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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 4권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome II, 150. La peinture photogénique

by 상겔스 2024. 6. 26.
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150. La peinture photogénique (Présentation)


« La peinture photogénique », Le désir est partout. Fromanger, Paris, Galerie Jeanne Bûcher, février 1975, pp. 1-11.

Ingres : « Considérant que la photographie se résume en une série d’opérations manuelles… » Et si, justement, on considérait cette série, et avec elle la série des opérations manuelles qui résument la peinture ? et si on les mettait bout à bout ? et si on les combinait, si on les alternait, les superposait, les entrecroisait, les effaçait, les exaltait l’une par l’autre ?

Ingres encore : « C’est très beau la photographie, mais il ne faut pas le dire. » En recouvrant la photographie, en l’investissant de façon triomphale ou insidieuse, la peinture ne dit pas que la photo, c’est beau. Elle fait mieux : elle produit le bel hermaphrodite du cliché et de la toile, l’image androgyne.

Il faut se reporter à plus d’un siècle. C’était, vers les années 1860-1880, la frénésie neuve des images ; c’était le temps de leur circulation rapide entre l’appareil et le chevalet, entre la toile, la plaque et le papier – impressionné ou imprimé ; c’était, avec tous les nouveaux pouvoirs acquis, la liberté de transposition, de déplacement, de transformation, de ressemblances et de faux-semblants, de reproduction, de redoublement, de truquage. C’était le vol, encore tout nouveau mais habile, amusé et sans scrupules, des images. Les photographes faisaient de pseudo-tableaux ; les peintres utilisaient des photos comme des esquisses. Un grand espace de jeu s’ouvrait, où techniciens et amateurs, artistes et illusionnistes, sans soud d’identité, prenaient plaisir à s’ébattre. On aimait peut-être moins les tableaux et les plaques sensibles que les images elles-mêmes, leur migration et leur perversion, leur travestissement, leur différence déguisée. On admirait sans doute que – dessins, gravures, photos, ou peintures – les images puissent si bien faire penser aux choses ; mais on s’enchantait surtout qu’elles puissent, par des décalages subreptices, se tromper les unes les autres. La naissance du réalisme ne saurait être séparée de ce grand envol d’images multiples et similaires. Un certain rapport aigu et austère au réel, exigé soudain par l’art du xix', a, peut-être, été rendu possible, compensé et allégé par la folie des « illustrations ». La fidélité aux choses elles-mêmes était à la fois défi et occasion pour ces glissements d’images dont la ronde imperceptiblement différente et toujours la même tournait au-dessus d’elles.

Comment retrouver cette folie, cette insolente liberté qui furent contemporaines de la naissance de la photographie ? Les images, alors, couraient le monde sous des identités fallacieuses. Rien ne leur répugnait plus que de demeurer captives, identiques à soi, dans un tableau, une photographie, une gravure, sous le signe d’un auteur. Nul support, nul langage, nulle syntaxe stable ne pouvaient les retenir ; de leur naissance ou de leur dernière halte, elles savaient toujours s’évader par de nouvelles techniques de transposition. De ces migrations et de ces retours, nul ne prenait ombrage, sauf peut-être quelques peintres jaloux, quelque critique amer (et Baudelaire, bien sûr).

Quelques exemples de ces jeux du XIXe siècle : jeux imaginaires – je veux dire, qui savaient fabriquer, transformer et faire courir les images : jeux sophistiqués, parfois, mais souvent populaires.

Rehausser, bien sûr, un portrait ou un paysage photographié de quelques éléments d’aquarelle ou de pastel.

Peindre des décors, des ruines, des forêts, des lierres ou des ruisseaux à l’arrièr-plan des personnages photographiés, comme le faisait Claudet, dès 1841, et Mayall, un peu plus tard, dans les daguerréotypes qu’il exposait au Crystal Palace, pour illustrer « la poésie et le sentiment », ou pour montrer Bède le Vénérable bénissant un enfant anglo-saxon.

Reconstituer en studio une scène assez analogue à un tableau réel ou assez proche du style d’un peintre, pour faire croire que cette scène photographiée n’était que la photographie d’un tableau réel ou possible. Ce qu’avait fait Reijlander pour la Madone de Raphaël. Ce que faisaient Julia Margarets Cameron pour le Pérugin, Richard Polack pour Pieter de Hoogh, Paul Richier pour Bôcklin, Fred Boissonas pour Rembrandt, et Lejaren à Hiller pour toutes les Dépositions de croix du monde.

