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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 1권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome I, 002 La psychologie de 1850 à 1950

by 상겔스 2024. 6. 25.
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2 La psychologie de 1850 à 1950


« La psychologie de 1850 à 1950 », in Huisman (D) et Weber (A.), Histoire de la philosophie européenne, t. II : Tableau de la philosophie contemporaine, Paris, Librairie Fischbacher, 1957, 33, rue de Seine, pp 591-606.





INTRODUCTION


La psychologie du XIXe siècle a hérité de l’Aufklärung le souci de s’aligner sur les sciences de la nature et de retrouver en l’homme le prolongement des lois qui régissent les phénomènes naturels. Détermination de rapports quantitatifs, élaboration de lois qui ont l’allure de fonctions mathématiques, mise en place d’hypothèses explicatives, autant d’efforts par quoi la psychologie tente d’appliquer, non sans artifice, une méthodologie que les logiciens ont cru découvrir dans la genèse et le développement des sciences de la nature. Or ce fut le destin de cette psychologie, qui se voulait connaissance positive, de reposer toujours sur deux postulats philosophiques : que la vérité de l’homme est épuisée dans son être naturel ; et que le chemin de toute connaissance scientifique doit passer par la détermination de rapports quantitatifs, la construction d’hypothèses et la vérification expérimentale.

Toute l’histoire de la psychologie jusqu’au milieu du XXe siècle est l’histoire paradoxale des contradictions entre ce projet et ces postulats ; en poursuivant l’idéal de rigueur et d’exactitude des sciences de la nature, elle a été amenée à renoncer à ses postulats ; elle a été conduite par un souci de fidélité objective à reconnaître dans la réalité humaine autre chose qu’un secteur de l’objectivité naturelle, et à utiliser pour le connaître d’autres méthodes que celles dont les sciences de la nature pouvaient lui donner le modèle. Mais le projet de rigoureuse exactitude qui l’a amenée de proche en proche à abandonner ses postulats devient vide de sens quand ces postulats eux mêmes ont disparu : l’idée d’une précision objective et quasi mathématique dans le domaine des sciences humaines n’est plus de mise si l’homme lui-même n’est plus de l’ordre de la nature. C’est donc à un renouvellement total que la psychologie s’est elle-même contrainte au cours de son histoire ; en découvrant un nouveau statut de l’homme, elle s’est imposée, comme science, un nouveau style.

Elle a dû chercher de nouveaux principes et se dévoiler à elle-même un nouveau projet : double tâche que les psychologues n’ont pas toujours comprise en toute rigueur, et qu’ils ont essayé trop souvent de parachever à l’économie ; les uns, tout en saisissant l’exigence de nouveaux projets, sont demeurés attachés aux anciens principes de méthode : témoin les psychologies qui ont tenté d’analyser la conduite, mais ont utilisé pour ce faire les méthodes des sciences de la nature ; d’autres n’ont pas compris que le renouvellement des méthodes impliquait la mise au jour de nouveaux thèmes d’analyse : ainsi les psychologies descriptives qui sont restées attachées aux vieux concepts. Le renouvellement radical de la psychologie comme science de l’homme n’est donc pas simplement un fait historique dont on peut situer le déroulement pendant les cent dernières années ; il est encore une tâche incomplète à remplir et, à ce titre, il demeure à l’ordre du jour.

C’est également au cours de ces cent dernières années que la psychologie a instauré des rapports nouveaux avec la pratique : éducation, médecine mentale, organisation des groupes. Elle s’est présentée comme leur fondement rationnel et scientifique ; la psychologie génétique s’est constituée comme le cadre de toute pédagogie possible, et la psychopathologie s’est offerte comme réflexion sur la pratique psychiatrique. Inversement, la psychologie s’est posé comme questions les problèmes que soulevaient ces pratiques : problème de la réussite et de l’échec scolaire, problème de l’insertion du malade dans la société, problème de l’adaptation de l’homme à son métier. Par ce lien serré et constant avec la pratique, par cette réciprocité de leurs échanges, la psychologie se rend semblable à toutes les sciences de la nature. Mais celles-ci ne répondent jamais qu’à des problèmes posés par les difficultés de la pratique, ses échecs temporaires, les limitations provisoires de son expérience. La psychologie, en revanche, naît en ce point où la pratique de l’homme rencontre sa propre contradiction ; la psychologie du développement est née comme une réflexion sur les arrêts du développement ; la psychologie de l’adaptation comme une analyse des phénomènes d’inadaptation ; celle de la mémoire, de la conscience, du sentiment est apparue d’abord comme une psychologie de l’oubli, de l’inconscient et des perturbations affectives. Sans forcer l’exactitude, on peut dire que la psychologie contemporaine est, à son origine, une analyse de l’anormal, du pathologique, du conflictuel, une réflexion sur les contradictions de l’homme avec lui-même. Et si elle s’est transformée en une psychologie du normal, de l’adaptatif, de l’ordonné, c’est d’une façon seconde, comme par un effort pour dominer ces contradictions.

