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프로젝트 7 : 미셸 푸코의 Dits et Ecrits 번역 작업/Dits et Ecrits 4권

Michel Foucault, dits et ecrits, tome II, 164. Sade, sergent du sexe

by 상겔스 2024. 6. 26.
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164. Sade, sergent du sexe


« Sade, sergent du sexe » (entretien avec G. Dupont), Cinématographe, n° 16, décembre 1975-janvier 1976, pp. 3-5.

— Quand, vous allez au cinéma, êtes-vous frappé par le sadisme de certains films récents, qu’ils se passent dans un hôpital ou, comme dans le dernier Pasolini 304, dans une fausse prison ?

— J’ai été frappé – du moins jusqu’à ces derniers temps – par l’absence de sadisme et l’absence de Sade. Les deux choses n’étant d’ailleurs pas équivalentes. Il peut y avoir du Sade sans sadisme et du sadisme sans Sade. Mais laissons de côté le problème du sadisme qui est plus déclicat, et restons-en à Sade. Je crois qu’il n’y a rien de plus allergique au cinéma que l’œuvre de Sade. Parmi les nombreuses raisons, d’abord celle-ci : la méticulosité, le rituel, la forme de cérémonie rigoureuse que prennent toutes les scènes de Sade excluent tout ce qui pourrait être jeu supplémentaire de la caméra. La moindre addition, la moindre suppression, le plus petit ornement sont insupportables. Pas de fantasme ouvert, mais une réglementation soigneusement programmée. Dès que quelque chose manque ou vient en surimpression, tout est loupé. Pas de place pour une image. Les blancs ne doivent être remplis que par les désirs et les corps.

— Dans la première partie d’E\ Topo, de Jodorowsky, il y a une orgie sanguinaire, un découpage de corps assez significatif Le sadisme au cinéma, n’est-ce pas d’abord la façon de traiter les acteurs et leur corps ? En particulier, les femmes dans le cinéma ne sont-elles pas (mal) traitées comme les appendices d’un corps masculin ?

— La manière qu’on a de traiter le corps dans le cinéma contemporain est une chose très nouvelle. Regardez les baisers, les visages, les lèvres, les joues, les paupières, les dents, dans un film comme La Mort de Maria Malibran, de Werner Schroeter. Appeler cela sadisme me paraît tout à fait faux, sinon par le détour d’une vague psychanalyse où il serait question de l’objet partiel, du corps morcelé, du vagin denté. Il faut revenir à un freudisme d’assez basse qualité pour rabattre sur le sadisme cette manière de faire chanter les corps et leurs prodiges. Faire d’un visage, d’une pommette, de lèvres, d’une expression des yeux, faire ce qu’en fait Schroeter n’a rien à voir avec le sadisme. Il s’agit d’une démultiplication, d’un bourgeonnement du corps, une exaltation en quelque sorte autonome de ses moindres parties, des moindres possibilités d’un fragment du corps. Il y a là anarchisation du corps où les hiérarchies, les localisations et les dénominations, l’organicité, si vous voulez, sont en train de se défaire. Alors que, dans le sadisme, c’est bien l’organe en tant que tel qui est l’objet de l’acharnement. Tu as un œil qui regarde, je te l’arrache. Tu as une langue que j’ai prise entre mes lèvres et mordue, je vais te la couper. Avec ces yeux, tu ne pourras plus voir ; avec cette langue, tu ne pourras plus ni manger ni parler. Le corps chez Sade est encore fortement organique, ancré dans cette hiérarchie, la différence étant bien sûr que la hiérarchie ne s’organise pas, comme dans la vieille fable, à partir de la tête mais à partir du sexe.

Alors que, dans certains films contemporains, la manière qu’on a de faire échapper le corps à lui-même est d’un tout autre type. Il s’agit justement de démanteler cette organicité : ce n’est plus une langue, c’est tout autre chose qu’une langue qui sort d’une bouche, ce n’est pas l’organe de la bouche profané et destiné au plaisir d’un autre. C’est une chose « innommable », « inutilisable », hors de tous les programmes du désir ; c’est le corps rendu entièrement plastique par le plaisir : quelque chose qui s’ouvre, qui se tend, qui palpite, qui bat, qui bée. Dans La Mort de Maria Malibran, la manière dont les deux femmes s’embrassent, qu’est-ce que c’est ? Des dunes, une caravane dans le désert, une fleur vorace qui s’avance, des mandibules d’insecte, une anfractuosité au ras de l’herbe. Antisadisme de tout cela. Pour la science cruelle du désir, rien à faire de ces pseudopodes informes, qui sont les mouvements lents du plaisir-douleur.

— Est-ce que vous avez vu à New York ces films appelés Snuff movies (en argot américain, to snuff ; tuer) où une femme est découpée en morceaux ?

— Non, mais il apparaît, je crois, que la femme est vraiment découpée vivante.

— Cest purement visuel, sans aucune parole. Un médium froid, par rapport au cinéma, médium chaud. Elus de littérature au sujet du corps : c’est seulement un corps en train de mourir.

— Ce n’est plus du cinéma. Ça fait partie des circuits érotiques privés, seulement faits pour allumer le désir. Il ne s’agit plus que d’être, comme disent les Américains, tumed on, avec cette qualité propre d’allumage qu’on ne doit qu’aux images, mais qui n’est pas moindre que celle qu’on doit à la réalité – mais autre.

— La caméra n’est-elle pas la maîtresse qui traite le corps de l’acteur comme une victime ? Je pense aux chutes successives de Marilyn Monroe aux pieds de Tony Curtis dans Some Like It Hot. L’actrice a sûrement dû vivre cela comme une séquence sadique.