Composer un tableau vivant à partir d’un livre, d’un poème, d’une légende, et le photographier pour en faire l’équivalent d’une gravure illustrant un livre : ainsi, William Lake Price photographiait don Quichotte et Robinson Crusoé ; J.M. Cameron répondait à Gustave Doré en illustrant Tennyson et en prenant un cliché du roi Arthur.

Photographier différentes figures sur des négatifs séparés et les développer pour en faire une composition unique, comme Reij-lander l’avait fait, en six semaines et trente négatifs, pour ce qui fut alors la plus grande photographie du monde : Les Deux Chemins de la vie devaient répondre à la fois à Raphaël et à Couture, à YÊcole d’Athènes et aux Romains de la décadence.

Dessiner au crayon l’esquisse d’une scène, en reconstituer dans la réalité les différents éléments, les photographier les uns après les autres, découper les clichés au ciseau, les coller à leur place sur le dessin, rephotographier l’ensemble. C’était la technique utilisée pendant plus de trente ans par Robinson – dans Lady of Shalott (1861) comme dans Dawn and Sunset (1885).

Travailler le négatif – et cela surtout depuis Rouillé-Ledevèze avec l’utilisation de la gomme bichromatée – pour obtenir des photo-tableaux impressionnistes comme Demarchy en France, Emerson en Angleterre, Heinrich Kühn en Allemagne.

Et à toutes ces merveilles de haute époque il faudrait ajouter, depuis les plaques sèches et les appareils à bon marché, les innombrables tours des amateurs : photo-montages ; dessins à l’encre de Chine qui repassent les contours et les ombres d’une photographie qu’on fait ensuite disparaître dans un bain de bichlorure de mercure ; photographie utilisée comme une esquisse qu’on peint ensuite par empâtement, ou qu’on recouvre d’un glacis qui la teinte sans en absorber le modelé, laissant jouer ombres et lumières sous la transparence des couleurs extrêmement diluées ; photographie développée sur un tissu de soie (sensibilisée par une préparation de chlorure de cadmium, de benjoin et de mastic de larmes) ou encore sur une coquille d’œuf traitée au nitrate d’argent – procédé que les manuels recommandaient très vivement à qui voulait obtenir une photographie de famille en dégradé ; cliché sur abat-jour, sur verre de lampe, sur porcelaine ; dessins photogéniques à la manière de Fox Talbot ou de Bayard ; photopeinture, photominiature, photogravure, céramique photographique.

Broutilles, mauvais goût d’amateur, jeux de salon ou de famille ? Oui et non. Il y a eu, vers les années 1860-1900, ouverte à tous, une pratique commune de l’image, aux confins de la peinture et de la photographie ; les codes puritains de l’art l’ont désavouée au xx'.

Mais on s’amusait bien de tous ces procédés menus qui riaient de l’Art. Désir de l’image partout, et par tous les moyens, plaisir de l’image. Joyeux moment où le plus grand, sans doute, de tous ces contrebandiers, Robinson, écrivait : « À l’heure actuelle, on peut dire que tous ceux qui s’adonnent à la photographie n’ont plus un désir, quel qu’il soit, nécessaire ou futile, qui n’ait été satisfait *. » Les jeux de la fête se sont éteints. Tous les entours techniques de la photographie que les amateurs maîtrisaient et qui leur permettaient tant de passages frauduleux, ont été annexés par les techniciens, les laboratoires et les commerçants ; les uns « prennent » la photo, les autres la « livrent » ; plus personne pour « délivrer » l’image. Les professionnels de la photo se sont repliés sur l’austérité d’un « art » que ses règles internes doivent retenir du délit de copiage.

La peinture, de son côté, a entrepris de détruire l’image, non sans dire qu’elle s’en affranchissait. Et des discours moroses nous ont appris qu’il fallait préférer à la ronde des ressemblances la découpe du signe, à la course des simulacres l’ordre des syntagmes, à la fuite folle de l’imaginaire le régime gris du symbolique. On a essayé de nous convaincre que l’image, le spectacle, le semblant et le faux-semblant, ce n’était pas bien, ni théoriquement ni esthétiquement. Et qu’il était indigne de ne point mépriser toutes ces fariboles.

Moyennant quoi, privés de la possibilité technique de fabriquer des images, astreints à l’esthétique d’un art sans image, pliés à l’obligation théorique de disqualifier les images, assignés à ne lire les images que comme un langage, nous pouvions être livrés, pieds et poings liés, à la force d’autres images – politiques, commerciales – sur lesquelles nous étions sans pouvoir.

