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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 4권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome II, 159. À propos de Marguerite Duras

by 상겔스 2024. 6. 26.
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159. À propos de Marguerite Duras


« À propos de Marguerite Duras » (entretien avec H. Cixous), Cahiers Renaud-Barrault, n° 89, octobre 1975, pp. 8-22.

M. Foucault : Depuis ce matin, je suis un peu inquiet à l’idée de parler de Marguerite Duras. La lecture que j’en ai faite, les films d’elle que j’ai vus m’ont laissé, me laissent toujours une impression très forte. La présence de l’œuvre de Marguerite Duras reste très intense, aussi éloignées qu’aient été mes lectures ; et puis voilà qu’au moment d’en parler j’ai l’impression que tout m’échappe. Une espèce de force nue contre laquelle on vient glisser, sur laquelle les mains n’ont pas de prise. C’est la présence de cette force, cette force mobile et lisse, de cette présence en même temps fuyante, c’est ça qui m’empêche d’en parler, et qui sans doute m’attache à elle.

H. Cixous : J’ai eu un peu le même sentiment tout à l’heure. J’ai repris tous les textes de Marguerite Duras, que j’ai lus plusieurs fois, et dont je me disais, naïvement : je les connais bien. Or on ne peut pas connaître Marguerite Duras, on ne peut pas la saisir. Je me dis : je connais, j’ai lu, et je m’aperçois que je n’ai pas « retenu ». C’est peut-être ça : il y a un effet Duras, et cet effet Duras, c’est que quelque chose s’écoule qui est très puissant. Peut-être son texte est fait pour ça, pour que ça s’écoule, pour que ce ne soit pas retenu, comme ses personnages qui s’écoulent hors d’eux-mêmes toujours. Ce que je « retiens » donc, c’est cette impression. Cela a été pour moi une leçon. Elle m’a appris quelque chose qui dépasse presque le texte, bien que ce soit un effet d’écriture, quant à un certain épanchement.

Je m’étais interrogée sur le mystère de ce qui, dans son texte, attache : il y a des points, dans ces textes, qui touchent, et qui, pour moi, se rattachent de toute manière à la séduction ; ça t’attache très fort, ça te prend, ça t’emporte. Il m’était resté, par exemple, d’un livre une image : il s’agit de Moderato cantahile 292, l’image de l’échancrure d’un corsage de femme. J’ai projeté un sein – mais je ne sais pas si on le voyait – duquel surgit une fleur. Tout mon regard se greffe là-dessus, et tu atteins la femme, et tu es retenu en elle par cette fleur et par ce sein. Et je me disais : finalement, tout ce livre aura été écrit comme s’il devait aboutir à cette image qui prend. Et, donc, l’espace du livre, qui est en même temps le désert, qui est du sable, qui est de la plage, qui est de la vie désintégrée, nous mène à quelque chose de tout petit, qui en même temps est formidablement valorisé, qui est émis comme ça en corps ou en chair de façon fulgurante. Ce que Marguerite Duras invente, c’est ce que j’appellerai : l’art de la pauvreté. Petit à petit, il y a un tel travail d’abandon des richesses, des monuments, au fur et à mesure qu’on avance dans son œuvre, et je crois qu’elle en est consciente, c’est-à-dire qu’elle dépouille de plus en plus, elle met de moins en moins de décor, d’ameublement, d’objets, et alors c’est tellement pauvre qu’à la fin quelque chose s’inscrit, reste, et puis ramasse, rassemble tout ce qui ne veut pas mourir. C’est comme si tous nos désirs se réinvestissaient sur quelque chose de tout petit qui devient aussi grand que l’amour. Je ne peux pas dire l’univers, mais l’amour. Et cet amour, c’est ce rien qui est tout. Tu ne crois pas que c’est comme ça que ça fonctionne ?

M. Foucault : Oui. Je crois que tu as tout à fait raison. Et l’analyse que tu fais là est très belle. On voit assez bien ce qui a porté une œuvre comme celle-là, depuis Blanchot, qui, je pense, a été très important pour elle, et à travers Beckett. Cet art de la pauvreté, ou encore ce qu’on pourrait appeler : la mémoire sans souvenir. Le discours est entièrement chez Blanchot, comme chez Duras, dans la dimension de la mémoire, d’une mémoire qui a été entièrement purifiée de tout souvenir, qui n’est plus qu’une sorte de brouillard, renvoyant perpétuellement à de la mémoire, une mémoire sur de la mémoire, et chaque mémoire effaçant tout souvenir, et cela indéfiniment.