— Le rapport entre l’acteur et la caméra dont vous parlez à propos de ce film me paraît encore très traditionnel. On le trouve dans le théâtre : l’acteur reprenant sur lui le sacrifice du héros et l’accomplissant jusque dans son propre corps. Ce qui me paraît nouveau dans le cinéma dont j’ai parlé, c’est cette découverte-exploration du corps qui se fait à partir de la caméra. J’imagine que la prise de vue doit être dans ces films d’une grande intensité. Il s’agit d’une rencontre à la fois calculée et aléatoire entre les corps et la caméra, découvrant quelque chose, faisant lever un angle, un volume, une courbe, suivant une trace, une ligne, éventuellement une ride. Et puis, brusquement, le corps se dés-organise, devient un paysage, une caravane, une tempête, une montagne de sable, etc. C’est le contraire du sadisme, qui découpait l’unité. Ce que fait la caméra chez Schroeter, c’est de ne pas détailler le corps pour le désir, c’est de faire lever le corps comme une pâte et d’en faire naître des images qui sont images de plaisir et images pour le plaisir. Au point de rencontre toujours imprévu de la caméra (et de son plaisir) avec le corps (et les pulsations de son plaisir à lui) naissent ces images, plaisirs à multiples entrées.

Le sadisme était anatomiquement sage, et, s’il faisait rage, c’était à l’intérieur d’un manuel d’anatomie très raisonnable. Pas de folie organique chez Sade. Vouloir retranscrire Sade, cet anatomiste méticuleux, en images précises, ça ne marche pas. Ou Sade disparaît, ou on fait un cinéma de papa.

— Un cinéma de papa au sens propre puisqu’on tend récemment à associer, au nom d’une relance rétro, fascisme et sadisme. Ainsi Liliana Cavani, dans Portier de nuit, et Pasolini, dans Salo. Or cette représentation n’est pas l’histoire. On affuble les corps de vieux costumes représentant l’époque. On voudrait nous faire croire que les suppôts de Himmler correspondent au Duc, à l’Évêque, à l’Excellence du texte de Sade.

— C’est une erreur historique totale. Le nazisme n’a pas été inventé par les grands fous érotiques du XXe siècle, mais par les petits-bourgeois les plus sinistres, ennuyeux, dégoûtants qu’on puisse imaginer. Himmler était vaguement agronome, et il avait épousé une infirmière. Il faut comprendre que les camps de concentration sont nés de l’imagination conjointe d’une infirmière d’hôpital et d’un éleveur de poulets. Hôpital plus basse-cour : voilà le fantasme qu’il y avait derrière les camps de concentration. On y a tué des millions de gens, donc je ne dis pas ça pour diminuer le blâme qu’il faut faire porter sur l’entreprise, mais justement pour la désenchanter de toutes les valeurs érotiques qu’on a voulu lui surimposer.

Les nazis étaient des femmes de ménage au mauvais sens du terme. Ils œuvraient avec des torchons et des balais, voulant purger la société de tout ce qu’ils considéraient être des sanies, des poussières, des ordures : vérolés, homosexuels, juifs, sangs impurs, noirs, fous. C’est l’infect rêve petit-bourgeois de la propreté raciale qui sous-tendait le rêve nazi. Eros absent.

Cela dit, il n’est pas impossible que, d’une manière locale, il y ait eu, à l’intérieur de cette structure, des rapports érotiques qu’ont noués, dans l’affrontement, les corps à corps entre le bourreau et le supplicié. Mais c’était accidentel.

Le problème qui se pose est de savoir pourquoi aujourd’hui nous nous imaginons avoir accès à certains fantasmes érotiques à travers le nazisme. Pourquoi ces bottes, ces casquettes, ces aigles, dont on s’engoue souvent, et surtout aux États-Unis ? N’est-ce pas l’incapacité où nous sommes de vivre réellement ce grand enchantement du corps désorganisé, qui nous fait nous rabattre sur un sadisme méticuleux, disciplinaire, anatomique. Le seul vocabulaire que nous possédons pour retranscrire ce grand plaisir du corps en explosion serait-il cette fable triste d’une récente apocalypse politique ? Ne pouvoir penser l’intensité du présent que comme la fin du monde dans un camp de concentration ? Voyez comme notre trésor d’images est pauvre ! Et comme il est urgent d’en fabriquer un nouveau au lieu de pleurer avec les geignards de 1’ « aliénation » et de vilipender le « spectacle ».

— Sade est un peu vu par les metteurs en scène comme la soubrette, le portier de nuit, le laveur de carreaux. Il est question à la fin du film de Pasolini de voir les supplices à travers une vitre. Le laveur de carreaux voit à travers la vitre ce qui se passe dans une cour lointaine, moyenâgeuse.

— Vous savez, je ne suis pas pour la sacralisation absolue de Sade. Après tout, je serais assez prêt à admettre que Sade ait formulé l’érotisme propre à une société disciplinaire : une société réglementaire, anatomique, hiérarchisée, avec son temps soigneusement distribué, ses espaces quadrillés, ses obéissances et ses surveillances.

Il s’agit de sortir de cela, et de l’érotisme de Sade. Il faut inventer avec le corps, avec ses éléments, ses surfaces, ses volumes, ses épaisseurs, un érotisme non disciplinaire : celui du corps à l’état volatil et diffus, avec ses rencontres de hasard et ses plaisirs sans calcul. Et, ce qui m’ennuie, c’est qu’on utilise dans les films récents un certain nombre d’éléments qui ressuscitent à travers le thème du nazisme un érotisme de type disciplinaire. Peut-être a-t-il été celui de Sade. Tant pis alors pour la sacralisation littéraire de Sade, tant pis pour Sade : il nous ennuie, c’est un disciplinaire, un sergent du sexe, un agent-comptable des culs et de leurs équivalents.

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