Comment retrouver le jeu d’autrefois ? Comment réapprendre non pas simplement à déchiffrer ou à détourner les images qu’on nous impose, mais à en fabriquer de toutes sortes ? Non pas seulement à faire d’autres films ou de meilleures photos, non pas simplement à retrouver le figuratif dans la peinture, mais à mettre les images en circulation, à les faire transiter, à les travestir, à les déformer, à les chauffer au rouge, à les glacer, à les démultiplier ? Bannir l’ennui de l’Écriture, lever les privilèges du signifiant, congédier le formalisme de la non-image, dégeler les contenus, et jouer, en toute science et plaisir, dans, avec, contre les pouvoirs de l’image.



1. Éléments de photographie artistique (trad. fr., 1898).

L’amour des images, le pop et l’hyperréalisme nous l’ont réap-pris. Et non point par un retour à la figuration, non point par une redécouverte de l’objet, avec sa densité réelle, mais par un branchement sur la circulation indéfinie des images. L’usage retrouvé de la photographie est une manière de ne pas peindre une star, une motocyclette, un magasin ou le modelé d’un pneu ; c’est une manière de peindre leur image et de la faire valoir, dans un tableau, comme image.

Quand Delacroix se constituait des albums de photographies de nus, quand Degas utilisait des instantanés, Aimé Morot, des clichés de chevaux au galop, il s’agissait pour eux de mieux repérer l’objet. Us cherchaient sur lui-même une prise plus juste, mieux assise, plus mesurable. C’était une manière de prolonger les anciennes techniques de la chambre obscure et de la chambre claire.

Le rapport du peintre à ce qu’il peignait s’en trouvant relayé, aidé, assuré. Les gens du pop, ceux de l’hyperréalisme peignent des images. Ils n’intègrent pas les images à leur technique de peinture, ils la prolongent dans un grand bain d’images. C’est leur peinture qui fait relais dans cette course sans fin. Ils peignent des images en deux sens. Comme on dit : peindre un arbre, peindre un visage ; qu’ils utilisent un négatif, une diapositive, une photo développée, une ombre chinoise, peu importe ; ils ne vont pas chercher derrière l’image ce qu’elle représente et qu’ils n’ont peut-être jamais vu ; ils captent des images et rien d’autre. Mais ils peignent aussi des images, comme on dit peindre un tableau ; car ce qu’ils ont produit au terme de leur travail, ce n’est pas un tableau construit à partir d’une photographie, ni une photographie maquillée en tableau, mais une image saisie dans la trajectoire qui la mène de la photographie au tableau.

Bien mieux que les jeux d’autrefois – ils restaient un peu louches, sentaient parfois la fraude, adoraient l’hypocrisie –, la nouvelle peinture se meut avec allégresse dans le mouvement des images qu’elle fait elle-même tourner. Mais Fromanger à son tour va plus loin, et plus vite.

Sa méthode de travail est significative. D’abord, ne pas prendre une photo qui « fasse » tableau. Mais une photo « quelconque » ; après avoir longtemps utilisé des clichés de presse, Fromanger maintenant fait prendre des photos dans la rue, photos de hasard, effectuées un peu à l’aveugle, photos qui ne s’accrochent à rien, qui n’ont pas de centres ni d’objets privilégiés. Et qui ne sont donc commandées par rien d’extérieur. Images prélevées comme une pellicule sur le mouvement anonyme de ce qui se passe. On ne trouve donc pas chez Fromanger cette composition en tableau ou cette présence virtuelle du tableau qui organisent souvent les photographies dont se servent Estes ou Cottingham. Ses images sont vierges de toute complicité avec le futur tableau. Puis, pendant des heures, dans l’obscurité, il s’enferme avec la diapositive projetée sur un écran : il regarde, il contemple. Ce qu’il cherche ? Non pas tellement ce qui avait pu se passer au moment où la photo a été prise ; mais l’événement qui a lieu, et qui continue sans cesse d’avoir lieu sur l’image, du fait même de l’image ; l’événement qui transite sur des regards entrecroisés, dans une main qui saisit une poignée de billets, le long d’une ligne de force entre un gant et un boulon, à travers l’invasion d’un corps par un paysage. Toujours, en tous cas, un événement unique, qui est celui de l’image, et qui la rend, plus que chez Sait ou Goings, absolument unique : reproductible, irremplaçable et aléatoire.