Alors comment une œuvre comme celle-là a-t-elle pu brusquement s’inscrire dans le cinéma, produire une œuvre cinématographique, qui est, je crois, aussi importante que l’œuvre littéraire ?

Et avec des images et des personnages arriver à cet art de la pauvreté, à cette mémoire sans souvenirs, à cette espèce de dehors qui, finalement, ne se cristallise, en effet, que dans un geste, un regard ?

H. Cixous : Je pense que l’autre puissance qu’elle dégage, c’est son rapport au regard. C’est ce qui m’avait arrêtée d’abord dans ma lecture. Je n’ai pas lu Marguerite Duras facilement au départ. Je l’ai lue en résistant, parce que me déplaisait la position dans laquelle elle me mettait. Car la position dans laquelle elle attire, « met » les gens, je ne me résous pas à l’occuper sans un certain déplaisir. Il a fallu que je franchisse ça. Je crois que c’est le rapport au regard. Tu disais : mémoire sans souvenirs. C’est ça. Le travail qu’elle fait, c’est un travail de perte ; comme si la perte était inachevable ; c’est très paradoxal. Comme si la perte n’était jamais assez perdue, tu as toujours à perdre. C’est toujours dans ce sens que ça va.

Alors, sa mémoire sans souvenirs, oui, c’est comme si la mémoire n’arrivait pas à se présenter, comme si le passé était tellement passé que, pour qu’il y ait souvenir, il faille aller au passé. Être passé. Le passé ne revient pas. C’est quelque chose de monstrueux, c’est impossible à penser et c’est pourtant ça, je crois. Et, dans l’image, qu’est-ce que ça donne ? Ça donne un regard d’une intensité extrême, parce qu’il n’arrive pas à re-garder. C’est un regard qui n’arrive pas à garder. Tu as partout ces personnages « regardés », ça aussi, c’était l’une des choses qui me gênait, avant que j’aie réussi à accepter ce qu’elle demande : c’est-à-dire la passivité la plus extrême. Ces personnages viennent les uns sur les autres avec le regard qui vient sur l’autre, qui est une demande qui ne demande rien. Elle a des formules très belles qui sont toujours des formules passives : quelqu’un est regardé. « Elle » est regardée, elle ne sait pas qu’elle est regardée. D’une part, le regard vient sur un sujet qui ne reçoit pas le regard, qui est tellement lui-même sans images qu’il n’a pas de quoi refléter un regard. Et, d’autre part, celui qui regarde est également quelqu’un de si pauvre et de si coupé, il voudrait pouvoir attraper comme on fait avec le regard, il voudrait capter. Toujours pareil, c’est ce sable qui coule…

M. Foucault : Est-ce que tu dirais qu’il coule de la même façon dans les films et dans les livres ? Dans les livres, c’est une perpétuelle annulation dès que quelque chose, comme une présence, commence à s’esquisser ; la présence se cache derrière ses propres gestes, ses propres regards, et elle se dissout ; il ne reste plus qu’une espèce d’éclat qui renvoie à un autre éclat, et le moindre appel au souvenir a été annulé. Et puis dans les films, au contraire, il me semble que c’est des surgissements. Des surgissements sans qu’il y

ait jamais aucune présence, mais c’est le surgissement d’un geste, le surgissement d’un œil, c’est un personnage qui sort de la brume ; je pense à Francis Bacon. Il me semble que ses films sont un peu apparentés à Bacon comme ses romans à Blanchot : d’un côté, l’annulation ; de l’autre, le surgissement.

H. Cixous : D’ailleurs, ça va ensemble. Quant aux films, je n’en ai vu que deux. J’ai vu Détruire dit-elle 293 et India Song 294, qui sont très différents.

