse a donnés à la psychologie depuis un demi-siècle, n’est-il pas paradoxal de la voir se tenir en marge d’une science à laquelle elle a redonné vie et signification ? Mais cette autonomie de la psychanalyse n’est qu’en contradiction apparente avec les formes officielles de la recherche psychologique.
Il ne faut pas oublier qu’en France la recherche est née en marge de la psychologie officielle, et s’il est vrai que maintenant, dans la complexité des structures, on ne parvient plus guère à faire le départ entre l’enseignement officiel, la recherche et l’application pratique, s’il est vrai que dans un organisme comme l’Institut de psychologie se superposent un enseignement théorique, un laboratoire de recherche, et une formation pratique, il n’en reste pas moins que la recherche scientifique en psychologie s’est présentée à l’origine comme protestation contre la science officielle, et comme machine de guerre contre l’enseignement traditionnel. La situation marginale de la psychanalyse ne représente qu’un vestige, ou plutôt le signe toujours vivant de cette origine polémique de la recherche dans le domaine de la psychologie.
Il y a là sans doute un trait qui peut caractériser la situation de toute recherche par rapport à la science constituée : elle se fait toujours contre un enseignement, aux dépens d’une objectivité reconnue, elle mord sur un savoir beaucoup plus qu’elle ne le complète et ne l’achemine vers sa fin ; par sa naissance au moins, elle appartient toujours, peu ou prou, aux marges d’hérésie de la science ; toute l’histoire de la biologie a manifesté ce fait et l’a exalté jusqu’aux formes religieuses de l’anathème. Mais l’intention polémique de la recherche en psychologie rend un son particulier et emporte une décision beaucoup plus grave pour le sens même de son développement.
Puisque la psychanalyse, jusque dans ses institutions, présente encore à vif ce caractère à la fois marginal et polémique de la recherche, qui transparaît moins nettement dans les formes institutionnalisées de la psychologie, c’est à elle que nous emprunterons un exemple de la manière dont le progrès de la recherche psychologique se détache sur l’horizon constitué de la science. En un sens, les recherches sur l’Inconscient, sur son matériau, ses processus, ses manifestations, qui dès l’origine constituent l’essentiel du travail psychanalytique, reprennent dans un style expérimental ce qu’impliquaient d’une manière obscure toutes les psychologies de la conscience ; le passage à une psychologie de l’inconscient peut se présenter logiquement comme une extension vers le bas, un évasement de la psychologie de la conscience. La transposition par Freud d’une psychologie de l’association, de l’image et du plaisir, donc d’une psychologie de la conscience claire dans la nuit de l’inconscient, suffirait à le prouver ; on pourrait ne voir dans cet élargissement de la psychologie que la dimension d’ouverture d’une science qui se reprend sans cesse sur les bords de son investigation, au niveau des présupposés qui vont de soi, et dessinent en lignes d’ombre les marges d’ignorance du savoir. En fait, il y a bien davantage dans cette orientation de la recherche vers l’inconscient ; l’abandon d’une définition quasi exclusive de l’objet et de la méthode psychologiques par la conscience ne constitue pas simplement la reprise de la science dans une investigation plus générale et plus radicale. La recherche apparaît bien plutôt ici comme une conduite de détour par laquelle la connaissance constituée se trouve court-circuitée et invalidée au nom d’une réduction de la science à son objet par un décalage qui fait de la science non plus l’horizon problématique de la recherche, mais l’objet polémique de son investigation.
D’une manière plus précise, la découverte de l’inconscient transforme en objet de la psychologie et thématise en processus psychiques les méthodes, les concepts et finalement tout l’horizon scientifique d’une psychologie de la conscience ; à la lumière de ces recherches, celle-ci apparaît en effet comme conduite de défense contre l’inconscient, comme refus de reconnaître que la vie consciente est surplombée par les menaces obscures de la libido, bref, comme réflexion censurée. Cette manière de situer la connaissance psychologique par rapport à la recherche, cette reprise critique comme objet de la recherche des formes dépassées du savoir scientifique présentent le profil le plus aigu du côté polémique de toute recherche en psychologie. Les imputations d’attachement œdipien ou de fixation narcissique que se lancent entre eux les psychanalystes ne sont guère que variations plaisantes et guerres picrocholines sur ce thème fondamental : le progrès de la recherche en psychologie n’est pas un moment dans le développement de la science, c’est un arrachement perpétuel aux formes constituées du savoir, sous le double aspect d’une démystification qui dénonce dans la science un processus psychologique, et d’une réduction du savoir constitué à l’objet que thématise la recherche. La nouveauté de la recherche ne s’inscrit pas dans une critique du contenu, ni dans cette dialectique de la science où s’accomplit le mouvement de sa vérité, mais dans une polémique contre le savoir pris au niveau même de son origine, dans une réduction primordiale de la science à son objet, dans un soupçon critique sur la connaissance psychologique.
