162. Faire les fous
« Faire les fous », Le Monde, n° 9559, 16 octobre 1975, p. 17. (Sur le film de R. Fêter, Histoire de Paul, 1975.)
J’ai vu Histoire de Paul et je me suis frotté les yeux. Je reconnaissais, à leur visage, des acteurs professionnels. Et pourtant, le film que je voyais, ce n’était pas « comme » l’asile, c’était l’asile. Je me suis demandé si les acteurs n’avaient pas passé plusieurs semaines ou mois dans un hôpital psychiatrique, mêlés aux malades, étudiant ce qui se passait, épiant les gestes, écoutant aux portes, notant tous ces dialogues sans écho. René Féret a fait l’inverse. Il a placé des acteurs professionnels dans la carcasse vide d’un asile : il les a répartis entre ces murs, ces portes, ces lits de fer, ces salles communes, ces tables de ping-pong ; il leur a fait reprendre les gestes séculaires de l’hôpital, il a reconstitué avec eux la vieille hiérarchie, visible ou secrète, de la maison des fous. Bref il a déclenché la machinerie asilaire, ne demandant alors à ses acteurs que d’y trouver chacun sa ligne de pente, sa déclivité propre. Expérience étonnante sur la force et les effets plastiques de l’asile : dans la serre où on les avait mis, et sans qu’on leur donne d’autre règle de jeu que la forme du pouvoir psychiatrique, ils sont devenus spontanément faune et flore asilaires. Végétation étrange et familière à la fois : le rieur en rafales, le questionneur angoissé, le marmonneur de prières, le guéri de chaque mois qui tous les mois revient… Chacun sur sa ligne, ils se croisent sans cesse, mais, comme ces rubans d’autoroutes qui forment des fleurs à l’entrée des villes, on ne s’y rencontre jamais. Tels sont ces grands rituels de l’asile, que Féret et ses acteurs ont su retrouver – repas, parties de cartes, ping-pong –, où les répliques, les gestes, la nourriture, les plats, les balles, les dés, les questions, les plaintes, les grimaces se croisent avec la rapidité et la justesse de l’éclair, et où, pourtant, « ça ne marche pas ». L’antithéâtre, en somme. Il fallait le talent de ces hommes (tous, ou presque, venus du théâtre), il fallait aussi l’inévitable force de l’asile, pour qu’ils puissent réellement et volontairement « faire les fous », au plus loin du théâtre.
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Paul entre à l’asile. Ni fou ni raisonnable, ni malade ni en bonne santé, ni contraint ni volontaire, ni anxieux ni agressif. Blanc, vide, « apathique », indifférent et infiniment attentif, comme on peut l’être au seuil d’une initiation : affilié, demain, au grand ordre de la déraison. Le long plan du déshabillage initial est presque insupportable d’indiscrétion. Le fou du Moyen Âge se reconnaissait à ses clochettes et à ses oripeaux, celui du XIXe à ses délires et à ses cris ; on entre de nos jours dans la folie par une silencieuse, docile, exhaustive mise à nu. Paul (joué par Paul Allio), c’est le point de croisement de toutes les stupeurs : la sienne devant ces masques figés de la folie, qui tournent autour de lui, qui lui font signe et dont l’un d’entre eux – lequel ? choix, hasard, fatalité – devra bien devenir un jour le sien ; stupeur des fous qui le regardent, corps sans espèce, malade sans catégorie, compagnon sans nom, sans diagnostic, sans rôle ni emploi, qu’ils auront à capturer au filet de leur propre folie et à offrir aux médecins, digne enfin du baptême pathologique ; stupeur aussi qui lui est injectée dans les veines par le regard des infirmiers, les paroles des médecins qui parlent de lui, au-dessus de lui, sans s’adresser à lui, et par les médicaments qu’on le force à prendre ; stupeur qui est la nôtre à voir sourdre la folie dans l’épais-
seur d’un corps qui ne bouge pas, à travers les traits d’un visage qui reste, systématiquement, « sans expression » : la performance de Paul Allio est étonnante. Il semble finalement se dissoudre et prendre la maîtrise de cette eau qui hante ses rêves, où il a peut-être voulu se noyer autrefois et qui remplit maintenant de sa tranquillité le grand aquarium psychiatrique.
Il y a une douceur de l’asile (au moins depuis les neuroleptiques), sillonnée de violence, emportée parfois par des tourbillons, traversée d’éclairs. Le comble de cette douceur et son symbole, c’est la nourriture. L’asile est peut-être toujours renfermement et exclusion ; mais il est maintenant, de plus, ingestion. Comme si aux vieilles lois traditionnelles de l’hôpital : « Tu ne bougeras pas, tu ne crieras pas », s’était ajoutée celle-ci : « Tu avaleras. » Tu avaleras tes médicaments, tu avaleras tes repas, tu avaleras nos soins, nos promesses et nos menaces, tu avaleras la visite de tes parents, tu avaleras les provisions que ta mère, chaque semaine, enfouit dans son cabas, qu’elle t’apporte avec emphase, offrande rituelle à « son » malade, et que tu dois consommer devant elle, pour son plus grand plaisir, dans la communion de cette maladie qui vous appartient à vous deux, qui est votre relation la plus intense et où elle a mis, la pauvre, tout son amour pour toi. Les gens de l’asile aujourd’hui ne sont plus des affamés derrière des barreaux : ils sont voués à l’ingestion. L’histoire de Paul est une histoire d’absorption, de bouche ouverte et refermée, de repas pris et refusés, de bruit d’assiettes et de verres. Ce n’est pas, René Féret l’a bien vu, que la fonction de la nourriture, dans l’hôpital d’aujourd’hui, soit de permettre la guérison : mais, docilement avalée, elle fait apparaître, entre la folie dont on ne veut plus et la guérison qu’on n’attend guère, le personnage précieux du « bon malade » : celui qui mange bien, c’est, dans le système asilaire, le « permanent » dont tout le monde est satisfait. La pièce essentielle de l’initiation à l’hôpital, c’est l’épreuve alimentaire. Le film culmine dans un extraordinaire « avalage de crêpes », prouesse digestive par laquelle Paul, au terme des rituels, devient, à la satisfaction de tous – parents, infirmiers, autres malades surtout -1’ « un » des malades mentaux. Avalant avalé ; histoire de Paul, histoire de Jonas.
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Il y a eu Family Life, voici Hospital Life. Mais le film de René Féret, dans sa très grande beauté et rigueur, me fait penser surtout à ces fêtes de fous, comme il en existait encore, il y a peu d’années, dans certains hôpitaux d’Allemagne et de Suisse : le jour du carnaval, les fous se déguisaient et faisaient un défilé de masques dans les rues : curiosité gênée, un peu effrayée des spectateurs : le seul jour où on permettait aux fous de sortir, c’était pour rire, pour faire les fous. René Féret, dans ce film-expérience, a retourné la fête : il a mis des non-fous dans la boîte à folie, et il leur a dit : laissez-vous aller, faites les fous aussi loin que vous vous y sentirez poussés par la force des choses et la logique de l’internement. Et il en est sorti, dans sa réalité même, la forme raide, répétitive, rituelle de la folie : la folie, cette chose du monde la plus rigoureusement réglée.
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