Le problème de la psychologie contemporaine – et qui est pour elle un problème de vie ou de mort – est de savoir dans quelle mesure elle parvient effectivement à maîtriser les contradictions qui l’ont fait naître, par cet abandon de l’objectivité naturaliste qui semble son autre caractère majeur. À cette question l’histoire de la psychologie doit répondre d’elle-même.





LE PRÉJUGÉ DE NATURE


Sous leur diversité, les psychologies de la fin du XIXe siècle possèdent ce trait commun d’emprunter aux sciences de la nature leur style d’objectivité et de chercher, dans leurs méthodes, leur schéma d’analyse.


1) Le modèle physico-chimique. C’est lui qui sert de dénominateur commun à toutes les psychologies de l’association et de l’analyse élémentaire. On le trouve défini avec la plus grande netteté dans la Logique de J.S Mill et dans sa Preface to James Mill’s Analysis[63]. Les phénomènes de l’esprit comme les phénomènes matériels exigent deux formes de recherche : la première tente, à partir des faits, d’accéder aux lois les plus générales, selon le principe de l’universalisation newtonienne ; la seconde, comme l’analyse chimique pour les corps composés, réduit les phénomènes complexes en éléments simples. La psychologie aura donc pour tâche de retrouver, dans les phénomènes les plus abstrus de la pensée, les segments élémentaires qui les composent ; au principe de la perception et de la connaissance de la matière, elle trouvera la sensation (« la matière peut être définie comme une possibilité permanente de sensation ») ; au principe de l’esprit et de la connaissance que l’esprit a de lui-même, la psychologie découvrira le sentiment. Mais ces éléments, dans leur rapport, et dans leur groupement, sont régis par la loi absolument générale de l’association, puisqu’elle est universelle, mais seulement les formes d’application dans les divers types de phénomènes mentaux*.


2) Le modèle organique. On ne cherche plus à définir le domaine psychologique par des coordonnées empruntées à la physique de Newton ou à la chimie de Lavoisier ; on s’efforce de serrer de plus près la réalité humaine en la définissant par sa nature organique, telle qu’on la connaît depuis Bichat, Magendie, Claude Bernard. Le psychisme, comme l’organisme, est caractérisé par sa spontanéité, sa capacité d’adaptation, et ses processus de régulations internes.

Bain, à partir d’une étude des instincts[64], Fechner par l’analyse des rapports entre la stimulation et l’effet sensoriel[65], Wundt, en reprenant le problème de l’activité spécifique des nerfs[66], ont tous mis en valeur ce thème essentiel que l’appareil psychique ne fonctionne pas comme un mécanisme, mais comme un ensemble organique dont les réactions sont originales, et par conséquent irréductibles aux actions qui les déclenchent. Il faut donc, comme le disait Wundt, substituer au principe de l’énergie matérielle le principe de l’accroissement de l’énergie spirituelle. C’est dans ce sens qu’ont été entreprises, à la fin du XIXe siècle, les recherches expérimentales sur les seuils absolus et différentiels de la sensibilité, les études sur les temps de réaction et sur les activités réflexes : bref, toute cette constellation d’études psycho-physiologiques dans lesquelles on cherchait à manifester l’insertion organique de l’appareil psychique.

C’est la même inspiration organique qui a suscité les recherches sur les régulations internes du psychisme : plaisir et douleur, tendances, sentiments, émotions, volonté. Pour Bain, le plaisir résulte de l’harmonie des sensations, la douleur, de leurs contradictions et de leurs conflits[67]. C’est au-dessous des phénomènes conscients que Ribot cherche le principe de ces régulations qui caractérisent la vie active et la vie affective : dans une région où le plaisir et la douleur n’affleurent même pas encore, il y a un « inconscient dynamique » qui travaille, qui élabore « dans l’ombre des combinaisons incohérentes ou adaptées » ; cette « sous-personnalité » enveloppe dans sa profondeur l’origine de la grande trinité affective, constituée par la peur, la colère et le désir ; ce sont les trois instincts issus directement de la vie organique : instinct défensif, instinct offensif, instinct nutritif[68].