On objectera d’abord que toute la recherche psychologique n’obéit pas forcément à cette vocation polémique qui apparaît si clairement dans la psychanalyse. Mais, en fait, le texte qui s’écrit en grosses lettres dans l’histoire de la recherche freudienne peut se déchiffrer en caractères plus fins dans tout le développement de la psychologie. Il ne se fait pas, en effet, comme dans les sciences qui cheminent par rectifications successives, selon un dépassement toujours renouvelé de l’erreur, mais par une dénonciation de l’illusion : illusion de la subjectivité[93], sophisme de l’élément[94], mythologie de la troisième personne[95], mirages aristotéliciens de l’essence, de la qualité et de l’enchaînement causal[96], présupposés naturalistes et oubli du sens[97], oblitération de la genèse par la structure et de la structure par la genèse[98]. Le mouvement par lequel la recherche psychologique va au-devant d’elle-même ne met pas en valeur les fonctions épistémologiques ou historiques de l’erreur scientifique, car il n’y a pas d’erreur scientifique en psychologie, il n’y a que des illusions. Le rôle de la recherche en psychologie n’est donc pas de dépasser l’erreur, mais de percer à jour les illusions ; non pas de faire progresser la science en restituant l’erreur dans l’élément universel de la vérité, mais d’exorciser le mythe en l’éclairant du jour d’une réflexion démystifiée.
On pourrait faire remarquer que les recherches historiques avancent du même pas et sur des chemins parallèles ; le dépassement de l’erreur ne s’accomplit pas seulement comme la dialectique propre du savoir historique ; il est assuré par une réduction au mouvement de l’objet historique lui-même. L’historien relève de sa propre histoire, et c’est en assignant ses méthodes, ses concepts, ses connaissances aux structures et aux événements, aux formes culturelles de son époque qu’on restitue l’histoire à sa vérité propre. L’erreur historique a donc elle aussi le visage du mythe et le sens d’une illusion. Mais lorsque l’illusion devient objet d’analyse historique, elle trouve dans l’histoire elle-même son fondement, sa justification, et finalement le sol de sa vérité. La critique historique se développe dans un élément de positivité, puisque c’est l’Histoire elle-même qui constitue l’origine absolue et le mouvement dialectique de l’histoire comme science. Si la science historique progresse par démystifications successives, c’est aussi, et dans un même mouvement, par prise de conscience progressive de sa situation historique comme culture, de sa valeur comme technique, de ses possibilités de transformation réelle et d’action concrète sur l’Histoire.
Il n’y a rien de tout cela en psychologie : si on peut réduire l’erreur psychologique à une illusion, et ramener ses formes épistémologiques à des conduites psychologiques, ce n’est pas parce que la psychologie trouve dans la psyché son fondement et sa raison d’être comme savoir, c’est seulement parce qu’elle y rencontre des obstacles ; la recherche historique ne tente pas de se mettre hors de l’Histoire, alors que la recherche psychologique doit nécessairement se laisser conduire par le mythe de l’extériorité, du regard indifférent, du spectateur qui ne participe pas. Le lien de la vérité psychologique à ses illusions ne peut être que négatif, sans qu’on puisse jamais retrouver dans la dialectique propre de la psyché le dessin des mythes de la psychologie. La psychologie ne trouve jamais dans la psyché que l’élément de sa propre critique. La critique de l’histoire par l’Histoire a le sens d’un fondement ; la critique de la psychologie à partir de la psyché ne prend jamais que la forme d’une négation. C’est pourquoi la recherche historique, si elle se donne l’allure d’une démystification, reçoit par la même valeur d’une prise de conscience positive ; la recherche psychologique sous les mêmes espèces de la démystification n’accomplit jamais qu’un exorcisme, une extradition des démons. Mais les dieux ne sont pas là.
C’est à des raisons de cet ordre que tient le style si particulier de la recherche en psychologie : par sa vocation et son origine, elle est critique, négative et démystificatrice ; elle forme l’envers nocturne d’une science psychologique qu’elle a pour vocation de compromettre ; les questions qu’elle pose s’inscrivent, non pas dans une problématique du savoir, ni dans une dialectique de la connaissance et de son objet, mais dans une mise en doute et dans la réduction de la connaissance à son objet. Pourtant, cette origine, avec ce qu’elle emporte de signification, a été oubliée, ou plutôt cachée, par ce fait que la recherche, comme réduction et comme démystification est devenue la raison d’être, le contenu, le corps lui-même de la psychologie, si bien que l’ensemble des connaissances psychologiques se justifie par sa propre réduction à la recherche, et la recherche comme critique et dépassement de la connaissance psychologique se réalise comme totalité de la psychologie. C’est ce processus qui a pris corps dans les organismes de la recherche : nés en marge de la science officielle, développés contre elle, ils sont reconnus maintenant comme centres de formation et d’enseignement. Le cours de psychologie théorique n’est plus qu’un rite : on apprend et on enseigne la recherche psychologique, c’est-à-dire la recherche et la critique de la psychologie.
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La voie de l’apprenti psychologue est à la fois très proche et fort différente de celles que doivent suivre les autres étudiants.