M. Foucault : Parle-moi d’india Song. Je ne l’ai pas vu.

H. Cixous : J’ai adoré ce film et cependant je sens qu’il m’a traversée. Ce qu’il me reste d’india Song ? India Song est un film qui a une dimension tout à fait singulière, même pour Marguerite Duras, parce que c’est un film où il y a une jouissance absolument intense. Marguerite Duras a réussi à faire un coup fabuleux pour tout être humain, c’est-à-dire à mettre en scène ce que je considère comme son fantasme fondamental. Elle s’est donné à elle-même à voir ce qu’elle a toujours regardé sans arriver à le garder. Il y a une chose dont on n’a pas parlé, et qui m’importe beaucoup, c’est que tout ce qu’écrit Marguerite Duras, et qui est tellement le dépouillement, qui est tellement justement la perte, est en même temps fantastiquement érotique, parce que Marguerite Duras, c’est quelqu’un qui est fasciné. Je ne peux pas m’empêcher de dire « elle », parce que c’est elle qui pousse. La fascination, ça va avec la pauvreté. Elle est fascinée, elle est comme attrapée par quelque chose, dans quelqu’un, d’absolument énigmatique et qui fait que tout le reste du monde tombe en poussière. Il ne reste plus rien.

Ça pourrait être une fascination religieuse ; d’ailleurs, il y a une dimension religieuse chez elle ; seulement, ce qui la fascine, on le découvre peu à peu, je crois qu’elle-même le découvre ou fait découvrir, c’est un mélange d’érotisme qui touche à la chair de la femme – ça passe vraiment par ce qu’il peut y avoir de bouleversant et de beau dans quelque chose de la femme qui est indéfinissable – et puis de mort. Et ça se confond. Donc, ça se perd à nouveau. Comme si la mort enveloppait la vie, la beauté, avec la terrible tendresse de l’amour. Comme si la mort aimait la vie.

India Song, c’est comme si elle se voyait, comme on se donne, c’est comme si elle se « la » voyait enfin celle qui l’a toujours fascinée. Et c’est une sorte de soleil très noir : au centre, il y a la fameuse dame, celle qui draine tous les désirs dans tous les livres. De texte

en texte, ça s’engouffre, il y a un gouffre. C’est un corps de femme qui ne se connaît pas lui-même, mais qui sait quelque chose dans le noir, qui sait le noir, qui sait la mort. Elle est là, elle est incarnée, et à nouveau il y a ce soleil à l’envers, puisque tous les rayons qui sont des rayons mâles viennent se greffer sur ce gouffre qu’elle est, rayonnent vers elle. Évidemment, le film déplace l’impact des livres, puisque, là, il y a des visages. Tu ne peux pas ne pas les voir. Alors que dans les livres ils sont toujours indiqués comme non visibles, comme éparpillés, déjà.

M. Foucault : Oui, c’est ça. Alors que la visibilité des films n’est tout de même pas celle d’une présence. Je ne sais pas si Lonsdale joue dans ce film. J’imagine, car c’est tellement un acteur pour Marguerite Duras. Il a en lui une espèce d’épaisseur de brouillard. On ne sait pas quelle forme il a. On ne sait pas quel visage il a. Est-ce que Lonsdale a un nez, est-ce que Lonsdale a un menton ? Est-ce qu’il a un sourire ? Tout ça, je n’en sais rigoureusement rien. Il est épais et massif comme un brouillard sans forme, et puis de là surgissent ces sortes de vrombissements qui viennent on ne sait d’où, et qui sont sa voix, ou encore ses gestes qui ne sont accrochés nulle part, qui traversent l’écran et qui viennent jusqu’à vous. Une espèce de troisième dimension, où il n’y aurait plus que la troisième dimension et pas les deux autres pour l’appuyer, de sorte que c’est toujours en avant, c’est toujours entre l’écran et vous, ce n’est jamais ni sur ni dans l’écran. C’est ça, Lonsdale. Il me semble que Lonsdale fait absolument corps avec le texte de Duras, ou plutôt avec ce mélange texte/image.

H. Cixous : Il est en effet lui-même (en) personne. Il est l’incertitude en personne ; du moins, l’incertain en personne. L’incertitude, c’est déjà beaucoup trop. Et, en effet, il est là. Il est admirable comme perdu, comme il est perdu.

M. Foucault : Il est à la fois coton et plomb.

H. Cixous : Et il a sa voix. Et il est doué de voix. C’est très important, c’est comme s’il y avait un déplacement d’accent. Ce qui dans le livre est regard, regard coupé toujours, un regard qui n’arrive pas, dans le film, c’est voix, puisque finalement India Song, c’est song, c’est chant.