3) Le modèle évolutionniste. De l’origine des espèces fut, au milieu du XIXe siècle, au principe d’un renouvellement considérable dans les sciences de l’homme ; elle provoqua l’abandon du« mythe newtonien » et assura sa relève par un « mythe darwinien », dont les thèmes imaginaires n’ont pas encore disparu totalement de l’horizon des psychologues. C’est cette mythologie grandiose qui sert de décor au Système de philosophie de Spencer ; les Principes de psychologie y sont précédés des Principes de biologie et suivis des Principes de sociologie. L’évolution de l’individu y est décrite à la fois comme un processus de différenciation – mouvement horizontal d’expansion vers le multiple – et par un mouvement d’organisation hiérarchique mouvement vertical d’intégration dans l’unité ; ainsi ont procédé les espèces au cours de leur évolution ; ainsi procéderont les sociétés au cours de leur histoire ; ainsi procède l’individu au cours de sa genèse psychologique, depuis le « feeling indifférencié » jusqu’à l’unité multiple de la connaissance[69].

Jackson, pour la neurologie, Ribot, pour la psychologie pathologique, ont repris les thèmes spencériens. Jackson définit l’évolution des structures nerveuses par trois principes : elle se fait du simple au complexe, du stable à l’instable, du mieux organisé au moins bien organisé ; ce qui implique, en retour, que la maladie suive la route inverse de l’évolution, et qu’elle s’attaque d’abord aux structures les plus instables et les plus récentes, pour progresser rapidement vers les structures les plus solides et les plus anciennes ; mais la maladie est aussi dissociative : la suppression des structures supérieures provoque une désintégration qui découvre et libère les instances inférieures[70]. Ribot a transporté les analyses neuropsychiatriques de Jackson aux domaines de la personnalité, des sentiments, de la volonté, de la mémoire[71] : dans les amnésies, ce sont les souvenirs les plus anciens et les plus stables qui demeurent, quand sont balayés les plus récents et les plus superficiels ; dans les altérations de la vie affective, les sentiments égoïstes qui sont aussi les plus archaïques réapparaissent, comme surgissent à nouveau les automatismes quand la volonté s’effondre, ou les structures inconscientes de la personnalité quand les formes lucides sont obnubilées.

L’importance de l’évolutionnisme dans la psychologie tient sans doute à ce qu’il a été le premier à montrer que le fait psychologique n’a de sens que par rapport à un avenir et à un passé, que son contenu actuel repose sur un fond silencieux de structures antérieures qui le chargent de toute une histoire, mais qu’il implique en même temps un horizon ouvert sur l’éventuel. L’évolutionnisme a montré que la vie psychologique avait une orientation. Mais pour détacher la psychologie du préjugé de nature, il restait encore à montrer que cette orientation n’était pas seulement force qui se développe, mais signification qui naît.





LA DÉCOUVERTE DU SENS


La découverte du sens s’est faite, à la fin du XIXe siècle, par des chemins bien divers. Mais ils semblent pourtant appartenir déjà à un paysage commun, et la même direction semble se dessiner : il s’agit de laisser de côté les hypothèses trop larges et trop générales par lesquelles on explique l’homme comme un secteur déterminé du monde naturel ; il s’agit de revenir à un examen plus rigoureux de la réalité humaine, c’est-à-dire mieux fait à sa mesure, plus fidèle à ses caractères spécifiques, mieux approprié à tout ce qui, en l’homme, échappe aux déterminations de nature. Prendre l’homme, non pas au niveau de ce dénominateur commun qui l’assimile à tout être vivant, mais à son propre niveau, dans les conduites où il s’exprime, dans la conscience où il se reconnaît, dans l’histoire personnelle à travers laquelle il s’est constitué.

Janet[72], sans doute, demeure encore bien près de l’évolutionnisme et de ses préjugés de nature ; la « hiérarchie des tendances »qui s’étend des plus simples et des plus automatiques (tendance à la réaction immédiate) jusqu’aux plus complexes et aux plus intégrées (actions sociales), la notion d’énergie psychique qui se répartit entre ces tendances pour les activer, autant de thèmes qui rappellent Jackson et Ribot. Pourtant, Janet est parvenu à dépasser ce cadre naturaliste en donnant pour thème à la psychologie, non pas des structures reconstituées ni des énergies supposées, mais la conduite réelle de l’individu humain. Par « conduite », Janet n’entend pas ce comportement extérieur dont on épuise le sens et la réalité en le confrontant à la situation qui l’a provoquée : c’est réflexe ou réaction, non pas conduite. Il y a conduite lorsqu’il s’agit d’une réaction soumise à une régulation, c’est-à-dire dont le déroulement dépend sans cesse du résultat qu’elle vient d’obtenir. Cette régulation peut être interne et se présenter sous forme de sentiment (l’effort qui fait recommencer l’action pour l’approcher de la réussite ; la joie qui la limite et l’achève dans le triomphe) ; elle peut être externe et prendre pour point de repère la conduite d’autrui : la conduite est alors réaction à la réaction d’un autre, adaptation à sa conduite, et elle exige ainsi comme un dédoublement dont l’exemple le plus typique est donné par le langage qui se déroule toujours comme dialogue éventuel. La maladie n’est alors ni un déficit ni une régression, mais un trouble de ces régulations, une altération fonctionnelle du sentiment : témoin ce langage du psychasthénique qui ne peut plus se régler sur les normes du dialogue, mais se poursuit en un monologue sans auditeur, témoin aussi les scrupules des obsédés qui ne peuvent achever leurs actions, parce qu’ils ont perdu cette régulation qui leur permet de débuter et d’achever une conduite.