Très semblable en ce qui concerne l’inefficacité totale de l’enseignement distribué dans le cadre traditionnel des facultés, et sanctionné par les divers certificats de licence. Tout le monde convient qu’un licencié de psychologie ne sait rien et ne peut rien faire, puisqu’il a préparé tous ses certificats dans le jardin en deux après-midi d’été : accord si général et si parfait qu’on se ferait scrupule de le troubler en demandant à quoi sert une licence de psychologie. Mais, à part ce trait négatif, à peu près commun à toutes les branches de l’enseignement supérieur, la carrière de l’étudiant psychologue est bien différente des autres. L’Institut de psychologie distribue quatre diplômes : psychologie expérimentale, pédagogique, pathologique et appliquée ; ils comprennent tous un enseignement pratique (tests, psychométrie, statistique), une formation théorique, et des stages ou des travaux de laboratoire ; les étudiants de l’institut qui n’ont pas passé la licence doivent la remplacer par une année d’études préparatoires. L’Institut d’orientation professionnelle est tout à fait indépendant de ce cycle d’études universitaires : on y entre après un examen, on en sort avec un diplôme d’orienteur professionnel. Quant à l’enseignement de la psychanalyse, il est assuré en France, comme dans beaucoup de pays étrangers, sur un mode à la fois rudimentaire et ésotérique : l’essentiel de la formation d’un psychanalyste est garanti par une psychanalyse didactique dont le principe puis l’achèvement reçoivent la caution de la Société de psychanalyse. Si le titre de docteur en médecine est indispensable pour entreprendre des cures et recevoir l’entière responsabilité d’un malade, l’appartenance à la Société de psychanalyse n’exige aucune formation déterminée, l’accomplissement d’aucun cycle d’études. Seule la Société, sur l’avis de celui de ses membres qui a pris le postulant en analyse didactique, se fait juge de son niveau de compétence[99]. Ajoutons que ni les médecins ni les professeurs ne reçoivent au cours de leurs études un enseignement quelconque de la psychologie ; les psychiatres eux-mêmes n’ont aucune formation psychologique dans la mesure où la psychiatrie qu’on leur enseigne est tellement vétuste qu’ils ignorent à peu près les cinquante dernières années de la psychopathologie allemande, anglaise et américaine, avec tous les efforts qui ont été faits pour une compréhension psychologique des phénomènes de la pathologie mentale.
Sont donc privés de toute formation théorique ceux-là mêmes qui sont appelés à une pratique quotidienne, tandis que la situation est exactement inverse dans le domaine de la recherche proprement dite. En effet, si l’I.N O.P donne le titre d’orienteur professionnel, si l’institut accorde des diplômes de « psychotechniciens », chacun sait, parmi ceux qui les donnent et parmi ceux qui les reçoivent, qu’ils n’ouvrent aucun débouché réel. Beaucoup d’orienteurs ne parviennent pas à s’employer ; les postes de psychologues scolaires sont infiniment peu nombreux, alors qu’on distribue par dizaines des diplômes de psychopédagogie ; et je ne sache pas qu’il y ait actuellement en France plus de dix postes de psychologues cliniciens, alors qu’il y a déjà certainement plus de cent cinquante titulaires du diplôme de psychopathologie. Et les professeurs excusent la facilité des examens sur le fait que, de toute façon, ils ne servent à rien.
On se trouve dans une situation paradoxale : d’un côté, la pratique réelle de la psychologie – celle qui s’exerce ou devrait s’exercer dans l’organisation du travail, ou dans les cures psychothérapiques, ou dans l’enseignement – ne repose sur aucune formation théorique, et par voie de conséquence ne parvient jamais à prendre le sens de la recherche, ni même à définir ses exigences précises par rapport à la recherche scientifique. D’un autre côté, l’acquisition des techniques qui peuvent garantir à la psychologie concrète une sécurité pratique et une justification théorique ne donne pas elle-même accès à un exercice de la psychologie où pratique et recherche se trouveraient effectivement liées. Au contraire, le psychologue qui, à l’institut, a reçu une formation technique suffisante pour l’exercice d’un métier psychologique, mais insuffisante certainement pour devenir un chercheur, n’a d’autre ressource, pour pratiquer la psychologie, que de demander une bourse au C.N R.S, et de se lancer dans la recherche. La recherche en psychologie ne naît donc pas des exigences de la pratique, et de la nécessité où elle se trouve de se dépasser elle-même ; elle naît de l’impossibilité où se trouvent les psychologues de pratiquer la psychologie ; elle n’implique pas une formation perfectionnée ; elle figure seulement un recours contre l’inefficacité d’une formation inutile, le pis-aller d’une pratique qui ne s’exerce pas.
On n’aborde donc pas la recherche avec une formation de chercheur et après l’acquisition d’un horizon théorique suffisant[100] ; on fait de la recherche en praticien refoulé, pour montrer avant tout que la psychologie peut et doit être pratiquée, qu’elle n’est pas prisonnière d’un contexte théorique, inutile et douteux, mais qu’en dehors de tout postulat spéculatif elle est chargée d’une positivité immédiate, et si la recherche s’inscrit si souvent dans un contexte positiviste, si elle se réclame constamment d’une pratique réelle, par opposition à la psychologie philosophique, c’est dans la mesure justement où elle veut être la démonstration d’une pratique possible. Faire de la « vraie psychologie », par opposition à celle de Pradines et de Merleau-Ponty, c’est rechercher l’éventualité d’une pratique dont l’impossibilité actuelle a fait naître la « psychologie vraie », comme recherche scientifique. C’est dire par le fait même que la recherche en psychologie est à la fois la plus désintéressée de toutes les formes de recherche, et la plus pressée par le besoin. La plus désintéressée, puisqu’elle n’est presque jamais déterminée comme la réponse à une exigence pratique (sauf pour quelques études précises de psychologie du travail), et la plus intéressée en même temps, puisque c’est l’existence de la psychologie comme science et du psychologue comme savant et praticien qui dépendent du développement et du succès de la psychologie comme recherche scientifique. La non-existence d’une pratique autonome et effective de la psychologie est devenue paradoxalement la condition d’existence d’une recherche positive, scientifique et « efficace » en psychologie.