Quand on voit India Song, on se dit que le visuel qui est très beau, très érotique, en même temps très flou, qui est justement parfaitement séducteur, puisqu’il est là sans être là, est entièrement lové dans une trame de voix permanente.

Elle a admirablement travaillé les voix, et ce sont ces fameuses voix errantes, ces voix qui sont sans corps. Il y a des corps sans voix et des voix sans corps. Les voix sont comme des oiseaux qui viennent comme ça constamment autour, qui sont très belles, très travaillées, ce sont des voix très douces, des voix de femmes comme un chœur, mais comme un antichœur, c’est-à-dire, ce sont des voix qui volettent, qui viennent d’ailleurs, et cet ailleurs, c’est évidemment le temps. Mais un temps qui est irrepérable, si bien que, si on n’est pas très attentif, il se produit ce phénomène de confusion entre la voix : puisqu’elle retentit maintenant, elle apparaît comme présente et, en réalité, elle est une voix du passé, c’est-à-dire qui raconte, qui ramène. Les voix prennent ce que tu vois et le renvoient dans un passé qui lui-même reste l’indéterminé.

M. Foucault : Là, on retrouve quelque chose qui était très fort dans les romans de Duras, c’est ce qu’on appelle traditionnellement le dialogue. Dans les romans de Marguerite Duras, ils n’ont pas du tout la même position, la même stature, le même type d’insertion que dans un roman traditionnel, car le dialogue n’est pas pris dans l’intrigue, il ne vient pas rompre le récit, il est dans une position toujours très incertaine, le traversant, le démentant, arrivant d’en deçà ou d’au-delà. Il n’est absolument pas à la même hauteur que le texte et il produit un effet de brume et de flottement tout autour de ce qui est non dialogué et de ce qui a l’air d’être dit par l’auteur.

H. Cixous : C’est tout à fait vrai. Ça vient des enjeux ou des affects de ses textes, puisque, finalement, ce qui est poussé, ce qui est soupiré à travers tous ces textes, c’est qu’on parle à partir de… Ce problème du temps, mémoire, passé, etc., et puis à partir d’un désespoir absolument infini, épouvantable, qui est en même temps un désespoir coupé, c’est-à-dire un désespoir qui ne peut même pas s’appeler désespoir, car il serait déjà en train d’être récupéré, il y aurait déjà un travail de deuil. Il n’y a pas même de possibilité, ou de volonté, de faire du travail de deuil. Donc, à la place des dialogues qu’on trouverait dans n’importe quel roman, il y a des échanges. C’est ça, d’ailleurs, l’amour : que, malgré tout, ils arrivent à échanger quelque part. Et ces échanges se font à partir de leur fonds commun de malheur. Et puis à partir toujours de leur rapport à la mort, qui, dirait-on, les appelle. Dans presque tous les textes, parce qu’il y en a un qui échappe à ça. J’avance cela un peu de façon aventureuse : il me semble qu’il y a un texte qui ne conduit pas à la plage du sans fin où tout le monde s’abîme, c’est Détruire dit-elle. Là, il y a au contraire comme une sorte de gaieté qui se dégage, une gaieté sur fond de violence, bien sûr, mais entre les trois êtres étranges qui se maintiennent au-dessus des autres pendant tout le temps, qui sont actifs, alors que les autres sont passifs ou dépassés, c’est-à-dire la trinité que représentent Stein et Thor et Alissa, il y a quelque chose qui communique, qui circule tout le temps, et qui triomphe. Il y a du rire, et cela se termine par la phrase « dit-elle », cela se termine par du rire et de la musique.

M. Foucault : Tu as l’impression que ça, c’est quelque chose d’unique dans l’œuvre de Marguerite Duras.

Cette espèce de rire, on ne peut pas dire gaieté, comment qualifier cette espèce de pétillement qui court ? parce que tu parlais d’échange tout à l’heure, j’ai un tout petit peu tiqué sur le mot « échange », car il n’y a aucune réciprocité, ça circule. C’est plutôt une sorte de jeu de furet, mais un jeu où le furet aurait aussi son autonomie, on le passe volontairement à l’autre, et l’autre le reçoit, il est bien obligé de le recevoir, mais il arrive aussi que, dans le jeu de Marguerite Duras, le furet saute spontanément d’une main dans l’autre sans que ni l’un ni l’autre ne soient responsables. En tout cas, ça circule. Il y a des ruses du furet, il y a des ruses des gens avec le furet. Il y a une perpétuelle ironie, une drôlerie qui, sur ce fond de ce que, je crois, tu as raison d’appeler le désespoir, fait tout de même scintiller les textes, les sourires, les gestes, ça miroite un peu comme une mer.