La mise au jour des significations dans la conduite humaine s’est faite également à partir de l’analyse historique. « L’homme », selon Dilthey, « n’apprend pas ce qu’il est en ruminant sur lui-même, il l’apprend par l’histoire »[73]. Or ce que l’histoire lui apprend, c’est qu’il n’est pas un élément segmentaire des processus naturels, mais une activité spirituelle dont les productions se sont successivement déposées dans le temps, comme des actes cristallisés, des significations désormais silencieuses. Pour retrouver cette activité originaire, il faudra s’adresser à ses productions, faire revivre leurs sens par une « analyse des produits de l’esprit destinée à nous ouvrir un aperçu sur la genèse de l’ensemble psychologique ». Mais cette genèse n’est ni un processus mécanique ni une évolution biologique ; elle est mouvement propre de l’esprit qui est toujours sa propre origine et son propre terme. Il n’est donc pas question d’expliquer l’esprit par autre chose que par lui-même ; mais, en se plaçant à l’intérieur de son activité, en essayant de coïncider avec ce mouvement dans lequel il crée et se crée, il faut avant tout le comprendre. Ce thème de la compréhension, opposée à l’explication, a été repris par la phénoménologie, qui, en suivant Husserl, a fait de la description rigoureuse du vécu le projet de toute philosophie prise comme science. Le thème de la compréhension a conservé sa validité ; mais au lieu de la fonder sur une métaphysique de l’esprit, comme Dilthey, la phénoménologie l’a établie sur une analyse du sens immanent à toute expérience vécue. Ainsi Jaspers[74] a pu distinguer dans les phénomènes pathologiques les processus organiques qui relèvent de l’explication causale, et les réactions ou les développements de la personnalité qui enveloppent une signification vécue que le psychiatre doit avoir à tâche de comprendre.

Mais aucune forme de psychologie n’a donné plus d’importance à la signification que la psychanalyse. Sans doute, elle reste encore attachée dans la pensée de Freud[75] à ses origines naturalistes et aux préjugés métaphysiques ou moraux qui ne manquent pas de les marquer. Sans doute, il y a, dans la théorie des instincts (instinct de vie ou d’expansion, instinct de mort et de répétition), l’écho d’un mythe biologique de l’être humain. Sans doute, dans la conception de la maladie comme régression à un stade antérieur du développement affectif, on retrouve un vieux thème spencérien et les fantasmes évolutionnistes dont Freud ne nous fait pas grâce, même dans ses implications sociologiques les plus douteuses. Mais l’histoire de la psychanalyse a fait justice elle-même de ces éléments rétrogrades. L’importance historique de Freud vient sans doute de l’impureté même de ses concepts : c’est à l’intérieur du système freudien que s’est produit ce grand renversement de la psychologie ; c’est au cours de la réflexion freudienne que l’analyse causale s’est transformée en genèse des significations, que l’évolution a fait place à l’histoire, et qu’au recours à la nature s’est substituée l’exigence d’analyser le milieu culturel.

1) L’analyse psychologique ne doit pas partir, pour Freud, d’une distribution des conduites entre le volontaire et l’involontaire, l’intentionnel et l’automatique, la conduite normalement ordonnée et le comportement pathologique et perturbé ; il n’y a pas de différence de nature entre le mouvement volontaire d’un homme sain et la paralysie hystérique. Par-delà toutes les différences manifestes, ces deux conduites ont un sens : la paralysie hystérique a le sens de l’action qu’elle refuse, comme l’action intentionnelle celui de l’action qu’elle projette. Le sens est coextensif à toute conduite. Là même où il n’apparaît pas, dans l’incohérence du rêve, par exemple, dans l’absurdité d’un lapsus, dans l’irruption d’un jeu de mots, il est encore présent mais d’une manière cachée. Et l’insensé lui-même n’est jamais qu’une ruse du sens, une manière pour le sens de venir au jour en portant témoignage contre lui-même. La conscience et l’inconscient ne sont pas tellement deux mondes juxtaposés ; ce sont plutôt deux modalités d’une même signification. Et la première tâche de la thérapeutique sera, par l’interprétation des rêves et des symptômes, de modifier cette modalité du sens.