Ainsi, la recherche prend la mesure de ses possibilités dans le déploiement de techniques qui se confirment les unes par les autres et s’échafaudent comme l’architecture imaginaire d’une pratique virtuelle. L’exemple le plus décisif en est la psychométrie et toute la technique des tests : les épreuves psychométriques sont mises au point pour une application éventuelle, et leur validation doit toujours reposer, d’une manière directe ou indirecte, par l’intermédiaire d’autres tests déjà validés, sur une confrontation avec l’expérience concrète et les résultats obtenus dans la situation effective ; mais cette validation empirique montre d’entrée de jeu que le travail de recherche n’emprunte sa positivité qu’à une expérience qui n’est pas encore psychologique, et que ses possibilités d’application sont déterminées à l’avance par une pratique extra-psychologique qui n’emprunte qu’à elle-même ses propres critères. La recherche psychologique apparaît donc comme l’aménagement théorique d’une pratique qui doit se passer d’elle, pour que cette recherche elle-même puisse être sûre de sa validité. Les rapports de la psychologie clinique avec la pratique médicale s’épuisent tous dans cette formule : apporter à une pratique déjà constituée des perfectionnements techniques dont la validité sera démontrée par le fait que la clinique médicale peut parfaitement s’en passer pour parvenir aux mêmes résultats.
On peut mesurer maintenant les dimensions de ce cercle de paradoxes où se trouve enfermée la recherche psychologique : elle se développe dans l’espace laissé vide par l’impossibilité d’une pratique réelle et ne dépend de cette pratique que sur un mode négatif ; mais, par le fait même, elle n’a de raison d’être que si elle est la démonstration de la possibilité de cette pratique à laquelle elle n’a pas accès et elle se déploie donc sous le signe d’une positivité qu’elle revendique : « positivité » qu’elle ne peut détenir elle-même ni emprunter au sol d’où elle naît, puisqu’elle naît de l’absence même de la pratique, mais qu’elle est obligée de requérir, en sous-main, de cette pratique qui l’exclut et se développe dans une indifférence totale à l’égard de la psychologie scientifique. Exclue dès l’origine, et dans son existence même, d’une pratique scientifique de la psychologie, la recherche est entièrement dépendante, dans sa vérité et son développement, d’une pratique qui ne se veut ni scientifique ni psychologique. Pratique et recherche ne dépendent l’une de l’autre que sur le mode de l’exclusion ; et la psychologie « scientifique », positive et pratique se trouve ainsi réduite au rôle spéculatif, ironique et négatif de dire la vérité discursive d’une pratique qui s’en passe fort bien. La recherche ne s’insère pas dans le mouvement même d’un progrès technique qui vient peu à peu à sa propre lumière, elle est l’envers spéculatif d’une pratique qui ne se reconnaît même pas comme psychologique. Elle ne peut se présenter que comme la « vérité malgré elle » d’une pratique ; elle la démystifie. Mais, cette vérité, elle ne l’emprunte qu’à la réalité de cette pratique, qui du fait même la mystifie.
Dans ses rapports avec la recherche, comme dans ses rapports avec la science, la recherche psychologique ne manifeste pas la dialectique de la vérité ; elle suit seulement les ruses de la mystification.
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Pour rendre compte de ces paradoxes, on est d’abord tenté d’interroger un état de fait historique, disons plutôt une situation chronologique propre à la psychologie. La rigidité des structures, la pesanteur des traditions culturelles, la résistance enfin qu’oppose l’organisation sociale à la pénétration des techniques psychologiques suffiraient à rendre compte de l’isolement de la recherche par rapport à la pratique. Bien sûr, le caractère relativement récent de la psychologie lui donne souvent un aspect problématique, dérisoire en face de techniques que le temps depuis des siècles n’a cessé d’épaissir. On pourrait citer dans ce sens l’étrange imperméabilité de la médecine à la psychologie ; sur l’esprit de la médecine française règne encore, d’une façon plus ou moins obscure, l’étrange dialectique de Babinski : l’ignorance du médecin, l’obscurité dans laquelle se cachent, à ses propres yeux, les principes de sa technique ne dénoncent pour lui que l’irréalité de la maladie, comme si la maîtrise technique de la guérison était la mesure de l’existence de la maladie. Liée à cette équivoque entre la technique de guérison et la réalité du fait pathologique, on trouve l’idée que le pathologique se déploie comme la manifestation concrète, comme le phénomène de l’anormal. L’anormal est l’essence de la maladie, dont la thérapeutique est la suppression effective ; comme réduction de l’essence de l’anormal au processus normal, la technique de guérison constitue la mesure indispensable de l’existence de la maladie. En résistant à la pénétration de la psychologie, la médecine actuelle ne s’oppose pas seulement à une rectification de ses méthodes et de ses concepts, mais surtout à une remise en question du sens réel de la maladie et de la valeur absolue du fait pathologique. Ce n’est pas seulement leur technique, leur métier et leur pain quotidien que les médecins défendent en restant sourds à la psychologie ; ce dont ils se font les défenseurs, ce dont ils protègent l’imprescriptible essence, c’est la maladie comme ensemble de phénomènes pathologiques ; ils défendent la maladie comme une chose, comme leur chose. En esquivant le problème de l’anormal, en valorisant comme instruments thérapeutiques des conduites comme le langage ou la réalisation symbolique, la psychologie irréalise l’anormal et « subtilise » la maladie ; aux yeux des médecins et dans le développement historique de la médecine, elle ne peut être, et elle n’est effectivement, qu’une entreprise magique. Elle est l’envers de ce qui, depuis des siècles, a constitué la pratique médicale.