H. Cixous : On pourrait dire ça de Détruire dit-elle, où il y a une ironie terrible. Les autres, je ne les lis pas avec du drôle, mais, enfin, c’est peut-être moi qui manque quelque chose. Je les lis comme une sorte de chant de la mélancolie, de chant de la mort. S’il y a du drôle, c’est par épisodes, mais c’est du latéral. Tout ce qui est le social, tout ce qui est le socioculturel, ces scènes extraordinaires, qui sont vraiment « croquées », d’ambassade, de cocktails, que tu as en trois signifiants toc, du toc… Mais ce qui passe par les êtres, par ce qu’il reste de ces êtres, je n’y vois rien de drôle. J’y vois quelque chose qui n’est pas fermé, j’y vois une sorte de générosité infinie. Infinie, parce que tout le monde est reçu au niveau de la pauvreté, tout ce qui a tout perdu est reçu. Ça ne se ferme pas, ça s’ouvre à l’infini, mais à l’infini de la douleur.

M. Foucault : « Drôle », tu sais, j’ai hésité sur le mot. Je ne veux pas le défendre. Ce n’est, pour moi, pas incompatible ni avec « douleur », en effet, ni même avec l’histoire, enfin, certainement pas avec « souffrance ». Il y a une drôlerie de la douleur, il y a une drôlerie de la souffrance, une drôlerie de la mort. Drôle, tu sais, au sens de quelque chose d’étrange, de vif, d’insaisissable. « C’est drôle », inquiétant.

H. Cixous : C’est ta sensibilité qui perçoit ça, je le perçois comme

horreur. C’est peut-être parce que je me sens profondément menacée par les textes de Marguerite Duras. « Je ne veux pas de ça », me dis-je. Je ne veux pas qu’il y ait des gens comme ça. Pour moi, ce qui est marqué là, c’est l’impuissance. Une impuissance qui n’est rachetée – bien qu’il ne s’agisse pas de rachat –, qui ne m’est rendue, personnellement, tolérable que parce qu’elle est humble, qu’elle déploie en même temps une quantité d’amour extraordinaire. C’est ça qui est beau.

Tout à l’heure, tu disais : le mot « échange » n’est pas bon, c’est vrai. C’est que, dans la pauvreté de la langue aussi, ils se touchent. Qui ? Ils ? Ces êtres humains, ces errants qui, à travers une terre très vaste, se touchent. Se caressent, s’effleurent. C’est bouleversant. Ce que j’aime chez elle, c’est que ce rapport de tact existe tout le temps.

Voilà ce que je vois dans India Song. Anne-Marie Stretter, je crois me rappeler qu’elle jouait du piano quand elle était jeune, enfin qu’elle faisait de la musique. Et puis elle n’en fait plus et, en même temps, elle est entourée par ces hommes, je ne sais plus combien il y en a. Enfin, ils sont plusieurs. Et tous s’engouffrent en elle qui n’est pas un gouffre mortel parce qu’elle ne veut pas de mal, parce qu’elle ne prend pas. Et, en même temps, sans appeler, elle appelle, parce qu’elle est justement celle qui a renoncé à tout, alors qu’eux n’ont pas encore renoncé à tout puisqu’ils veulent : elle, ils tiennent à elle et elle ne tient à rien. Et par elle, ils touchent au rien. Ce que je veux dire, en quoi c’est ouvert, ce qui passe et qu’est-ce que cela signifie, c’est qu’elle est quelqu’un qui ne fait plus de musique, c’est-à-dire qui ne se donne plus à elle-même ce que la musique te donne, qui ne se donne plus le plaisir de la musique, qui ne se donne plus la voix. Elle a fait silence, et, parce qu’elle a fait silence, elle est quelqu’un qui arrive à écouter les autres. Il y a en elle l’espace, l’ouverture qui fait qu’elle peut entendre les autres, soit se taire, soit hurler, comme le vice-consul qui hurle. Il y en a qui hurlent, il y en a qui ne disent rien. Elle entend la parole, elle entend le désir des autres, elle entend le malheur des autres. Et c’est ça, finalement, sa force d’amour.