2) Quelles sont ces significations immanentes à la conduite, mais parfois cachées à la conscience ? Ce sont celles que l’histoire individuelle a constituées et cristallisées dans le passé autour d’événements importants : le traumatisme est un bouleversement des significations affectives (le sevrage, par exemple, qui transforme la mère, objet et principe de toutes les satisfactions, en un objet qui se refuse, en un principe de frustrations) ; et quand ces significations nouvelles ne dépassent pas et n’intègrent pas les significations anciennes, alors l’individu reste fixé à ce conflit du passé et du présent, dans une ambiguïté de l’actuel et de l’inactuel, de l’imaginaire et du réel, de l’amour et de la haine, qui est le signe majeur de la conduite névrotique. Le second thème de la thérapeutique sera donc la redécouverte des contenus inactuels et des significations passées de la conduite présente.

3) Pour hantée qu’elle soit par le passé le plus ancien, la conduite n’en comporte pas moins un sens actuel. Dire qu’un symptôme reproduit symboliquement un traumatisme archaïque implique que le passé n’envahisse pas totalement le présent, mais que le présent se défende contre sa réapparition. Le présent est toujours en dialectique avec son propre passé ; il le refoule dans l’inconscient, il en divise les significations ambiguës ; il projette sur l’actualité du monde réelles fantasmes de la vie antérieure ; il en transpose les thèmes à des niveaux d’expression reconnus valables (c’est la sublimation) ; bref, il érige tout un ensemble de mécanismes de défense que la cure psychanalytique a charge de tourner en réactualisant les significations du passé par le transfert et l’abréaction.

4) Mais quel est le contenu de ce présent ? De quel poids est-il en face de la masse latente du passé ? S’il n’est pas vide, ou instantané, c’est dans la mesure où il est essentiellement l’instance sociale, l’ensemble des normes qui, dans un groupe, reconnaît ou invalide telle ou telle forme de conduite. La dialectique du passé et du présent reflète le conflit des formes individuelles de satisfaction et des normes sociales de conduite, ou encore, comme dit Freud, du « ça » et du « surmoi » ; le « moi » avec les mécanismes de défense est le lieu de leur conflit et le point où l’angoisse fait irruption dans l’existence. Dans la cure psychanalytique, le rôle du thérapeute est Justement, par un jeu de satisfaction et de frustration, de réduire l’intensité du conflit, de desserrer l’emprise du « ça » et du « surmoi », d’élargir et d’assouplir les mécanismes de défense ; il n’a pas le projet mythique de supprimer le conflit, mais d’en transformer la contradiction névrotique en une tension normale.

En poussant jusqu’à ses extrêmes limites l’analyse du sens, Freud a donné son orientation à la psychologie moderne ; s’il a été plus loin que Janet et que Jaspers, c’est qu’il a conféré un statut objectif à la signification ; il a cherché à la ressaisir au niveau des symboles expressifs, dans le « matériau » lui-même du comportement ; il lui a donné pour contenu une histoire réelle, ou plutôt l’affrontement "de deux histoires réelles : celle de l’individu, dans la suite de ses expériences vécues, et celle de la société, dans les structures par lesquelles elle s’impose à l’individu. Dans cette mesure, on peut dépasser l’opposition du subjectif et de l’objectif, celle de l’individu et de la société. Une étude objective des significations est devenue possible.





L’ÉTUDE DES SIGNIFICATIONS OBJECTIVES


Cette étude recouvre un domaine dont on ne peut ici que délimiter les régions essentielles.


1) Éléments et ensembles. Le béhaviorisme[76], inauguré par Watson, recherche le sens adaptatif des conduites à partir des manifestations objectives du comportement. Sans faire intervenir l’expérience vécue, ni même l’étude des structures nerveuses et de leurs processus, il doit être possible, en confrontant l’analyse des stimulations et celle des réactions, de retrouver l’unité du comportement. Watson pose comme axiome « Une réponse est exécutée à tout stimulus effectif et la réponse est immédiate. » Donc, tout comportement doit s’expliquer à partir d’une constellation stimulante, sans recours à des entités comme l’instinct, la conscience, la liberté ; inversement, à toute stimulation il faut rechercher une réponse, au moins implicite, comme c’est le cas pour les réactions végétatives (les émotions), ou les réactions laryngées silencieuses (la pensée). Pour le béhaviorisme moléculaire, cette analyse doit se faire par segments aussi élémentaires que possible ; pour le béhaviorisme molaire, elle doit suivre les articulations significatives des ensembles (conception du Sign-Gestalt, chez Tolman). Mais, dans tous les cas, le projet du béhaviorisme est bien celui défini par Boring : constituer une « psychologie scientifique du meaning ».