Mais de pareils phénomènes de retard et d’adhérence finissent toujours par disparaître avec le temps et la maturation des techniques. Les paradoxes de la recherche en psychologie tiennent à des raisons historiques plus profondes que de simples décalages culturels. Prenons l’exemple de la psychologie du travail. Elle est faite essentiellement des problèmes d’orientation et de sélection professionnelle d’une part, et, d’autre part, des problèmes de l’adaptation individuelle au poste, au métier, au groupe de travail et à l’atelier. Mais il est bien évident que cet ensemble de considérations ne peut avoir d’importance, ces questions ne peuvent avoir, au sens strict du terme, d’existence qu’à la faveur et par la grâce de certaines conditions économiques. Orientation et sélection professionnelle n’ont de réalité qu’en fonction du taux de chômage et du niveau de spécialisation dans les postes de travail. Seul un régime de plein emploi, lié à une technique industrielle exigeant une haute spécialisation ouvrière (ce qui jusqu’à présent est contradictoire dans notre économie où le plein emploi repose toujours sur une utilisation massive d’une main-d’œuvre non spécialisée), seul ce régime pourrait donner place à une pratique psychologique liée directement à la recherche scientifique. En dehors de cette condition, pour nous mythique, l’orientation et la sélection ne peuvent avoir que le sens d’une discrimination. Quant aux recherches concernant l’adaptation de l’individu aux postes de travail, elles sont liées, de leur côté, aux problèmes économiques de la production, de la surproduction, de la valeur du temps de travail et de l’aménagement des marges bénéficiaires.
Est-ce là un trait caractéristique de la psychologie ? Le développement de toutes les recherches et de toutes les sciences ne se trouve-t-il pas lié aux conditions de la vie économique et sociale ? On me dira tout ce que la balistique ou la physique atomique doivent à la guerre et on ajoutera qu’il en va de même pour le test « bêta » de l’armée américaine…
Par bonheur, le problème est un peu plus complexe. Il se peut que l’absence de conditions économiques favorables rende inutile à un moment donné l’application ou le développement d’une science. Mais, après tout, même en dehors d’une économie ou d’une situation de guerre, les corps continuent à tomber et les électrons à tourner. En psychologie, lorsque les conditions d’une pratique rationnelle et scientifique ne sont pas réunies, c’est la science elle-même qui est compromise dans sa positivité ; en période de chômage et de surproduction, la sélection cesse d’être une technique d’intégration pour devenir une technique d’exclusion et de discrimination ; en période de crise économique ou d’augmentation du prix du travail, l’adaptation de l’homme à son métier devient une technique qui vise à augmenter la rentabilité de l’entreprise et à rationaliser le travail humain comme pur et simple facteur de production ; bref, elle cesse d’être une technique psychologique pour devenir une technique économique. Ce qui ne veut pas dire seulement qu’elle est utilisée à des fins économiques ou motivée par des propos économiques, c’est le destin de toutes les sciences appliquées. Nous voulons dire, par exemple, que la notion d’aptitude, telle qu’elle est utilisée en psychologie industrielle, change de contenu et de sens selon le contexte économique dans lequel on est amené à la définir : elle peut signifier aussi bien une norme culturelle de formation, un principe de discrimination emprunté à l’échelle du rendement, une prévision du temps d’apprentissage, une estimation de l’éducabilité ou finalement le profil d’une éducation effectivement reçue. Ces différentes significations du terme d’aptitude ne constituent pas autant de manières d’envisager la même réalité psychologique, mais autant de manières de donner un statut, au niveau de la psychologie individuelle, à des besoin historiques, sociaux ou économiques. Non seulement la pratique de la psychologie devient l’instrument de l’économie, mais la psychologie elle-même en devient la mythologie à l’échelle humaine. Alors qu’une physique ou une biologie dont le développement et l’application sont déterminés par des raisons économiques et sociales demeurent une physique et une biologie, les techniques psychologiques, du fait de certaines de leurs conditions, perdent leur validité, leur sens et leur fondement psychologique ; elles disparaissent comme applications de la psychologie, et la psychologie sous le nom de laquelle elles se présentent ne forme que la mythologie de leur vérité. Les techniques physiques, chimiques ou biologiques sont utilisables et, comme la raison, « ployables en tous sens » ; mais, par nature, les techniques psychologiques sont, comme l’homme lui-même, aliénables.