Elle a une écoute (évidemment pas l’écoute de la psychanalyse, pas l’écoute qui fait mur et qui te renvoie et tu t’entends. On ne t’écoute pas, tu t’entends. Je dis peut-être une chose fausse).

Elle est comme la mer dans laquelle elle va ensuite se perdre, c’est l’infini. On lance quelque chose. Elle reçoit. Son corps est comme le seuil de l’infini, on sent que ce quelque chose est reçu parce qu’il traverse une chair qu’on peut toucher, et ensuite ça passe

à l’infini. C’est ça le désespoir : tu passes par l’amour et tu tombes dans la mort. Marguerite Duras est quelqu’un qui a un inconsdent d’une force extrême. C’est une « aveugle ». Ça m’a toujours beaucoup fasdnée, je crois qui je vois. Je crois Marguerite Duras comme elle se présente à moi. Elle ne « voit » rien, et d’ailleurs, quand elle ne voit pas les visages, je crois que c’est vraiment parce qu’elle ne voit pas, et, en même temps, il y a quelqu’un en elle qui voit. Il faut voir comment elle voit. Je n’arrive pas à faire la part du consdent et de l’inconsdent dans Duras. Je ne sais pas où ça se passe. J’admire chez elle justement le fait qu’elle est tellement aveugle finalement que tout est toujours découvert brusquement. Tout d’un coup, elle voit, alors que cela a toujours été là. Et c’est ce « tout d’un coup » qui lui permet d’écrire.

M. Foucault : Quelque chose apparaît dans ses livres, parce qu’elle l’a vu, ou parce qu’elle le touche ? Je crois que c’est indéci-dable. Et là, elle est arrivée à définir une sorte de plan séquent entre le visible et le tactile qui est assez stupéfiant.

H. Cixous : Je crois que cela se passe là où c’est coupé justement. Parce que c’est toujours coupé. Et la coupure du regard, c’est le plan, si tu veux, où le regard, en effet, est interrompu par le toucher.

M. Foucault : Tout à l’heure, tu disais qu’au fond elle était aveugle, je crois que c’est profondément vrai. Elle est aveugle, presque au sens technique du terme, c’est-à-dire que vraiment le toucher s’inscrit dans une espèce de visibilité possible, ou encore ses possibilités de regard sont le toucher. Et un aveugle, je ne veux pas dire qu’il substitue le toucher au regard, il voit avec son toucher, et ce qu’il touche produit du visible. Et je me demande si ce n’est pas ce profond aveuglement-là qui est à l’œuvre dans ce qu’elle fait.

H. Cixous : Et qui est vraiment son incalculable.

M. Foucault : Ça recoupe aussi peut-être ce qu’on peut dire à propos de l’extérieur. C’est vrai que, d’une part, on n’est jamais à l’intérieur ni des personnages ni même de ce qui se passe entre eux, et, pourtant, il y a toujours, par rapport à eux, un autre extérieur. La mendiante, par exemple. Qui sont ces cris, qui sont ces choses qui passent et qui sont fortement indiqués comme étant de l’extérieur et qui ont par là un certain effet sur les personnages ? C’est aussi ce qui se déroule entre eux. De sorte qu’il y a trois extérieurs : celui dans lequel on se trouve, celui qui est défini comme étant le lieu des personnages, et puis ce troisième extérieur, avec leur interférence. Or l’aveugle, c’est celui qui est toujours à l’extérieur de tout. Il n’a pas les yeux fermés ; au contraire, il est celui qui n’a pas d’intérieur.

H. Cixous : Et alors là où ça rentre, et où cela commence quand même – parce que, d’une certaine manière, elle maîtrise de façon étonnante, d’une façon dont on ne peut absolument pas savoir la source. Où est la maîtrise ? –, ça, ça rentre par la voix. C’est que là où on entend, et elle a de l’oreille, si son regard est coupé, elle a de l’oreille, alors c’est là que ça revient, c’est-à-dire que ce qui est dehors rentre, la voix est justement ce qui pénètre.

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