On retrouve les mêmes problèmes dans la psychologie de la forme : quel est le domaine d’objectivité des conduites significatives ? Et l’étude de ces significations doit-elle se faire dans une forme segmentaire ou globale ? Dans la Gestalt-Theorie, c’est le second problème qui domine le premier, et en commande la solution[77]. Wertheimer, Köhler, Koffka montrent que ce sont les qualités structurales de la stimulation qui motivent, dans leur allure générale, des réponses comme la perception qui articule le champ, l’intelligence qui le restructure, l’émotion qui en brouille les lignes. Il faut donc abandonner l’hypothèse d’une action immédiate des stimuli locaux et définir le rapport de la constellation stimulante à la réponse, à travers un champ qui n’implique ni objectivité naturelle ni processus causal ; ce « champ phénoménal » définit l’objectivité par la prégnance et la constance des figures ; et il substitue au processus causal toute une interaction de forces entre le sujet et le milieu. Le champ dynamique de comportement devient ainsi l’objet majeur de la psychologie.


2) Évolution et genèse. Ces structures d’ensemble et les significations qui les habitent évoluent au cours du devenir individuel. Pour certains psychologues, comme Gesell[78], l’émergence des structures se fait dans la conduite par une maturation sourde des schèmes physiologiques. Pour d’autres, comme Kuo, elle se fait par la cohésion progressive de conduites segmentaires et acquises, qui, par la force d’itération du frayage, s’organisent en stéréotypes généraux de conduites[79].

Entre ces deux formes extrêmes d’interprétation, la psychologie génétique, à la suite de Baldwin, cherche à faire la part de la maturation et de l’acquisition, du développement nécessaire et du progrès lié aux circonstances. Piaget[80] prête le maximum au développement nécessaire des structures à la fois biologiques et logiques ; il cherche à montrer dans le développement des premières – depuis celles qui sont irréversiblement orientées et concrètes jusqu’à celles qui sont réversibles et abstraites, depuis la réaction immédiate jusqu’à l’opération technique – un processus qui refait en sens inverse la marche de l’histoire des sciences – depuis la géométrie euclidienne jusqu’au calcul vectoriel et tensoriel : le devenir psychologique de l’enfant n’est que l’envers du devenir historique de l’esprit. Wallon donne, en revanche, le maximum au milieu, en montrant dans l’individualité psychologique, non pas une donnée, mais un résultat, comme le point d’interférence entre les mouvements centripètes de l’émotion, de la sympathie, de la fusion affective, et les mouvements centrifuges de l’expérience d’autrui et de la reconnaissance de soi. La pensée n’est donc pas le modèle logique et déjà constitué de l’action, mais c’est l’acte se déployant dans un milieu qui se constitue comme pensée par les intermédiaires du rite, du symbole et finalement de la représentation[81]. Le devenir psychologique n’est pas le développement de structures toutes préparées, il est la préparation effective des structures adultes ; il ne s’agit plus d’évolution spontanée, mais de genèse active.


3) Performances et aptitudes. Un autre problème posé par l’existence de ces significations objectives, c’est celui de leurs manifestations, de leur affleurement dans le domaine de l’observation. Il se fait sous deux formes, celle de la performance, de la réalisation, de la Leistung comme disent les Allemands, et celle de l’expression.

La psychologie traditionnelle était une psychologie du virtuel ; les facultés ne s’inscrivaient jamais que parmi les possibilités abstraites. C’est maintenant au niveau même du réel, et dans le cadre par lui défini, qu’on cherche à déterminer les éventualités du comportement. De là est issu le principe du test, dû à Cattell et à Binet, et défini comme une épreuve standardisée dont le résultat est estimé par comparaison statistique entre les individus qu’on y a soumis. À propos des enfants retardés, Binet et Simon[82] cherchèrent les premiers à définir le « niveau mental » d’un individu par rapport aux sujets de son âge ; le test prend alors l’allure d’une échelle de développement. L’immense fortune des tests mentaux conduisit Spearman[83] à définir comme critère de l’intelligence les seules performances que l’on peut étalonner sous forme de tests : l’intelligence serait un facteur général qui, à un degré plus ou moins élevé selon la nature de l’épreuve, rendrait compte d’une partie des performances, dans tous les tests d’aptitudes. La détermination de l’importance du « facteur g » dans telle ou telle épreuve se fait par une élaboration statistique, un calcul de corrélations qui sont à l’origine de l’analyse factorielle. Par la suite, Thurstone, Thomson, Vernon[84] ont pratiqué la méthode d’analyse multifactorielle, qui, toujours par la même méthode d’analyse statistique des performances, cherche à déterminer, à côté, ou éventuellement à la place du facteur g, des facteurs polymorphes (aptitude verbale, compréhension spatiale, aptitude numérique). Dans tout ce mouvement factorialiste, l’objectivité des significations n’est maintenue et garantie que par la fragilité des relations statistiques qui en altèrent la nécessité et en dépouillent tout contenu effectif.