À travers ces réflexions qui semblent nous éloigner de notre problème, nous cheminons peu à peu vers ces rapports profonds de la science et de la pratique psychologiques, qui déterminent le style propre à cet ordre de recherche. Il est curieux de constater que les applications de la psychologie ne sont jamais issues d’exigences positives, mais toujours d’obstacles sur le chemin de la pratique humaine. La psychologie de l’adaptation de l’homme au travail est née des formes d’inadaptation qui ont suivi le développement du taylorisme en Amérique et en Europe. On sait comme la psychométrie et la mesure de l’intelligence sont issues des travaux de Binet sur le retard scolaire et la débilité mentale ; l’exemple de la psychanalyse et de ce qu’on appelle maintenant la « psychologie des profondeurs » parle de lui-même : elles se sont tout entières développées dans l’espace défini par les symptômes de la pathologie mentale.
Est-ce là un trait spécial à la recherche psychologique ? Une recherche ne naît-elle pas au moment où une pratique atteint sa propre limite et rencontre l’obstacle absolu qui la remet en question dans ses principes et dans ses conditions d’existence ? La biologie, comme ensemble de recherches sur la vie, ne trouve-t-elle pas son origine effective et la possibilité concrète de son développement dans une interrogation sur la maladie, dans une observation de l’organisme mort ? C’est à partir de la mort qu’une science de la vie est possible, quand bien même on sait mesurer toute la distance qui sépare l’anatomie du cadavre de la physiologie du vivant. De la même façon, c’est du point de vue de l’inconscient que se trouve possible une psychologie de la conscience qui ne soit pas pure réflexion transcendantale, du point de vue de la perversion qu’une psychologie de l’amour est possible sans qu’elle soit une éthique ; du point de vue de la bêtise qu’une psychologie de l’intelligence peut se constituer sans un recours au moins implicite à une théorie du savoir ; c’est du point de vue du sommeil, de l’automatisme et de l’involontaire qu’on peut faire une psychologie de l’homme éveillé et percevant le monde, qui évite de s’enfermer dans une pure description phénoménologique. Sa positivité, la psychologie l’emprunte aux expériences négatives que l’homme vient à faire de lui-même.
Mais il faut distinguer la manière dont une recherche naît à partir d’une science ou d’une pratique, et la manière dont recherche, pratique et connaissance s’articulent sur les conditions effectives de l’existence humaine. En psychologie, comme dans tous les autres domaines scientifiques, la pratique ne peut s’interroger et naître à elle-même comme pratique qu’à partir de ses limites négatives et de la frange d’ombre qui entoure le savoir et la maîtrise des techniques. Mais, d’un autre côté, toute pratique et toute recherche scientifiques peuvent se comprendre à partir d’une certaine situation de besoin, au sens économique, social et historique du terme, alors que la recherche et la pratique psychologiques ne peuvent se comprendre qu’à partir des contradictions dans lesquelles se trouve pris l’homme lui-même et en tant que tel. Si la pathologie mentale a toujours été et demeure une des sources de l’expérience psychologique, ce n’est pas parce que la maladie dégage des structures cachées, ni parce qu’elle épaissit ou souligne des processus normaux, ce n’est pas, en d’autres termes, parce que l’homme y reconnaît plus aisément le visage de sa vérité, mais au contraire parce qu’il y découvre la nuit de cette vérité et l’élément absolu de sa contradiction. La maladie est la vérité psychologique de la santé, dans la mesure même où elle en est la contradiction humaine.
Prenons, pour être plus précis, l’exemple du « scandale » freudien : la réduction de l’existence humaine au déterminisme de l’homo natura, la projection de tout l’espace des rapports sociaux et affectifs sur le plan des pulsions libidinales, le déchiffrement de l’expérience en termes de mécanique et de dynamique sont très révélateurs de l’essence même de toute recherche psychologique. L’effet de scandale ne tenait qu’à la manière dont cette réduction était opérée ; pour la première fois dans l’histoire de la psychologie, la négativité de la nature n’était pas référée à la positivité de la conscience humaine, mais celle-ci était dénoncée comme le négatif de la positivité naturelle. Le scandale ne réside pas en ceci que l’amour soit de nature ou d’origine sexuelle, ce qui avait été dit bien avant Freud, mais en ceci que, à travers la psychanalyse, l’amour, les rapports sociaux et les formes d’appartenance interhumaines apparaissent comme l’élément négatif de la sexualité en tant qu’elle est la positivité naturelle de l’homme. Ce renversement par lequel la nature, comme négation de la vérité de l’homme, devient pour et par la psychologie le sol même de sa positivité, dont l’homme, dans son existence concrète, devient à son tour la négation, ce renversement opéré pour la première fois d’une manière explicite par Freud est devenu maintenant la condition de possibilité de toute recherche psychologique. Prendre la négativité de l’homme pour sa nature positive, l’expérience de sa contradiction pour le dévoilement de sa vérité la plus simple, la plus immédiate et la plus homogène, c’est depuis Freud le projet, au moins silencieux, de toute psychologie. L’importance du freudisme ne consiste en la découverte de la sexualité que d’une manière dérivée et secondaire ; elle réside, d’une manière fondamentale, dans la constitution de cette positivité, au sens que nous venons de dire. Dans cette mesure, toute recherche de psychologie positive est freudienne, même lorsqu’elle est la plus éloignée des thèmes psychanalytiques, même lorsqu’elle est une détermination factorielle des aptitudes.