C’est cet événement, intérieur à l’image, que le travail de Fro-manger va faire exister. La plupart des peintres qui ont recours aux diapositives s’en servent, comme Guardi, Canaletto et tant d’autres se servaient de la chambre noire : pour retracer au crayon l’image projetée sur l’écran et obtenir ainsi une esquisse parfaitement exacte ; donc, pour capter une forme. Fromanger, lui, élide le relais du dessin. Il applique directement la peinture sur l’écran de projection, sans donner à la couleur d’autre appui qu’une ombre – ce fragile dessin sans tracé, tout près de s’évanouir. Et les couleurs, avec leurs différences (les chauds et les froids, celles qui brûlent et celles qui glacent, celles qui avancent et celles qui reculent, celles qui bougent et celles qui stagnent), établissent des distances, des tensions, des centres d’attraction et de répulsion, des régions hautes et basses, des différences de potentiel. Leur rôle, lorsqu’elles viennent s’appliquer sur la photo, sans le relais du dessin et de la forme ? Créer un événement-tableau sur l’événement-photo. Susciter un événement qui transmette et magnifie l’autre, qui se combine avec lui et donne lieu, pour tous ceux qui viendront le regarder, et pour chaque regard singulier posé sur lui, à une série illimitée de passages nouveaux. Créer par le court-circuit photocouleur, non pas l’identité truquée de l’ancienne photo-peinture, mais un foyer pour des myriades d’images en jaillissement.

Des détenus révoltés sur un toit : une photo de presse partout reproduite. Mais qui donc a vu ce qui s’y passe ? Quel commentaire a jamais délivré l’événement unique et multiple qui circule en elle ? En jetant un semis de taches multicolores, dont l’emplacement et les valeurs sont calculés non par rapport à la toile, Fromanger tire de la photo d’innombrables fêtes.

Il le dit lui-même : pour lui, le moment le plus intense et le plus inquiétant, c’est celui où, le travail terminé, il éteint la lampe de projection, fait disparaître la photo qu’il vient de peindre et laisse sa toile exister « toute seule ». Moment décisif où, le courant coupé, c’est la peinture, par ses seuls pouvoirs, qui doit laisser passer l’événement et faire exister l’image. À elle, désormais, à ses couleurs, les puissances de l’électricité ; à elle, la responsabilité de toutes les fêtes qu’elle allumera. Dans le mouvement par lequel le peintre ôte à son tableau son support photographié, l’événement lui file entre les mains, fuse en gerbe, acquiert sa vitesse infinie, joint instantanément et multiplie les points et les temps, suscite un peuple de gestes et de regards, trace entre eux mille chemins possibles – et fait précisément que sa peinture, sortant de la nuit, ne sera plus jamais « toute seule ». Une peinture peuplée de mille extérieurs présents et futurs.

Les tableaux de Fromanger ne captent pas d’images ; ils ne les fixent pas ; ils les font passer. Ils les amènent, les attirent, leur ouvrent des passages, leur raccourcissent les voies, leur permettent de brûler les étapes et les lancent à tout vent. La série photo-diapositive-projection-peinture, qui est présente dans chaque tableau, a pour fonction d’assurer le transit d’une image. Chaque tableau est un passage ; un instantané qui, au lieu d’être prélevé par la photographie sur le mouvement de la chose, anime, concentre et intensifie le mouvement de l’image à travers ses supports successifs. La peinture comme fronde à images. Fronde qui devient avec le temps de plus en plus rapide. Fromanger n’a plus besoin des balises ou repères qu’il avait jusqu’ici conservés. Dans le Boulevard des Italiens, dans Le Peintre et le Modèle, dans Annoncez la couleur, il peignait des rues – lieu de naissance des images, images elles-mêmes. Dans Le Désir est partout, les images ont bien été pour la plupart prélevées sur la rue, et nommées parfois d’un nom de rue. Mais la rue n’est pas donnée dans l’image. Non qu’elle soit absente. Mais parce qu’elle est intégrée en quelque sorte à la technique du peintre. Le peintre, son regard, le photographe qui l’accompagne, son appareil, le cliché qu’ils ont pris, la toile, tout cela constitue une sorte de longue rue à la fois peuplée et rapide où les images s’avancent et dévalent jusqu’à nous. Les tableaux n’ont plus besoin de représenter la rue ; ils sont des rues, des routes, des chemins à travers les continents, jusqu’au cœur de la Chine ou de l’Afrique.

Multiples rues, innombrables événements, images différentes qui s’échappent d’une même photo. Dans les expositions précédentes, Fromanger constituait ses séries à partir de photos différentes les unes des autres, mais traitées par des procédés techniques analogues : comme les images d’une même promenade. Ici, pour la première fois, on a une série composée à partir d’une même photo : celle du balayeur noir, à la porte de sa benne (et qui n’était elle-même qu’une petite image prélevée dans le coin d’un cliché beaucoup plus grand) ; cette tête noire et ronde, ce regard, ce manche de balai en diagonale, le gros gant posé dessus, le métal de la benne, les ferrures de la porte, et le rapport instantané de tous ces éléments, formaient déjà événement ; mais la peinture, par des procédés chaque fois différents et qui ne se répètent presque jamais, découvre en outre et libère toute une série d’événements enfouis dans le lointain : la pluie dans la forêt, la place du village, le désert, le grouillement d’un peuple. Des images, que le spectateur ne voit pas, viennent du fond de l’espace, et par le ressort d’une force obscure réussissent à jaillir d’une photo unique, pour diverger dans des tableaux différents dont chacun à son tour pourrait donner lieu à une nouvelle série, à une nouvelle dispersion des événements.