4) L’expression et le caractère. En revanche, les psychologies de l’expression et du caractère s’efforcent de ressaisir le contenu des significations dans la forme de la nécessité individuelle. Ce contenu individuel, il affleure d’abord dans tous les phénomènes de la projection, et surtout dans la projection, sur un stimulus peu différencié, d’interprétations qui lui prêtent un sens imaginaire : c’est le principe des épreuves de Rorschach et de Muway (taches d’encre, images de scènes humaines). Il affleure également dans ces autres phénomènes d’expression que constituent les jugements que l’on porte sur soi-même, ou encore l’image de soi que l’on se donne (c’est ce domaine qu’explorent les questionnaires de Heymans ou de Woodworth). Il y a à peu près autant de caractérologies que de méthodes d’enquête. Mais il faut noter le prestige de la grande opposition dessinée par Bleuler entre le type schizoïde (tendance au repliement sur soi, à l’autisme, à la rupture de contact avec la réalité) et le caractère cycloïde (tendance à l’expansion, à la labilité affective, au contact permanent avec le monde extérieur).

Comme le monde verbal, comme l’univers imaginaire, le corps lui-même détient une valeur expressive ; cette idée, développée par Klages trouve sa validité aussi bien dans la structure générale du corps que dans ses manifestations pathologiques. L’aspect morphologique de l’organisme est mis par Kretschmer et Sheldon en relation avec la structure du caractère : le corps « symbolise avec elle dans une unité où peut se déchiffrer un style général de réaction psycho-corporelle »[85]. Par la voie de l’analyse symbolique où les signes corporels se lisent comme un langage, la psychanalyse a montré le caractère expressif du corps et dénoncé l’origine psychogène de certains syndromes organiques ; en systématisant cette recherche, Alexander[86] a pu montrer la liaison de maladies comme l’hypertension ou l’ulcération des voies digestives avec des structures névrotiques qui les provoquent ou s’expriment en elles.


5) Conduite et institutions. Exprimées ou silencieuses, les significations objectives des conduites individuelles sont nouées par un lien d’essence à l’objectivité des significations sociales : les œuvres de Janet, de Freud, de Blondel[87] avaient tenté de dégager ce lien. « Se conduire » ne peut avoir de sens que dans un horizon culturel qui donne à la conduite sa norme (sous l’aspect du groupe), le thème, enfin, qui l’oriente (sous les espèces de l’opinion et de l’attitude) : ce sont là les trois grands secteurs de la psychologie sociale.

L’étude des institutions cherche à déterminer les structures de base d’une société ; à isoler les conditions économiques avec leur incidence directe sur le développement de l’individu et sur les formes pédagogiques au sens large, que Kardiner désigne comme « institutions primaires » ; à décrire la manière dont l’individu réagit à ces institutions, dont il intègre ces expériences, dont il en projette enfin les thèmes majeurs sous la forme du mythe, de la religion, des conduites traditionnelles, des règles juridiques et sociales que l’on définit comme « institutions secondaires » 2. Cette problématique définie avec précision par Kardiner est présente de manière plus ou moins diffuse dans toutes les études anthropologiques, qu’elles étudient les populations « primitives » (M. Mead à Samoa, R. Benedict au Nouveau-Mexique, Linton à Madagascar) ou qu’elles s’efforcent de défricher des aires culturelles plus développées, comme Linton à Plainville.

Les problèmes du groupe concernent à la fois le jeu d’interaction des individus qui sont en présence directe les uns des autres et l’expérience, vécue par chacun des membres du groupe, de sa situation propre à l’intérieur de l’ensemble. Moreno a mis au point des méthodes d’analyse du groupe, par lesquelles on détermine les valences positives ou négatives qui unissent et opposent les individus dans une constellation caractéristique du groupe. Il a même tenté d’établir sous le nom de sociodrame une thérapeutique de groupes, qui permettrait, comme dans la psychanalyse individuelle, une mise au jour et une actualisation des thèmes affectifs latents, des conflits ou des ambivalences dont les rapports manifestes sont soustendus, et qui rendrait possible par cette voie une réadaptation mutuelle, et comme une restructuration affective du groupe[88].