Dès lors, on comprend pourquoi la revendication d’une positivité appartient aux choix originaires de la psychologie ; elle ne s’inscrit pas naturellement dans le développement spontané de la science, de la recherche et de la technique. L’option de positivité est nécessairement préalable comme condition de possibilité d’une vraie psychologie qui soit en même temps une psychologie vraie. Mais puisqu’elle est la revendication d’une positivité de l’homme au niveau même où il fait une expérience de sa négativité, la psychologie ne peut être que l’envers négatif et mythologique d’une pratique réelle, d’une part, et, d’autre part, l’image renversée où se révèle et se cache en même temps un savoir effectif. On en arrive à cette idée que la recherche psychologique constitue toute l’essence de la psychologie, dans la mesure où elle en assume et réalise toutes les prétentions positives ; mais qu’elle ne peut s’effectuer comme recherche qu’en renversant un savoir, ou la possibilité d’un savoir, qu’elle prétend démystifier alors qu’elle n’en oublie que l’exigence absolue ; et qu’elle ne peut se développer comme recherche scientifique qu’en devenant la mythologie d’une pratique qui ne s’exerce pas. Comme essence réalisée de la psychologie, la recherche est à la fois sa seule forme d’existence et le mouvement même de sa suppression.
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La recherche est tout aussi bien pour la psychologie sa raison d’être que sa raison de ne pas être. En un triple sens, elle en constitue le moment « critique » : elle en met au jour l’a priori conceptuel et historique, elle cerne les conditions dans lesquelles la psychologie peut trouver ou dépasser ses formes de stabilité, elle porte enfin jugement et décision sur ses possibilités d’existence. Les difficultés contemporaines de la recherche psychologique ne s’inscrivent pas dans une crise de jeunesse ; elles décrivent et dénoncent une crise d’existence.
Depuis le temps que la psychologie est une science « jeune », elle aurait eu le temps de prendre un peu d’âge. Il ne faut pas demander à la chronologie les raisons de l’immortel enfantillage d’une psychologie qui n’est guère moins vieille après tout que la chimie, ou l’embryologie. L’histoire des sciences lui interdit d’excuser son âge mental sur son âge réel. Je veux bien que l’indulgence sénile des psychologues en état d’enfance s’amuse et consente que jeunesse se passe. Mais voilà que le temps de la jeunesse est passé sans que la jeunesse ait jamais passé. Le malheur de la psychologie ne consiste pas dans cette jeunesse, mais en ceci qu’elle n’a jamais trouvé le style ni le visage de sa jeunesse. Ses préoccupations sont séculaires, mais sa conscience est chaque jour plus enfantine ; elle n’est jeune que d’une jeunesse sans matin. C’est pourquoi l’apparition de la recherche dans le domaine de la psychologie ne figure pas seulement une crise de maturité.
Un événement s’est produit en effet dans tous les domaines de la connaissance qui a dérivé vers des horizons nouveaux la science contemporaine : la connaissance a cessé de se déployer dans le seul élément du savoir pour devenir recherche ; en d’autres termes, elle s’est détachée de la sphère de la pensée où elle trouvait sa patrie idéale pour prendre conscience d’elle-même comme cheminement à l’intérieur d’un monde réel et historique où se totalisent techniques, méthodes, opérations et machines. La science n’est plus un chemin d’accès à l’énigme du monde, mais le devenir d’un monde qui ne fait plus maintenant qu’une seule et même chose avec la technique réalisée. En cessant d’être seulement savoir pour devenir recherche, la science disparaît comme mémoire pour devenir histoire ; elle n’est plus une pensée, mais une pratique, non plus un cycle fermé de connaissances, mais, pour la connaissance, un chemin qui s’ouvre là même où il s’arrête.
Ce passage de l’encyclopédie à la recherche constitue sans doute un des événements culturels les plus importants de notre histoire. Il ne nous appartient pas de discuter de la place et du rôle d’une psychologie dans un savoir dont la prétention était de plein droit, et dès son origine, encyclopédique. Le seul problème qui nous concerne est de savoir ce que peut signifier maintenant la psychologie comme recherche, puisque la psychologie est devenue tout entière recherche.
Nous avons vu comment science et pratique psychologiques se résumaient de nos jours et s’épuisaient dans le seul domaine de la recherche, et nous pouvons comprendre comment une psychologie qui peut se choisir d’entrée de jeu comme « expérimentale » ou « réflexive » n’est vraie que lorsqu’elle est scientifique, positive et objective ; la recherche n’est pas la condition de développement de la science et de la pratique psychologiques ; elle forme, en tant que recherche empirique, dégagée de tout horizon théorique, pure de spéculation, énoncée au ras de ses résultats expérimentaux, l’a priori de leur existence et l’élément universel de leur développement. En se faisant « recherche », la psychologie ne poursuit pas comme les autres sciences le chemin de sa vérité, elle se donne d’emblée les conditions d’existence de sa vérité.