Profondeur de la photographie à laquelle la peinture arrache des secrets inconnus ? Non pas ; mais ouverture de la photographie par la peinture qui appelle et fait transiter par elle des images illimitées.

Dans ce buissonnement indéfini, il n’est plus besoin que le peintre se représente lui-même comme une ombre grise dans son tableau. Autrefois, cette présence sombre du peintre (passant dans la rue, se profilant entre la diapositive projetée et l’écran sur lequel il peint, pour finalement demeurer sur la toile) servait en quelque sorte de relais, de point d’épinglage de la photographie sur la toile. Désormais (nouveau dépouillement, nouvelle légèreté, nouvelle accélération), l’image est propulsée par un artificier dont on ne voit même plus l’ombre. Elle vient par le court chemin, lancée de son point d’origine – la montagne, la mer, la Chine – jusqu’à notre porte – et avec des cadrages variés où le peintre n’a plus de place (très gros plan sur la serrure d’une porte de prison, sur une poignée de billets de banque entre la grosse main d’un boucher et celle d’une petite fille ; l’immense paysage de montagne, démesuré par rapport aux personnages minuscules qui s’y trouvent et que seuls des points de couleur parviennent à signaler).

Transhumance autonome de l’image qui circule jusqu’à nous selon les mêmes voies de désir que les personnages qui s’y montrent, s’arrêtent au bord de la mer, regardent un enfant à la mitraillette ou rêvent au troupeau d’éléphants.

Nous sortons maintenant de cette longue période où la peinture n’a pas cessé de se minimiser comme peinture, pour se « purifier », s’exaspérer comme art. Peut-être, avec la nouvelle peinture « photogénique », se moque-t-elle enfin de cette part d’elle-même qui recherchait le geste intransitif, le signe pur, la « trace ». La voici qui accepte de devenir lieu de passage, infinie transition, peinture peuplée et passante. Et voilà qu’en s’ouvrant à tant d’événements qu’elle relance elle s’intégre à toutes les techniques de l’image ; elle renoue parenté avec elles, pour se brancher sur elles, les amplifier, les démultiplier, les inquiéter ou les faire dévier. Autour d’elle se dessine un champ ouvert où les peintres ne peuvent plus être seuls, ni la peinture souveraine unique ; là, ils retrouveront la foule de tous les amateurs, artificiers, manipulateurs, contrebandiers, voleurs, pillards d’images ; et ils pourront rire du vieux Baudelaire, et retourner en plaisir ses mépris d’esthète : « à partir de ce moment, disait-il à propos de l’invention de la photographie, la foule immonde se rua comme un seul narcisse pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil ». Que Fromanger soit donc pour nous l’un de ces fabricants de soleil.

Désormais, pouvoir « tout peindre » ? Oui. Mais c’est peut-être là encore une affirmation et une volonté de peintre. Si on disait plutôt : que tout le monde entre donc dans le jeu des images et se mette à y jouer.

Deux tableaux terminent l’exposition d’aujourd’hui. Deux foyers de désirs. À Versailles : lustre, lumière, éclat, déguisement, reflet, glace ; en ce haut lieu où les formes devaient être ritualisées dans la somptuosité du pouvoir, tout se décompose de l’éclat même du faste, et l’image libère un envol de couleurs. Feux d’artifice royaux, Haendel tombe en pluie ; bar aux Folies-Royales, le miroir de Manet éclate ; Prince travesti, le courtisan est une courtisane. Le plus grand poète du monde officie, et les images réglées de l’étiquette fuient au galop ne laissant derrière elles que l’événement de leur passage, la cavalcade des couleurs parties ailleurs.

À l’autre bout des steppes, à Hu-Xian, le paysan-peintre-amateur s’applique. Ni miroir ni lustre. Sa fenêtre n’ouvre sur aucun paysage, mais sur quatre à-plats de couleur qui se transposent dans la lumière où il baigne. De la cour à la discipline, du plus grand poète du monde au sept cent millionième amateur docile s’échappe une multitude d’images, et c’est le court-circuit de la peinture.

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