L’analyse des opinions et des attitudes cherche à déterminer les phénomènes collectifs qui servent de contexte aux conduites affectives de l’individu, aussi bien qu’à ses opérations intellectuelles de perception, de jugement et de mémoire. Ces recherches sont quantitatives avant d’être structurales et elles reposent toujours sur l’élaboration de données statistiques : on mesure ainsi l’étendue d’une opinion par des enquêtes faites sur un groupe représentatif d’une population dans son ensemble, ou encore la force d’une attitude chez un groupe d’individus, par l’attachement comparé qu’il manifeste à telle ou telle opinion. Le caractère collectif de ces opinions et de ces attitudes permet de dégager la notion de stéréotype, sorte d’opinion généralisée et cristallisée qui provoque, en fonction d’attitudes préétablies, des réactions toujours identiques[89].





LE FONDEMENT DES SIGNIFICATIONS OBJECTIVES


Toutes ces analyses des significations objectives se situent entre les deux temps d’une opposition : totalité ou élément ; genèse intelligible ou évolution biologique ; performance actuelle ou aptitude permanente et implicite ; manifestations expressives momentanées ou constance d’un caractère latent ; institution sociale ou conduites individuelles : thèmes contradictoires dont la distance constitue la dimension propre de la psychologie. Mais appartient-il à la psychologie de les dépasser, ou doit-elle se contenter de les décrire comme les formes empiriques, concrètes, objectives d’une ambiguïté qui est la marque du destin de l’homme ? Devant ces limites, la psychologie doit-elle se liquider comme science objective et s’éviter elle-même dans une réflexion philosophique qui conteste sa validité ? Ou doit-elle chercher à se découvrir des fondements qui, s’ils ne suppriment pas la contradiction, permettent du moins d’en rendre compte ?

Les efforts les plus récents de la psychologie vont dans ce sens et, malgré la diversité de leur inspiration, on peut résumer leur signification historique de cette manière : la psychologie ne cherche plus à prouver sa possibilité par son existence, mais à la fonder à partir de son essence, et elle ne cherche plus à supprimer, ni même à atténuer ses contradictions, mais à les justifier.

La cybernétique est loin, semble-t-il, d’un pareil projet. Sa positivité semble l’éloigner de toute spéculation, et si elle prend pour objet la conduite humaine, c’est pour y retrouver tout ensemble le fait neurologique des circuits en feed-back, les phénomènes physiques de l’autorégulation et la théorie statistique de l’information[90]. Mais en découvrant dans les réactions humaines les processus mêmes des servo-mécanismes, la cybernétique ne revient pas à un déterminisme classique : sous la structure formelle des estimations statistiques, elle laisse place aux ambiguïtés des phénomènes psychologiques et justifie, de son point de vue, les formes toujours approchées et toujours équivoques de la connaissance qu’on peut en prendre.

Dans un tout autre sens, le dépassement de la psychologie se fait vers une anthropologie qui tend à une analyse de l’existence humaine dans ses structures fondamentales. Ressaisir l’homme comme existence dans le monde et caractériser chaque homme par le style propre à cette existence, c’est, pour L. Binswanger, pour H. Kunz, atteindre, au-delà de la psychologie, le fondement qui lui donne sa possibilité et rend compte de ses ambiguïtés : la psychologie apparaît comme une analyse empirique de la manière dont l’existence humaine s’offre dans le monde ; mais elle doit reposer sur l’analyse existentielle de la manière dont cette réalité humaine se temporalise, se spatialise, et finalement projette un monde : alors les contradictions de la psychologie, ou l’ambiguïté des significations qu’elle décrit, auront trouvé leur raison d’être, leur nécessité et en même temps leur contingence, dans la liberté fondamentale d’une existence qui échappe, de plein droit, à la causalité psychologique[91].

Mais l’interrogation fondamentale demeure. Nous avions montré, en débutant, que la psychologie « scientifique » est née des contradictions que l’homme rencontre dans sa pratique ; et que d’autre part, tout le développement de cette « science » a consisté en un lent abandon du « positivisme » qui l’alignait à l’origine sur les sciences de la nature. Cet abandon et l’analyse nouvelle des significations objectives ont-ils pu résoudre les contradictions qui l’ont motivée ? Il ne semble pas, puisque dans les formes actuelles de la psychologie on retrouve ces contradictions sous l’aspect d’une ambiguïté que l’on décrit comme coextensive à l’existence humaine. Ni l’effort vers la détermination d’une causalité statistique ni la réflexion anthropologique sur l’existence ne peuvent les dépasser réellement ; tout au plus peuvent-ils les esquiver, c’est-à-dire les retrouver finalement transposées et travesties.

L’avenir de la psychologie n’est-il pas dès lors dans la prise au sérieux de ces contradictions, dont l’expérience a justement fait naître la psychologie ? Il n’y aurait dès lors de psychologie possible que par l’analyse des conditions d’existence de l’homme et par la reprise de ce qu’il y a de plus humain en l’homme, c’est-à-dire son histoire.




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