La vérité de la psychologie comme science ne mène pas à la recherche, mais la recherche en elle-même ouvre magiquement le ciel de cette vérité. La psychologie ne doit donc pas être interrogée sur sa vérité au niveau de sa rationalité scientifique, ni au niveau de ses résultats pratiques, mais au niveau du choix qu’elle fait en se constituant comme recherche.
La recherche est devenue la raison d’être scientifique et pratique de la psychologie, la raison d’être sociale et historique du psychologue. Du moment qu’on est psychologue on recherche. Quoi ? Ce que les autres chercheurs vous laissent chercher, car vous ne cherchez pas pour trouver, mais pour chercher, pour avoir cherché, pour être chercheur. Faites donc de la recherche, de la recherche en général, de la recherche sur le tout-venant, sur les névroses du rat, sur la fréquence statistique des voyelles dans la version anglaise de la Bible, sur les pratiques sexuelles de la femme de province, dans la lower middle class exclusivement, sur la résistance cutanée, la pression sanguine et le rythme respiratoire pendant l’audition de la Symphonie des psaumes. Recherches de grand chemin et de petites traverses, recherches de sac et de corde[101].
Et comme la rationalité, le caractère scientifique, l’objectivité enfin de la recherche ne peuvent se recommander que du choix même de la recherche, les garanties effectives de sa validité ne peuvent être demandées qu’à des méthodes et à des concepts non psychologiques. On verra des recherches entières bâties sur des concepts médicaux douteux, mais qui, pour le psychologue, sont objectifs dans la mesure même où ils sont médicaux. Il y aura des années de travail passées à appliquer des méthodes factorielles à un matériau expérimental auquel jamais une purification mathématique ne pourra conférer la validité qu’il ne possède pas au départ. Même après analyse factorielle, une donnée d’introspection reste introspective. On ne voit pas très bien quelle forme d’objectivité est acquise lorsqu’on soumet au traitement factoriel un questionnaire appliqué à des enfants d’âge scolaire qu’on interroge sur leurs propres mensonges ou sur ceux de leurs petits camarades. Au demeurant, on est rassuré par le résultat : on apprend que les enfants mentent surtout pour éviter les punitions, puis par vantardise, etc. On est sûr, par le fait même, que la méthode était bien objective. Mais alors ? Il y a de ces maniaques de l’indiscrétion qui, pour regarder à travers une porte vitrée, se penchent au trou de la serrure…
On peut raffiner d’ailleurs : il faudrait des pages pour énumérer les travaux qui démontrent statistiquement la non-validité d’un concept médical, ou cliniquement l’inefficacité des méthodes psychométriques. On atteint là le fin du fin de la recherche psychologique : une recherche qui se démontre à elle-même son propre caractère scientifique par le jeu de méthodes et de concepts qu’elle emprunte comme tels à d’autres domaines scientifiques et dont elle détruit ainsi l’objectivité interne. Il n’y a donc pas d’objectivité autochtone dans la recherche psychologique, mais seulement des modèles transposés d’objectivités voisines et qui cernent de l’extérieur l’espace de jeu des mythes d’une psychologie en mal d’objectivité et dont le seul travail effectif est la destruction secrète et silencieuse de ces objectivités.
Le travail réel de la recherche psychologique n’est donc ni l’émergence d’une objectivité, ni le fondement ou le progrès d’une technique, ni la constitution d’une science, ni la mise au jour d’une forme de vérité. Son mouvement, au contraire, est celui d’une vérité qui se défait, d’un objet qui se détruit, d’une science qui ne cherche qu’à se démystifier : comme si le destin d’une psychologie qui s’est choisie positive et a requis la positivité de l’homme au niveau de ses expériences négatives était paradoxalement de ne faire qu’une besogne scientifique tout entière négative. Que la recherche psychologique ne puisse entretenir avec la possibilité d’un savoir et la réalité d’une recherche que des rapports négatifs, c’est là le prix dont elle paie le choix de positivité qu’elle a fait au départ et auquel on contraint tout psychologue dès l’entrée du temple.
Si la recherche avec tous les caractères que nous avons décrits est devenue de nos jours l’essence et la réalité de toute psychologie, ce n’est donc pas le signe que la psychologie a enfin atteint son âge scientifique et positif, c’est le signe au contraire qu’elle a oublié la négativité de l’homme, qui est sa patrie d’origine, le signe qu’elle a oublié sa vocation éternellement infernale. Si la psychologie voulait retrouver son sens à la fois comme savoir, comme recherche et comme pratique, elle devrait s’arracher à ce mythe de la positivité dont aujourd’hui elle vit et elle meurt, pour retrouver son espace propre à l’intérieur des dimensions de négativité de l’homme.
Ce sens originaire, c’est encore un des paradoxes et une des richesse de Freud de l’avoir perçu mieux que tout autre, tout en contribuant plus que personne à le recouvrir et à le cacher. Superos si flectere nequeo, Acheronta movebo…
La psychologie ne se sauvera que par un retour aux Enfers.
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